Chapitre 52 : Aucune limite

 

 

 

L’esprit de Gu Yun tournait à plein régime. Tout arrivait beaucoup plus vite – et plus chaotiquement – qu’il ne l’avait imaginé.

Les Régions Occidentales étaient un petit étang rempli de gros poissons. De minuscules nations parsemaient les lieux telles des crottes de mouton – un petit tas par-ci, un petit tas par-là – et de nouvelles tensions émergeaient entre elles un jour sur deux. Tout le monde voulait annexer tout le monde. Mais, ces dernières années, comme le Bataillon de Fer Noir avait monté la garde à l’entrée de la Route de la Soie, personne n’avait semé le trouble pendant une longue période. Même s’ils vendaient tout ce qu’ils possédaient, il était impossible qu’un minable petit pays tel que Qiuci puisse s’offrir une centaine de tigres des sables. L’individu responsable de cet improbable retournement de situation était un ennemi bien plus cruel et redoutable – cela allait de soi. La question n’était pas de savoir si une puissance se cachait derrière le royaume de Qiuci, mais plutôt de savoir quel était l’objectif de cette puissance ?

Gu Yun doutait que son plan puisse être exposé aux pieds d’une certaine personne de la cour impériale. Li Feng était bien trop psychorigide. Il préférait user de méthodes ayant fait leurs preuves et qui lui permettaient de mener la danse – il était impossible qu’il autorise une opération aussi imprudente dans un délai aussi court, encore moins sans tous les arrangements nécessaires en place. Il était probable que Li Feng ait également été pris au dépourvu par tout ça. D’un côté, l’empereur n’avait aucune idée de ce qu’il se passait au nord-ouest ; d’un autre côté, il craignait que le Bataillon de Fer Noir n’agisse sans son aval et ne sème la pagaille à la cour. Ainsi, afin de le refréner, il avait profité de la confiscation du sceau de commandement de Gu Yun et refusé d’émettre un Décret d’Ordre de Déploiement.

- Quelle est la puissance des garnisons de chaque pays ? demanda Gu Yun.

- Le corps diplomatique des Occidentaux possède deux à trois mille hommes dans ses camps. Les forces de Shindu sont un peu plus petites, avec seulement mille soldats pour assurer sa défense. Le reste provient des différentes nations des Régions Occidentales.

- C’est impossible.

Gu Yun se mordit la langue, ravalant les mots « retournez vérifier » dans sa gorge. Il se souvint qu’il n’était pas déployé, à ce jour – il était coincé dans cette capitale de la taille d’une bouche d’égout, trop éloigné pour pouvoir apporter son aide.

- Si l’ennemi a réellement déployé plus d’une centaine de tigres des sables, il est déterminé à gagner cette guerre. Il doit avoir des dizaines de milliers de troupes d’élite à disposition pour un second assaut – autrement, ce premier coup n’aurait été qu’un gaspillage d’or violet. Même s’il semble manquer d’hommes, ça ne signifie pas qu’il n’a pas dissimulé d’autres forces, dit Gu Yun en fermant brièvement les yeux, ses doigts tapotant légèrement la table. Une seule escouade d’infanterie en armure légère suffirait à maîtriser la cavalerie inutile de Loulan. Il est impossible qu’ils rassemblent une armée de dix mille hommes et conduisent un si grand nombre de tigres des sables le long de notre frontière dans le simple but de mettre un terme à une querelle insignifiante entre les nations des Régions Occidentales.

Stupéfait, le Faucon Noir bafouilla :

- Dans… dans ce cas, ce subordonné va y retourner sur le champ…

- Inutile, l’interrompit Gu Yun. De plus, vous n’arriveriez jamais à temps.

Le Faucon Noir avait volé de la Route de la Soie à la capitale à toute vitesse mais, malgré son incroyable célérité, le voyage lui avait tout de même pris deux jours. Le vol était prohibé dans l’espace aérien surplombant la capitale, aussi avait-il d’abord dû atterrir dans le Camp Nord et, bien qu’il soit entré dans la capitale la même nuit, lorsqu’il avait retrouvé Gu Yun, le troisième jour avait déjà commencé. S’il devait retourner sur la ligne de front avec les instructions de Gu Yun, même s’il dépensait toute son énergie vitale pour effectuer l’aller-retour, les ordres arriveraient tout de même avec un délai de cinq à six jours. Le champ de bataille pouvait évoluer en un clin d’œil. Cinq ou six jours suffisaient à faire tomber une nation. Gu Yun serra les dents. Il fallait que ce soit aujourd’hui qu’il soit détenu dans la capitale !

