Chapitre 51 : Romance
A la seconde où Gu Yun prononça ces mots, il sentit le pouls de Chang Geng accélérer. A ce rythme, on ne pouvait plus vraiment le considérer comme un pouls. La peau que Gu Yun tenait pressée contre sa paume était brûlante, comme si un volcan invisible se cachait à la face interne du poignet de Chang Geng, et que la plus infime perturbation était susceptible de causer une éruption si violente qu’elle réduirait tous les méridiens de son corps en cendres. Gu Yun ne s’y était pas attendu – bien qu’il ait parlé avec le plus de tact possible, Chang Geng avait tout de même eu une réaction explosive. Craignant d’avoir franchi une limite, il caressa doucement le torse de Chang Geng.
- Concentrez-vous. Reprenez le contrôle de vous-même !
Chang Geng écarta brusquement la main de Gu Yun, la serrant si fort que ses articulations craquèrent. L’œil de Gu Yun fut saisi d’un léger spasme. Le teint de Chang Geng était aussi pâle qu’un billet funéraire[1], ses yeux injectés de sang. D’innombrables visions passèrent devant ses yeux, et la clameur d’une armée de mille hommes semblait résonner à ses oreilles telle une grande cloche de fer. L’ombre vacillante de plusieurs démons le tourmentait ; le Wu’ergu aspira le sang de son cœur via ses racines griffues et enfla jusqu’à devenir un monstre rugissant ; son branchage fourni était couvert d’épines et une douleur atroce l’asphyxiait…
Et, au-delà du Wu’ergu, se tenait Gu Yun.
Les deux hommes auraient tout aussi bien pu être séparés par des montagnes périlleuses truffées de rapides.
Gu Yun était mort de peur. Ses lèvres bougeaient imperceptiblement, mais il ne savait pas quoi dire. Chang Geng saisit la main de Gu Yun, fermement serrée entre les siennes, et la porta à sa poitrine. Avec un sanglot étranglé, il ferma les yeux et pressa ses lèvres tremblantes sur le dos de la main de Gu Yun, gercée par le froid, y laissant comme une marque au fer rouge. Malgré tous ses doutes, Gu Yun n’avait pas anticipé ça. Tandis que le souffle brûlant de Chang Geng remontait le long de sa manche, Gu Yun commença à se hérisser avec indignation et nervosité. Il manqua de s’exclamer : Avez-vous perdu l’esprit ?
Sans prévenir, Chang Geng le repoussa brutalement. Reculant autant que possible dans la petite voiture, il se roula en boule, baissa la tête et cracha une gorgée de sang violacé.
Gu Yun se tut, pétrifié. Tout s’était déroulé en l’espace d’un instant. Avant que le sang de Gu Yun n’ait eu le temps d’entrer en ébullition, il fut assailli par l’inquiétude. Abasourdi, il demeura figé sur place, ravalant ses mots avec tant de force qu’il en eut mal à la gorge. Dans les yeux de Chang Geng, l’angoisse fut remplacée par une sinistre désolation. Mais, après avoir recraché cette gorgée de sang coagulé, son cœur sembla s’apaiser, et son esprit rassembla lentement sa conscience éparpillée. Lorsque Gu Yun tendit la main pour l’aider à se redresser, il tourna la tête et se recroquevilla.
- J’ai offensé Yifu, marmonna-t-il. Que vous souhaitiez me battre ou me sermonner… tousse, faites ce qui vous semble juste.
Gu Yun prit une profonde inspiration. De nombreuses émotions s’entremêlèrent dans sa poitrine, s’organisant en un discours interminable qui aurait eu sa place dans un recueil des meilleures citations du Général Shen Jiping. Pourtant, il n’osa pas en prononcer un traître mot. Il se sentait oppressé, et songea : Je ne l’ai pas encore réprimandé qu’il crache déjà du sang. Comment puis-je dire quoi que ce soit, à présent ?
