Chapitre 50 : Intentions meurtrières
Le chauffage au sol du Pavillon Chaud ajoutait automatiquement du charbon à intervalles réguliers. Ses rouages, de la taille d’un bol de riz, s’emboîtaient à la perfection. Qu’il ajoute du charbon ou souffle sur la fumée, l’ensemble se mouvait avec une harmonie mécanique. Des volutes de vapeur blanche s’élevaient en spirale derrière la machinerie, qui émettait parfois des murmures ressemblant à de petits soupirs.
Sur le sol la surmontant, souverain et sujet – l’un debout, l’autre agenouillé – poursuivaient un face à face conflictuel. Li Feng agrippa le bord du bureau orné d’un dragon, ses veines palpitant. Le mécontentement se décelant dans chacun de ses mots, il répondit :
- Redites-nous ça.
Gu Yun avait déjà présenté ses arguments ; il savait qu’il ne devait pas aller trop loin, lorsqu’il s’agissait de défier l’empereur. Il s’empressa de céder du terrain.
- Ce sujet mérite mille morts.
Le visage blafard, Li Feng fit compulsivement tournoyer la bague de jade blanc qui ornait son doigt, encore et encore.
- Cependant, poursuivit Gu Yun à voix basse, s’agissant de la Route de la Soie – il suffit de tirer sur un fil, et tout se délitera. J’implore Sa Majesté de réexaminer attentivement cette décision.
- Le Marquis d’Anding aurait-il l’impression que nous n’avons pas d’autre général compétent à notre disposition ? demanda Li Feng, un froid terrible dans la voix.
Leur conversation avait déjà atteint un point critique. Si elle se poursuivait, elle ne pourrait évoluer que vers une dispute houleuse. Gu Yun pinça les lèvres et fit de son mieux pour jouer le mort. C’est à ce moment-là que Zhu Xiaojiao fit irruption dans le Pavillon Chaud.
- Votre Majesté, annonça-t-il d’une voix aiguë, comme s’il était en train de chanter le rôle d’une vieille femme à l’opéra. L’Oncle Impérial Wang est arrivé. Il est dehors et attend votre permission pour entrer…
En temps normal, si d’autres ministres seniors faisaient appel à l’empereur lorsque ce dernier était dans une colère noire, les domestiques du palais leur conseillaient de patienter à l’extérieur du hall. En les interrompant de la sorte, Zhu Xiaojiao aidait délibérément Gu Yun à se sortir de cette mauvaise passe. Jetant un coup d’œil au vieil eunuque, Gu Yun cligna une fois des paupières pour signifier sa gratitude.
Le coin de l’œil de Li Feng tressauta plusieurs fois tandis que les traits de son visage se crispaient. Il toisa Gu Yun avec condescendance.
- Je vois que la chaleur du charbon a embrouillé les idées du Marquis d’Anding, dit-il froidement. Le cas échéant, vous feriez peut-être mieux d’aller vous rafraichir dehors, ou vous risqueriez d’oublier ce qui peut et ne peut pas être dit !
Gu Yun s’inclina profondément, son front touchant le sol.
- Prenez soin de vous, Votre Majesté.
Il se retira du Pavillon Chaud, la tête basse. Lorsqu’il atteignit la neige à l’extérieur du hall, il retomba aisément à genoux, se rafraichissant comme on le lui avait ordonné.
Li Feng regarda la silhouette de Gu Yun s’éloigner, ses yeux luisant de menace. L’Oncle Impérial Wang entra peu après. Il avait peur de ne serait-ce que respirer trop bruyamment et demeura debout sur le côté, dans l’expectative. Un jeune domestique insouciant s’avança pour nettoyer la pierre à encre qui s’était brisée sur l’armure du Marquis d’Anding, puis se figea sous le regard acerbe de Zhu Xiaojiao. Pétrifié, le domestique se mura dans un silence paniqué pendant plusieurs secondes avant de se recroqueviller contre le mur et de sortir de la pièce.
Analysant l’expression de l’empereur, Wang Guo l’apaisa d’une voix douce :
- Votre Majesté, le Marquis d’Anding est encore jeune et impétueux. Il est habitué à servir aux côtés de voyous assoiffés de sang dans les garnisons frontalières. S’il manque parfois de bienséance, ce n’est pas étonnant. Cela ne mérite pas la colère de Sa Majesté.
Li Feng demeura silencieux pendant un long moment.
Des années plus tôt, l’Empereur Yuanhe s’était mis en tête de nommer Li Feng prince héritier précisément parce qu’il était diligent mais perspicace, et avait l’attitude d’un sage souverain. Il aurait dû être parfaitement capable de construire sur les bases solides laissées par ses prédécesseurs – et il est vrai que, pendant quelques temps après que Li Feng était monté sur le trône, il avait répondu aux attentes de l’ancien empereur. Néanmoins, il faut dire que l’Empereur Yuanhe avait laissé un terrible bazar à son successeur. En l’état, l’empire du Grand Liang avait besoin d’un empereur empreint à la fois d’une résolution sans failles et d’une grande clairvoyance ; un dirigeant capable de restaurer la nation. Un souverain qui ne savait que construire sur les bases de ses prédécesseurs ne suffisait plus. Depuis son ascension sur le trône, l’Empereur Longan avait essuyé des revers de fortune à chaque étape. Eveillé toute la nuit, il se demandait avec une sincérité morbide : Pouvons-nous assumer la responsabilité de cette nation ? Mais, plus une personne doute d’elle, moins elle peut tolérer que d’autres la remettent en question. Cela est particulièrement vrai pour ceux qui détiennent un grand pouvoir.