- Allez d’abord vous reposer, dit Gu Yun à voix basse. Laissez-moi réfléchir.

Le Faucon Noir n’osa pas dire un mot de plus et s’en alla après avoir été congédié.

Gu Yun se réchauffa un pichet de vin, puis tourna en rond dans la pièce. Au bout de quelques pas, il s’était calmé et avait remis de l’ordre dans les principaux tenants et aboutissants de la situation. Le pire est peut-être encore à venir, songea-t-il.

Il était en détention et Shen Yi était parti, aussi les troupes du Bataillon de Fer Noir stationnées au nord-ouest étaient-elles actuellement menées par le Commandant des Faucons Noirs, He Ronghui. Gu Yun connaissait le tempérament de son subordonné. He Ronghui était un emmerdeur notoire – il écoutait Gu Yun mais, pour ce qui était des autres, même Shen Yi était probablement incapable de l’apprivoiser. Il était impossible qu’il prenne le Protectorat du Nord-ouest au sérieux. Si le Protecteur Général Meng Pengfei essayait de jouer les gros bras avec un Décret d’Ordre de Déploiement, He Ronghui serait le premier à se révolter. Et, le cas échéant, il y aurait de fortes chances que… le Protecteur Général Meng soit le premier problème dont il doive se charger. Et ensuite ?

Un coup fut frappé à la porte. Gu Yun l’ouvrit et fut accueilli par le vue de Chang Geng, qui patientait dehors. Gu Yun agrippa le chambranle. Un seul regard à Chang Geng et son cœur, qui venait seulement de s’apaiser, recommença à faire des siennes. Il sentit une douleur naître dans son estomac tandis qu’il demandait :

- Pourquoi êtes-vous revenu ?

- J’ai pensé que Shifu pourrait avoir besoin de moi.

Gu Yun ne savait pas quoi dire. Chang Geng resta planté devant la porte, l’image-même de la docilité et de la bienséance.

- Puis-je entrer ?

Après avoir formulé sa requête, il se tourna légèrement sur le côté et attendit attentivement ses ordres, comme si Gu Yun n’avait qu’à dire « du balai » pour qu’il disparaisse dans un nuage de poussière. Je devais probablement une fortune à ce bâtard, dans une vie antérieure, songea Gu Yun. Se résignant à son sort, il fit un pas de côté pour laisser entrer ledit bâtard dans la pièce.

Gu Yun avait été perdu dans ses pensées, et cette erreur d’inattention avait permis au vin posé sur le réchaud de bouillir. L’odeur d’alcool flottait dans la pièce. Cherchant quelque chose à dire, Gu Yun saisit le pichet de vin.

- Un verre ?

Chang Geng sortit une flasque d’eau plate pour toute réponse. Il s’assit près du plateau de go installé dans la pièce, se tenant parfaitement droit. S’il s’était rasé la tête, la ressemblance avec un moine céleste aurait été parfaite.

- Un Faucon Noir n’a pas pu accourir du Camp Nord en pleine nuit sans une bonne raison. Quelque chose s’est-il passé à la frontière ?

Gu Yun n’avait pas particulièrement envie de lui parler de cette affaire.

- Juste quelques soucis, répondit-il vaguement. Rien de sérieux.

Au sein de l’armée, Gu Yun était une figure d’autorité extrêmement respectée. Personne ne remettait jamais ses ordres en question, et cela lui permettait naturellement de prendre le contrôle de toute situation et d’opérer avec une grande efficacité. Pourtant, il était possible d’abuser des bonnes choses. Gu Yun ne pouvait s’empêcher de vouloir préserver son image respectable ; même lorsqu’il rencontrait une chose qui dépassait sa compréhension, il ne lui venait jamais à l’esprit de demander de l’aide. Avec le temps, il était devenu très facile pour lui de s’enfermer dans de vieux schémas de pensée.