Se penchant en avant, il ramassa Chang Geng et l’installa sur la grande banquette de la voiture. Il repoussa le tourbillon de pensées confuses qui obscurcissait son esprit et dit d’un ton sec :
- La ferme. Régulez votre respiration et traitez d’abord vos blessures internes.
Chang Geng ferma docilement les yeux et demeura silencieux. Gu Yun le surveilla un instant, puis se tourna pour fouiller la voiture. Son saccage ne lui permis pas de trouver une seule goutte de vin, aussi n’eut-il d’autre choix que de s’emparer du tonique réchauffant posé sur le petit réchaud et l’avaler d’une traite, le piquant du gingembre frais contenu dans la décoction lui provoquant une migraine. Il avait pensé que Chang Geng était juste un peu confus – qu’il avait peut-être été affecté par les choses indignes que Gu Yun avait faites sous l’emprise de l’alcool, développant certains sentiments inappropriés. Il avait pensé que, étant donnée l’intelligence exceptionnelle du garçon, un bon coup de coude suffirait à lui faire recouvrer la raison. Il ne s’était pas attendu à ce que, avant même qu’il n’ait commencé à le bousculer, Chang Geng déballe tout dès la première pique expérimentale ! Comment cela avait-il pu arriver ?
Gu Yun jeta un coup d’œil morose à Chang Geng, qui était en train de moduler sa respiration, les yeux clos. Il s’assit dans un coin et, les idées aussi claires qu’un torrent de boue, commença à s’agiter avec la plus grande dévotion. Les anciens avaient dit : « Cultivez votre être et votre maison sera dirigée, dirigez votre maison et votre nation sera gouverné[2]. » Gu Yun se demanda si c’était parce qu’il avait échoué à cultiver correctement que sa maison et la nation étaient toutes deux dans la tourmente. Il se sentait meurtri et abattu, totalement bouleversé.
La Résidence du Marquis n’était qu’à quelques pas du palais impérial. Même si la voiture avait été tirée par des tortues, le trajet aurait été rapide. A la seconde où Gu Yun descendit de la voiture, il fut accueilli par un oiseau de bois. Il se posa sagement sur son épaule et leva la tête pour l’observer avec une vitalité très réaliste. Sans prévenir, une main jaillit derrière Gu Yun – Chang Geng était sorti de la voiture sans un bruit – et s’empara de l’oiseau. Son teint n’était pas moins épouvantable qu’auparavant, mais il semblait avoir retrouvé une partie de sa sérénité habituelle. Chang Geng tint l’oiseau de bois, mais ne l’ouvrit pas immédiatement pour vérifier l’expéditeur. Tandis que le vieux concierge s’occupait des chevaux et de la voiture, Chang Geng se posta à côté de Gu Yun.
- Si Yifu est mal à l’aise, je déménagerai, dit-il doucement. Ma présence n’offensera plus jamais vos yeux, et je ne franchirai plus aucune limite.
Maintenant que la lueur sanguine avait quitté ses yeux, l’expression de Chang Geng était froide et désolée et, lorsqu’il baissa la tête, son attitude parue prudente et résignée. Gu Yun fut saisi de stupeur pendant plusieurs secondes. N’ayant rien à dire, il tourna les talons et partit sans un mot.
Ge Chen et Cao Chunhua avaient entendu parler des évènements de la veille à leur réveil, tôt dans la matinée, et attendaient depuis longtemps devant la porte d’entrée. Avant qu’ils ne puissent accourir pour les accueillir, un Gu Yun à la mine sombre les frôla sans même leur dire bonjour. Chang Geng regarda sa silhouette s’éloigner. Le coin de sa bouche était taché par ce qui ressemblait à du sang et, curieusement, son teint était encore plus blême que celui de Gu Yun, qui avait passé la nuit entière agenouillé dans la neige.
- Dage, que s’est-il passé ? demanda Ge Chen, perplexe.
Chang Geng se contenta de secouer la tête. Ce n’est qu’une fois Gu Yun totalement hors de vue qu’il détourna enfin le regard. Il se tourna vers le petit oiseau de bois posé dans sa main et, ouvrant son abdomen, en sortit un morceau de papier porteur d’un message.
Au début de la première année du règne de l’empereur actuel, lorsque le Maréchal Gu a escorté le prince héritier barbare de l’autre côté du col, il est tombé gravement malade. Mon erge[3] a quitté la Préfecture de Taiyuan et s’est rué à son chevet, avant de rentrer un mois plus tard.
La lettre était signée Chen.
Il y avait des signes d’usure manifestes sur les ailes de l’oiseau de bois – qui sait sur quelle distance il avait volé avec cette note. Le message de Chen Qingxu n’avait ni début, ni fin ; il était totalement incompréhensible. Lorsqu’il eut terminé de le lire, les yeux de Chang Geng luisaient légèrement. Il frappa la tête de l’oiseau de bois, et la créature ouvrit son bec de fer pour cracher une petite étincelle, réduisant le morceau de papier en cendres en un clin d’œil.
- Dage, commença prudemment Cao Chunhua. Récemment, j’ai remarqué des oiseaux de bois aller et venir dans la Résidence du Marquis à toute heure de la journée. Est-ce que tu mènes une enquête ?
- Une vieille affaire, répondit Chang Geng d’une voix douce. J’ai toujours eu le sentiment que, bien que sa nature soit restée la même, son état d’esprit avait changé de manière significative après son arrivée dans le nord-ouest. J’ai pensé que c’était dû à l’influence grandissante de Loulan et de la Route de la Soie, mais il semble que ce ne soit pas le cas.
Ge Chen et Cao Chunhua échangèrent un regard, mais échouèrent à comprendre le sens de ses propos.
Chang Geng sembla se remettre brièvement de son abattement.
- Que s’est-il passé lorsqu’il a voyagé par-delà le col de la frontière nord ? murmura-t-il.
Si le ciel venait un jour à tomber, Gu Yun était le genre de personne qui en draperait les fragments autour de son corps pour s’en faire une couverture. Comment ce grand maréchal avait-il pu tomber malade au point que la famille Chen de Taiyuan s’inquiète suffisamment pour envoyer quelqu’un ? Avait-il croisé quelqu’un… ou appris quelque chose… au-delà du col ?
- Xiao-Cao, dit Chang Geng, brisant le silence. Est-ce que je peux t’envoyer en mission ?
***
Après le départ discret de Cao Chunhua, Chang Geng sortit furtivement de sa chambre, apparaissant une seconde avant de disparaître la suivante.
De son côté, Gu Yun passa ses nuits à se tourner et se retourner. Il avait prévu de s’assoir avec Chang Geng pour avoir une conversation, mais avait été stupéfait de découvrir qu’il ne parvenait pas à le trouver – Chang Geng l’évitait volontairement ! Sans autre chose à faire que laisser son esprit divaguer vers de folles élucubrations, il décida qu’il valait mieux arrêter son traitement. Bien qu’il soit incapable de voir ou entendre, il se sentait étrangement apaisé.
Mais, bientôt, la cour impériale s’agita à nouveau.
Il y eut d’abord la motion de l’Empereur Longan pour réinstaurer le Décret d’Assainissement de l’Or. A la seconde où son intention fut annoncée, elle fut accueillie par un rapport de protestation joint soumis par les Ministères des Revenus et des Travaux Publics. Même le Ministère de la Guerre, qui avait été purgé de tous ses détracteurs et était désormais l’enfant le plus obéissant de l’Empereur Longan, poussa quelques cris de mécontentement. Mais, telle une tortue ayant avalé un poids, Li Feng ne bougea pas d’un pouce. Déterminé à camper sur ses positions, il ne tarda pas à riposter. Le second jour du second mois, le Censorat accusa le Ministre des Revenus Adjoint d’avoir accepté des pots-de-vin de la part de puissances étrangères. Durant l’enquête approfondie qui s’ensuivit, une longue liste d’incidents impliquant divers fonctionnaires régionaux ayant reçu des dessous-de-table et commis d’autres infractions fut exposée au grand jour. Cette histoire devint rapidement la plus grande affaire de corruption gouvernementale de l’Ère de Longan.