Chang Geng lui jeta un coup d’œil, puis baissa promptement le regard. Il inclina la tête, comme s’il craignait d’être envoûté en l’observant trop longuement. Chang Geng cueillit une pierre de go dans son bol et la tritura entre ses doigts. La pierre était si noire qu’elle paraissait presque verte, et elle scintillait avec une légère fluorescence à la lueur de la lampe à gaz. Voyant que Gu Yun était réticent à parler, Chang Geng poursuivit :

- Tous les commandants du Bataillon de Fer Noir sont capables de prendre les rênes indépendamment. Ils ne vous dérangeraient pas pour des conflits frontaliers mineurs alors que vous êtes si loin. Selon moi, un nombre inhabituel de troupes étrangères – dix mille hommes ou plus – se sont rassemblées. Il s’agit nécessairement d’une situation de cette ampleur, pour que ce frère Faucon Noir se soit précipité ainsi vers la capitale.

Gu Yun fit tourner le verre de vin chaud dans ses mains et plissa les yeux. L’odeur d’alcool imprégnait la pièce.

- Le vieux Général Zhong vous a bien instruit.

- Et il y a encore bien des choses que le vieux Général Zhong ne m’a pas apprises. Yifu, à quoi pensez-vous ?

- Les soldats du Bataillon de Fer Noir ont toujours fait de la protection de la patrie leur priorité, murmura Gu Yun. Dans une situation soudaine et inattendue avec de nombreuses incertitudes, le Vieux He considérera la frontière comme une ligne de front. Il fermera la Route de la Soie et coupera toutes les routes qui entrent dans le pays, et exécutera sans exception toute personne traversant illégalement la frontière. Même si un allié demande de l’aide, en l’absence du commandant en chef, le Bataillon de Fer Noir n’ira pas plus loin que lui offrir l’asile. Ils n’abandonneront jamais leur poste en déployant des troupes. Le Bataillon de Fer Noir est fort de cinquante mille hommes – à moins qu’une armée céleste ne descende du ciel, qu’importe qui vient frapper à sa porte – au nord-ouest, personne ne franchira nos défenses frontalières avec aisance. Alors je ne suis pas inquiet pour ça, pour l’instant. Mais je me demande quelle sera la prochaine action de notre adversaire.

Sa voix était douce et grave, encore plus riche que les fragrances du vin. En l’entendant, la base des oreilles de Chang Geng fut parcourue de picotements, et il baissa un peu plus la tête, faisant de son mieux pour garder son sang-froid et se débarrasser de ses pensées distrayantes.

- Si j’étais à sa place, dit-il, je n’essayerais pas d’attaquer l’empire du Grand Liang aujourd’hui.

Les yeux de Gu Yun s’égarèrent sur la pierre de go noire, qui ressortait contre les doigts pâles de Chang Geng.

- Pourquoi ?

Chang Geng plaça la pierre sur le plateau avec un claquement sec.

- Car la situation n’a pas encore atteint son point de bascule, dit-il. Le conflit entre Yifu et Sa Majesté n’est pas encore aussi irréconciliable que l’eau et le feu. Il vous détient temporairement dans la capitale, mais le Bataillon de Fer Noir n’a pas été dissolu. Il demeure un mur de fer. Si les puissances étrangères nous envahissaient maintenant, Sa Majesté n’hésiterait pas à se fier à votre expertise. Les querelles croissantes entre pouvoirs politique et militaire seraient résolues en une nuit, et des plans soigneusement conçus pendant des années seraient contrecarrés en une journée.

Depuis cet épisode dans la voiture, Chang Geng était devenu rusé et incisif devant Gu Yun. Qu’il parle de problèmes familiaux ou d’affaires nationales, il faisait mouche à chacune de ses phrases. Gu Yun tressaillit, frappé par les mots « querelles croissantes entre pouvoirs politique et militaire ». Ses doigts, rougis par la chaleur de son verre de vin, se figèrent.