Le Ministre des Travaux Publics ressemblait beaucoup à l’Oncle Wang – bien qu’il désire servir la nation et son peuple, il manquait de courage et se carapatait au premier signe de danger. Lorsqu’il vit l’attitude de l’empereur, il ferma habilement sa bouche, enterra sa tête dans le sable et retourna à sa construction de bâtiments. Il n’osa plus jamais défier le dragon impérial ou provoquer la colère de son souverain en mentionnant le Décret d’Assainissement de l’Or.
Le dixième jour du second mois, après que Gu Yun soit resté confiné dans la Résidence du Marquis pendant plusieurs semaines, un Faucon Noir atterrit silencieusement dans le Camp Nord, en périphérie de la capitale. Là, le soldat ôta son armure et enfila une tenue civile. Il entra dans la capitale de nuit et se glissa clandestinement dans la Résidence du Marquis.
C’est grâce à cela que Gu Yun eut enfin l’opportunité de croiser Chang Geng, qui l’évitait comme la peste. Lorsque Chang Geng arriva dans sa chambre avec un bol de soupe médicinale, le silence était lourd et embarrassant.
- Un Faucon Noir souhaiterait vous voir, dit Chang Geng d’un ton neutre.
Acquiesçant, Gu Yun prit le bol de médicament et l’avala d’une traite. Chang Geng avait déjà préparé ses aiguilles en argent. Après avoir regardé Gu Yun reposer le bol, il étala ses instruments devant lui et leva vers lui un regard interrogateur : Puis-je ? Sa politesse distante rendit Gu Yun encore plus perplexe.
Chang Geng n’avait plus l’audace de demander à Gu Yun de s’allonger sur ses genoux. Il se comportait tel un médecin étranger, ne communiquant avec lui qu’en langage des signes et se contentant de repositionner ses membres de manière purement clinique. C’était comme s’il ne voulait plus toucher Gu Yun.
Gu Yun ferma les yeux et laissa le traitement faire effet. Son audition lui revint lentement, et son environnement devint de plus en plus bruyant. Le discret murmure des domestiques balayant la neige à l’extérieur, le bruit des armes et armures des gardes de la résidence crissant les unes contre les autres… même le doux bruissement des vêtements de Chang Geng lorsqu’il se déplaçait – tous ces sons lui percèrent les oreilles. Après plus de dix jours de silence, Gu Yun s’était entièrement déshabitué. Malgré son inconfort, Gu Yun saisit cette occasion et demanda :
- Chang Geng, pouvons-nous parler ?
Bien entendu, Chang Geng savait quelle question il voulait lui poser. Il ne dit pas un mot.
- Est-ce parce que…, commença Gu Yun avec hésitation, j’ai bu ce jour-là et vous ai… euh… fait… quelque chose…
Les mains de Chang Geng tremblèrent légèrement, et l’aiguille qu’il tenait resta suspendue en l’air pendant plusieurs secondes.
Inutile d’expliquer à quel point le silence prolongé de Chang Geng rendait Gu Yun mal à l’aise. Malgré les mauvais traitements que lui avait fait subir Li Feng, il n’éprouvait ni honte ni regret, et pouvait affronter ciel et terre la conscience tranquille. Mais, avec Chang Geng, Gu Yun ne comprenait rien à rien. Il avait le sentiment que, tout comme on ne peut applaudir d’une seule main, il faut deux personnes pour faire naître un attrait romantique. S’il n’avait pas fait quelque chose d’inconvenant au départ, comment Chang Geng aurait-il pu…
- Non, répondit sereinement Chang Geng. Ce jour-là, c’est moi qui ai pris des libertés avec Yifu.
Gu Yun ne savait pas quoi dire.