C’était la blessure secrète dissimulée derrière la façade de paix et de prospérité de l’empire du Grand Liang. L’Empereur Wu n’avait pas d’héritier, aussi le prince héritier avait-il été adopté à partir d’une branche collatérale. Qu’importe ce que les légendes disaient de sa sagesse sans égale et de ses redoutables compétences, l’Empereur Wu n’était rien de plus qu’un homme. Allongé sur son lit de mort, un soupçon d’égoïsme avait traversé le cœur de ce vénérable aîné : il avait transmis son pouvoir militaire, capable de mettre le Fils du Ciel et ses vassaux à genoux, à sa fille bien-aimée. Dès lors, les pouvoirs militaire et politique du Grand Liang avaient été artificiellement divisés. Cela avait probablement été la plus grande erreur que l’Empereur Wu avait faite au cours de sa vie. Sous réserve que le commandant des forces armées de l’empire du Grand Liang soit heureux de son sort, et que l’empereur soit excessivement ouvert d’esprit, peut-être le souverain et son sujet pourraient-ils coexister paisiblement pendant une génération. Mais après deux générations ? Trois ? Gu Yun était douloureusement conscient qu’un jour viendrait où le conflit entre l’Amulette du Tigre de Fer Noir et le sceau de jade du Fils du Ciel deviendrait effectivement irréconciliable. A ce stade, il n’y aurait que deux issues possibles : soit le traître de la nation usurperait le trône, soit le souverain se débarrasserait de son général comme on délaisse son arc une fois les oiseaux tués.

- C’est au contraire une bonne opportunité pour notre ennemi d’essayer de faire d’une pierre deux coups.

Chang Geng posa d’autres pierres sur le plateau de go.

- Si les étrangers ont appris que le Bataillon de Fer Noir devient une balle de foin trimballée de-ci et de-là par le Décret d’Ordre de Déploiement chaque fois que Yifu n’est pas là, alors la grande armée qui observe nos frontières avec tant de convoitise a été levée spécifiquement pour nous. A part les Régions Occidentales, les barbares à la frontière nord qui ont représenté une menace constante et les pirates wako qui sont restés dormants pendant des années en Mer de l’Est pourraient également attendre pour nous attaquer. Néanmoins, les chances qu’une telle attaque se produise sont minces. En ce moment, le scénario le plus probable est que les défenses sur le front nord-ouest demeureront imprenables, et que le Général He capturera le détenteur du Décret d’Ordre de Déploiement, le Protecteur Général du Nord-ouest, et le jettera dans la prison militaire la plus proche…

Les yeux de Gu Yun s’écarquillèrent avec surprise. Chang Geng croisa son regard avec un petit sourire.

- Ne soyez pas si choqué, Yifu. S’agissant d’affaires qui vous concernent, personne n’en sait autant dans tout l’empire du Grand Liang.

Gu Yun ne savait pas comment répondre. Ce jeune homme problématique était vraiment difficile à appréhender. Chang Geng ne cédait pas sous la force ou la persuasion ; Gu Yun ne pouvait ni le frapper, ni lui crier dessus, tout comme il ne pouvait pas le cajoler ou le conseiller. Mais, après s’être étouffé avec ses mots pendant plusieurs secondes, Gu Yun fut traversé par une idée brillante. Il se tourna vers Chang Geng avec une mine sérieuse, puis lui servit sa technique ultime : l’indécence désinvolte.

- Seriez-vous en train de flirter avec votre yifu ?

Sans surprise, sa réponse prit entièrement Chang Geng au dépourvu. Les longues manches blanches du garçon se répandirent sur son verre, renversant l’eau claire sur la table. L’invincible Maréchal Gu ne trahit pas même une once de satisfaction en revendiquant cette petite victoire. Il agita une main gracieuse.

- Poursuivez.

Chang Geng retrouva rapidement son calme. Il avait été surpris par Gu Yun, mais il se sentait également soulagé. Même si le ciel devait lui tomber sur la tête, cette personne rejaillirait immédiatement des décombres.

- A leur place, continua Chang Geng, je ferais pression sur l’entrée de la Route de la Soie avec d’importantes forces et placerais des armures lourdes et des chars d’assaut à l’avant et au centre. Pour donner l’impression au Bataillon de Fer Noir qu’une invasion pourrait survenir à tout moment. En l’absence de Yifu, le Général He barricadera les portes, tout au plus. Il n’enverra pas imprudemment des troupes affronter l’ennemi sans vos ordres. A la place, il enverra un messager vous rapporter la situation tout en faisant appel à des renforts voisins – peut-être le Corps de Défense de la Frontière Nord, ou le gros des troupes stationné dans la Garnison des Plaines Centrales.

Les sourcils de Gu Yun tressaillirent.