- Je n’ai pas d’explication.
Chang Geng pressa doucement sur la tête de Gu Yun pour l’empêcher de faire tout mouvement brusque. Lorsqu’il reprit, sa voix était incroyablement détachée.
- S’agissant de ce genre de choses, il n’y a jamais d’explication. Si je devais en donner une, c’est probablement parce que j’ai grandi sans père ni mère pour prendre soin de moi. A part Yifu, personne ne m’a jamais aimé alors, avec le temps, j’ai développé un attachement inapproprié. Vous ne l’avez jamais remarqué, et je n’avais aucune intention d’en parler à qui que ce soit. Mais, ce jour-là, l’espace d’un instant, mes émotions m’ont submergé, et j’ai accidentellement laissé mes sentiments affleurer à la surface.
Gu Yun avait l’impression qu’une pierre de la taille d’une tête humaine était tombée du ciel et s’était écrasée sur sa poitrine. L’espace d’une seconde, il parvint à peine à respirer. A l’origine, il avait pensé que l’état lamentable dans lequel se trouvait Chang Geng ce jour-là était dû à un flux de qi vital circulant dans le mauvais sens – mais il s’avérait être le symptôme d’une maladie chronique qui ne faisait que s’aggraver depuis des années !
- Pas besoin de prendre cela à cœur, Yifu. Vous pouvez faire comme si rien ne s’était passé, dit Chang Geng avec indifférence.
Lorsqu’elles plaçaient les aiguilles, ses mains étaient stables. Si Chang Geng ne l’avait pas admis lui-même à l’instant, Gu Yun aurait pu se demander si, dans sa grande effronterie, il n’avait pas oublié d’agir comme quelqu’un de son âge et flatté son égo avec d’indignes présomptions. Mais comment pouvait-il faire comme si rien ne s’était passé ? Gu Yun était sur le point de devenir fou. Soudain, il se sentit plus vieux qu’il ne l’était ; pour la première fois, il réalisa que la Fleur du Nord-ouest n’était plus dans la fleur de l’âge. Il ne comprenait plus à quoi pensaient les jeunes gens, de nos jours !
- Récemment, Sa Majesté m’a demandé d’être présent à la cour, dit Chang Geng, changeant brusquement de sujet. J’ai entendu dire que les fonctionnaires s’étaient querellés toute la journée, et qu’ils sont parvenus à déterrer une affaire de corruption majeure. Je pense connaître les intentions de Sa Majesté. Que prévoyez-vous de faire ?
Gu Yun l’observa d’un air impassible. Il n’était pas d’humeur à parler de politique. Chang Geng poussa un petit soupir, puis tendit la main pour ôter le monocle de Gu Yun et le poser ailleurs.
- Pour vous, je suis prêt à faire n’importe quoi. Si je vous fais horreur, je resterai hors de vue. Si vous désirez seulement un filleul loyal et bien élevé, je promets de ne jamais franchir cette limite. Yifu, j’ai déjà tellement honte que je n’ose plus me montrer. Pouvez-vous arrêter de m’interroger à ce sujet ?
Le refus de Gu Yun était écrit sur son visage. Chang Geng commença à ôter les aiguilles du corps de Gu Yun.
- Dans ce cas, que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il d’une voix neutre.
Avant que Gu Yun ne puisse répondre, il ajouta :
- Je ferai tout ce que vous voudrez.
Si Chang Geng avait manqué de respect au point d’outrepasser son souhait et de s’acharner sur lui, Gu Yun aurait probablement appelé les trois cents gardes de la Résidence du Marquis depuis longtemps avant de l’expédier dans la Résidence du Prince Yanbei. Puis, telle une épée aiguisée tranchant une corde emmêlée, il aurait agi de manière décisive et cruellement ignoré Chang Geng pendant un an ou plus, jusqu’à ce que les choses reviennent à la normale. Mais Chang Geng avait lancé la contrattaque du « Même si vous m’exiliez aux confins de la terre, je l’accepterais sans broncher. » La migraine de Gu Yun était atroce. Il se sentait comme un chien essayant de mordre une tortue – il n’y avait nulle part où planter ses crocs. Après avoir essayé et échoué à prendre la parole à plusieurs reprises, il finit par demander :
- Vous êtes-vous remis de vos blessures internes ?