- Pour que le Bataillon de Fer Noir demande des renforts, il faut que la frontière soit en état d’urgence. Personne ne ferait abstraction de son appel. Bien que le Décret d’Ordre de Déploiement ait été appliqué avec succès à la frontière sud, sa mise en œuvre ne date que de quelques mois. Son pouvoir de commandement n’a pas encore été reconnu par les chefs militaires des autres nations. Les généraux qui défendent les frontières vont très certainement défier le Ministère de la Guerre et déployer des renforts de leur propre gré.

Chang Geng baissa les yeux vers le plateau de go moucheté de pierres blanches et noires, le regard sombre.

- Mais, si ma mémoire ne me fait pas défaut… lorsque le prince barbare du nord a infiltré Yanhui, Yifu a personnellement purgé le Corps de Défense de la Frontière Nord. Même si vous dites que vous n’en avez pas profité pour y implanter vos hommes, ceux qui jugent les autres selon leurs propres standards pourraient voir les choses différemment. Par ailleurs, le vieux Général Cai Bin, le commandant en chef des forces stationnées dans les Plaines Centrales, se trouve avoir été un subordonné direct de l’ancien marquis. Maintenant, passons en revue les commandants des cinq grands districts militaires du Grand Liang : le sud-est va sans dire – le Général Shen est votre fidèle subordonné. Les Régions Occidentales sont le terrain de jeu du Bataillon de Fer Noir – les soldats qui s’y trouvent ne tiennent pas compte de la loi et de l’ordre, et osent détenir ouvertement le Protecteur Général du Nord-ouest. Les Garnisons de la Frontière Nord et des Plaines Centrales boudent le Décret d’Ordre de Déploiement du Ministère de la Guerre et déploient des troupes sans autorisation à la seconde où le Bataillon de Fer Noir les siffle.

Chang Geng attrapa une poignée de pierres de go et les jeta sur le plateau en faisant virevolter sa manche. Elles atterrirent au petit bonheur la chance avec une cascade de claquements secs, comme des perles frappant le jade.

Il était inutile d’en dire plus. Dans ce scénario, l’Empereur Li Feng présumerait certainement que la concession qu’avait faite Gu Yun concernant le Décret d’Ordre de Déploiement n’était rien de plus qu’un faux-semblant. Il verrait Gu Yun à travers le prisme de ses propres soupçons et craindrait que la moitié du pays ne repose entre les mains du Marquis d’Anding. L’empereur aurait du mal à respirer.

Les yeux de Chang Geng étaient sombres et indéchiffrables.

- Yifu, m’écouterez-vous ?

- Parlez, dit doucement Gu Yun.

- Premièrement, envoyez ce Faucon Noir auprès du Général Cai ce soir avec un message. Il ne doit pas transférer des troupes sans autorisation, quelles que soient les circonstances. Même si le Général Cai a déjà décidé d’envoyer des renforts, il devra organiser ses forces et préparer ses provisions avant de pouvoir partir. Nous pouvons probablement encore le rattraper.

- Pourquoi ne pas faire passer le mot au Corps de Défense de la Frontière Nord ?

Chang Geng demeura imperturbable.

- Car Yifu n’a qu’un Faucon Noir, aussi ne pouvons-nous lancer qu’un seul pari. Si j’ai moi-même reconnu la possibilité que les barbares du nord puissent profiter de cette crise pour pêcher en eaux troubles, il est impossible que le Général He ne voie pas le danger, lui aussi. Il ignorera probablement ses alliés les plus proches pour demander l’aide de la lointaine Garnison des Plaines Centrales.

« Deuxièmement, une fois le Faucon Noir retourné au Camp Nord, il doit ordonner au Général He de garder son calme. Il n’a pas besoin de tenir compte du Décret d’Ordre de Déploiement s’il lui ordonne de déployer ses troupes en dépit du bon sens, mais il ne doit pas offenser le Protectorat du Nord-ouest trop sévèrement.

Gu Yun acquiesça.

- Et troisièmement ?

- Troisièmement, commença lentement Chang Geng. Avant que les nouvelles de la Route de la Soie n’atteignent la capitale, je demanderai à Yifu de soumettre un rapport à Sa Majesté. Trouvez une raison de remettre votre sceau de commandement de manière permanente et déclarez que vous ne prendrez plus jamais part aux affaires militaires. Vous devez ouvertement laisser les rênes à Sa Majesté. Dites-lui que la sécurité du nord-ouest est d’une importance capitale et que, avant de partir, vous avez soumis vos subordonnés à des ordres stricts : quoi qu’il arrive, les commandants des trois divisions ont interdiction de lever le petit doigt sans le sceau de commandement. Dites que le nord-ouest ne peut pas passer un jour de plus sans chef – qu’il est impératif que Sa Majesté désigne quelqu’un pour reprendre votre poste sur le champ.

En se retirant maintenant, non seulement Gu Yun éviterait-il un coup fatal, mais il sauverait peut-être aussi ce rebelle de He Ronghui.

Gu Yun demeura silencieux un long moment, son esprit divaguant. Il se souvint subitement de cette violente tempête de neige au-delà du col, et de l’enfant qu’il avait arraché aux mâchoires des loups toutes ces années auparavant. Shen Yi avait un jour éconduit Chang Geng en lui disant que, ce jour-là, ils l’avaient trouvé par coïncidence. Mais ce n’était pas vrai.

A l’époque, Gu Yun avait ses propres informateurs à la frontière nord. Après avoir accepté le décret impérial de l’empereur Yuanhe, la première personne que Gu Yun avait trouvée était Xiu-niang. Il n’avait pas tardé à découvrir qu’elle était en contact avec les barbares du nord et avait choisi d’observer l’ennemi sans révéler sa présence. Gu Yun était lui-même encore jeune, à l’époque – rien de plus qu’un arriviste indigne de confiance. Ses yeux étaient rivés sur la menace barbare ; il avait totalement oublié que l’ancien empereur l’avait chargé de ramener le petit prince dans la capitale en vitesse. Ce jour-là, tandis que l’attention de Gu Yun était tournée ailleurs, Chang Geng était parvenu à filer au-delà du col, seul. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il avait paniqué et traqué le garçon, Shen Yi sur les talons.

Même aujourd’hui, Gu Yun avait simplement besoin de fermer les yeux pour voir Chang Geng tel qu’il était à l’époque : roulé en une petite boule émaciée, le corps couvert de blessures. Bien que battu par le vent et la neige et attaqué par les méchants crocs des loups, le garçon avait miraculeusement survécu tandis qu’ils accouraient sur les lieux. Lorsque Gu Yun l’avait enveloppé dans son grand pardessus, il était si léger que Gu Yun aurait pu le soulever d’une main. Il avait eu le sentiment d’être en train de bercer un oisillon aux portes de la mort ; comme si, en la serrant trop fort, il risquait d’étouffer l’impuissante créature. L’eau avait coulé sous les ponts – d’une certaine façon, en un clin d’œil, ce garçon avait énormément grandi.

Remarquant son long silence, Chang Geng ne put s’empêcher de demander :

- Yifu ?

Gu Yun se tourna légèrement. L’espace d’un moment, sous la lueur de la lampe, son expression était presque attendrie. Le cœur de Chang Geng trébucha dans sa poitrine et battit violemment.

C’était peut-être parce que, au moment précis où Gu Yun aurait dû être choqué et en colère, Chang Geng avait recraché cette gorgée de sang. Ou peut-être à cause de tout le surmenage des jours qui avaient suivi. Il était évident que Gu Yun trouvait la situation absurde et était inexorablement contrarié. Et, pourtant… il n’était pas aussi furieux que Chang Geng l’avait imaginé.

Gu Yun brisa enfin le silence :

- Je comprends. Vous devriez vous reposer.

Chang Geng réalisa qu’il avait été congédié et, avec tact, se leva pour partir.

- … Attendez, l’appela Gu Yun.

Il sembla hésiter, puis continua :

- La dernière fois, vous m’avez dit que je pouvais vous demander n’importe quoi.

Chang Geng s’immobilisa, la main tendue pour ouvrir la porte. Ses doigts se recroquevillèrent légèrement dans le vide.

- Je ne veux pas que vous partiez ; je ne veux pas que vous vous forciez à faire quoi que ce soit. Je veux seulement que vous vous sentiez bien.

Chang Geng demeura figé sur place pendant un long moment, le visage inexpressif. Puis, il se retourna et s’en alla sans dire un mot. Gu Yun ramassa calmement le pichet de vin à demi plein. Il vérifia sa température, puis avala une lampée directement au goulot. Sale morveux, songea-t-il. Comme si j’étais incapable de vous manipuler.

 

 

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