Chang Geng acquiesça et marmonna une confirmation, comme s’il rechignait à prononcer ne serait-ce qu’un mot superflu.
- Que s’est-il passé ?
Chang Geng répondit avec aisance :
- Après avoir passé toutes ces années à entretenir de vains espoirs et d’obscurs fantasmes, j’ai accidentellement subi une déviation du qi.
En entendant cela, Gu Yun fut encore plus contrarié. Après avoir rassemblé ses aiguilles en argent, Chang Geng se dirigea vers un coin de la pièce et alluma un peu de fragrance pacificatrice.
- Dois-je faire entrer le Faucon Noir ? demanda-t-il d’un air impassible.
- Votre Altesse, l’appela Gu Yun d’un ton désormais solennel. Vous êtes un noble descendant de la famille impériale. A l’avenir, votre statut pourrait devenir encore plus inestimable. Les autres vous traitent comme une perle rare ou un jade précieux ; cet humble serviteur espère que, qu’importe le jour et l’endroit, vous saurez prendre soin de vous. Alors, s’il vous plaît, ne parlez pas de vous avec autant de dédain.
Le visage à demi dissimulé dans l’ombre, Chang Geng répondit avec la plus totale indifférence :
- Hum, n’ayez crainte, monseigneur.
Il resta planté là quelques instants, comme s’il attendait d’autres instructions. Voyant que Gu Yun n’avait rien de plus à dire, il se retourna et partit sans un bruit.
Gu Yun se laissa retomber sur le lit et poussa un soupir. Il aurait largement préféré que Chang Geng réagisse comme lorsqu’il était enfant, ignorant ses explications et faisant une scène. Il n’avait pas tardé à réaliser que, une fois que ce bâtard avait commencé son petit numéro d’indifférence, il était devenu pratiquement invincible. Excédé, Gu Yun fit les cent pas dans sa chambre avant de décider qu’il ne rêverait plus jamais de beautés délicatement parfumées subvenant à ses moindres besoins – et autres idioties du même genre. C’était terminé.
Finalement, le très attendu Faucon Noir frappa à la porte et entra. Ce Faucon Noir semblait avoir couru jusqu’ici. Bien qu’il se soit débarbouillé, son visage demeurait hagard, et sa mâchoire était couverte d’une barbe de trois jours qu’il n’avait pas eu le temps de raser.
- Monsieur, dit le Faucon Noir en tombant à genoux.
- Cessez ces courtoisies vides de sens.
Gu Yun se força à se concentrer.
- Que s’est-il passé ? Est-ce He Ronghui qui vous a envoyé ?
- Oui, monsieur !
- Donnez-moi son rapport.
Il déplia la lettre d’un geste du poignet et parcourut son contenu. Les gribouillis du Commandant des Faucons Noirs, He Ronghui, étaient hideux, mais ses phrases étaient brèves et allaient droit au but : à la fin du mois précédent, Qiemo et Qiuci, deux petits pays des Régions Occidentales, étaient entrés en conflit à propos d’affaires commerciales. Les querelles entre les nations des Régions Occidentales étaient toujours réglées anonymement par les nations en question. Il aurait été inapproprié que les troupes de l’empire du Grand Liang stationnées là interviennent ; c’est pourquoi, initialement, elles n’avaient pas étudié la situation de plus près. Avec Loulan, ces deux notions formaient une triade d’influence et de pouvoir au sein des Régions Occidentales ; ainsi, le roi de Loulan avait envoyé son petit frère en tant qu’ambassadeur de paix pour arbitrer le conflit. Cependant, la mission diplomatique était tombée dans une embuscade à la frontière de Qiuci et avait été complètement anéantie. Au début, le massacre de l’émissaire avait été mis sur le dos des pilleurs du désert. Mais, lorsque le roi de Loulan avait envoyé quelques personnes mener l’enquête, elles avaient découvert une épée portant l’emblème des gardes royaux de Qiuci. Le roi de Loulan avait immédiatement interpelé Qiuci pour exiger un rapport détaillé de l’affaire. Or, non seulement le pays avait nié catégoriquement toute implication dans cette histoire, mais il avait également accusé Loulan de prendre le parti de Qiemo et humilié le messager de Loulan. En réponse, Loulan avait envoyé son prince royal à la tête de trois mille cavaliers pour marcher sur Qiuci et demander des explications. Au début, Qiuci avait fermé ses portes, refusant de le recevoir. Lorsque le pays avait enfin ouvert ses portes, elles avaient révélé plusieurs centaines de tigres des sables.
Ces soi-disant « tigres des sables » étaient une catégorie de chars de guerre utilisée dans le désert. Ils étaient extrêmement lourds, et le coût en or violet nécessaire pour les faire fonctionner était exorbitant. Le processus de fabrication de ces machines était également très complexe. Gu Yun avait déjà rencontré ces chars lorsqu’il avait mis un terme à la révolte des Régions Occidentales, dix ans plus tôt. A l’époque, l’ennemi ne possédait que trois énormes tigres des sables et, pourtant, il était presque parvenu à piéger la toute jeune Division de l’Etalon Noir de Gu Yun. Pourtant, pour autant qu’il s’en souvienne, la mise en branle ces trois tigres des sables avait épuisé toutes les ressources des nations rebelles des Régions Occidentales.
Lorsqu’il eut terminé de lire la lettre, Gu Yun se redressa sur ses jambes. Il plissa le front tout en pinçant involontairement le chapelet passé à son poignet. La ressemblance de cette situation avec la rébellion armée du sud-ouest était frappante. Baissant la voix, il demanda :
- C’étaient de véritables tigres des sables, et non des leurres ?
Le Faucon Noir était vif d’esprit et répondit sans hésitation :
- Oui, monsieur, c’étaient de véritables tigres des sables. La cavalerie légère de Loulan a été vaincue en moins de temps qu’il n’en faut pour finir une tasse de thé. Le petit prince a failli être tué au combat ; il n’a survécu que grâce aux soldats qui ont sacrifié leur vie pour le protéger. Le même jour, le roi de Loulan a envoyé un émissaire auprès de nos garnisons pour demander de l’aide. Mais, avant que nous n’ayons pu briser le sceau de cire sur sa lettre, la nouvelle s’était déjà répandue aux autres nations campées de part et d’autre de la Route de la Soie, semant la panique. Et, à présent, les autres nations des Régions Occidentales, Shindu, les Occidentaux – tout le monde a commencé à rassembler ses forces armées dans ses garnisons respectives. Le Protecteur Général Meng du Protectorat du Nord-ouest s’est présenté en personne dans notre garnison et nous a ordonné de faire profil bas et d’attendre un Décret d’Ordre de Déploiement.
Gu Yun abattit vivement sa main sur la table.
- C’est absurde.
Pensant qu’il faisait référence au Décret d’Ordre de Déploiement, le Faucon Noir ajouta :
- Le Général He de la Division du Faucon Noir a dit la même chose ; le Bataillon de Fer Noir ne dépend pas du Décret d’Ordre de Déploiement. Mais le Protecteur Général Meng a dit que Sa Majesté avait assigné le marquis à résidence avec l’ordre de réfléchir à ses transgressions, et a ordonné aux trois divisions d’attendre l’arrivée d’un édit impérial.
[1] Imitation de billet de banque brûlée lors des rites funéraires afin de fournir de l’argent aux défunts dans l’au-delà.
[2] Extrait du Classique des rites, ouvrage attribué aux sages de l’époque Zhou.
[3] Second frère aîné.
Créez votre propre site internet avec Webador