Le sourire de Wang Guo s’était presque figé en un rictus.
- Votre Majesté…
- Mon Oncle, l’interrompit Li Feng. Ces dernier temps, une question nous taraude l’esprit. L’Amulette du Tigre de Fer Noir a été décernée par l’Empereur Wu. Pourquoi Gu Yun nous l’a-t-il rendue de son propre chef ?
Wang Guo cligna des paupières, surpris, puis rassembla suffisamment de courage pour jeter un coup d’œil au visage de l’Empereur Longan. Cette question semblait totalement superflue. L’empereur s’attendait-il réellement à ce que Gu Yun fasse une scène ou, pire, se rebelle ?
- C’est parce que…
Les méninges de l’Oncle Wang tournaient à plein régime. Il ne savait pas ce qu’il était censé dire et se tourna donc vers sa méthode testée et approuvée pour faire face aux humeurs versatiles de l’empereur : le léchage de bottes.
- Sa Majesté est un souverain avisé, un dirigeant comme on n’en voit que tous les mille ans. En tant que sujets, nous n’épargnons aucun effort pour effectuer nos devoirs et répondre aux besoins de Sa Majesté. L’Amulette du Tigre de Fer Noir est sans importance. Même si Sa Majesté exigeait la vie de nos familles et l’ensemble de nos possessions, qui oserait émettre la moindre plainte ?
Li Feng gloussa silencieusement.
- Nous craignons que ce ne soit pas nécessairement le cas, mon Oncle. Nous ne nous en sommes rendu compte qu’aujourd’hui : en réalité, que Gu Yun nous rende l’Amulette du Tigre de Fer Noir ou non importe peu. S’il fallait en arriver là, combien d’officiers militaires de haut rang occupant des postes clés à travers la nation marcheraient sous la bannière de la famille Gu ? Lorsqu’il s’agit d’affaires militaires, les paroles du marquis ont plus de poids que les nôtres. L’Amulette du Tigre n’est rien de plus qu’un morceau de fer insignifiant. A quoi peut-il bien nous servir ?
La voix de Li Feng était basse et très calme. Bien qu’il ait parlé comme s’ils entretenaient une simple conversation amicale, Wang Guo ne put s’empêcher de frissonner en l’entendant – à ses oreilles, le sous-entendu meurtrier dans les propos de l’empereur n’était qu’à un cheveu de faire surface.
- Nous avons convoqué mon Oncle aujourd’hui car nous voulions vous parler du problème que pose Loulan… mais peu importe, dit Li Feng en agitant la main, exténué. Vous pouvez prendre congé, mon cher sujet. Nous sommes fatigué.
Wang Guo acquiesça immédiatement en signe d’assentiment et se retira obligeamment de l’aile ouest du Pavillon Chaud.
Il s’agissait d’une année singulière. L’époque où la neige laissait normalement place à la pluie était déjà passée et, pourtant, la capitale essuyait chute de neige après chute de neige, comme si les cieux obstinés ne s’étaient pas encore épuisés. Avant qu’il ne soit resté agenouillé une heure entière, la tenue de cour de Gu Yun s’était retrouvée givrée par une fine couche de glace. Couvertes de neige, ses épaulières de fer noir devinrent extrêmement froides.
Lorsque Wang Guo le frôla dans sa hâte, il aperçut le visage pâle mais magnifique de l’illustre Marquis de l’Ordre. Quel gâchis, soupira-t-il. Mais ce fut tout ce qu’il pensa. Wang Guo était un homme sensible ; tout comme il savait à qui il devait sa bonne position actuelle, arrivant second après l’empereur en personne, il savait également quelle ligne de conduite adopter dans cette affaire.
Le ciel se fit beaucoup plus sombre au-dessus de la capitale.
***
Ce n’est qu’après avoir aidé Li Feng à s’installer pour la nuit que Zhu Xiaojiao osa se glisser hors du palais, tremblant de froid et d’appréhension tandis qu’il trottinait vers l’extérieur, une ombrelle à la main, pour aller voir Gu Yun.
Gu Yun ne faisait pratiquement plus qu’un avec la neige. Gesticulant de manière théâtrale, Xiao Jiming passa un savon au jeune domestique en tunique grise posté dans le couloir extérieur.
- Serviteur de malheur ! Il neige abondamment, et vous n’avez pas apporté d’ombrelle pour le marquis ? Ces yeux sur votre visage ne servent-ils que de décoration ?
Bien que Zhu Xiaojiao soit l’objet des moqueries de tout un chacun, pour ce jeune domestique, il était un fonctionnaire de très haute importance. Le jeune homme se mit à trembler de peur, et son teint blêmit instantanément.
Clignant des paupières pour se débarrasser des flocons accrochés à ses cils, Gu Yun dit gentiment :
- S’il vous plaît, arrêtez d’effrayer ce garçon, gonggong. Sa Majesté m’a demandé de me rafraichir. Comment suis-je censé le faire si je me couvre d’une ombrelle ?
Zhu Xiaojiao se rapprocha de l’endroit où il était agenouillé sur le sol. Il essaya d’épousseter la neige qui recouvrait les épaules de Gu Yun mais, à la seconde où il tendit la main, il poussa un « Aiyo ! » et recula précipitamment. Les épaulières noires de Gu Yun étaient si froides qu’elles avaient manqué d’arracher une couche de peau à la chair tendre de la paume de Zhu Xiaojiao. Le vieil eunuque frissonna de manière incontrôlable et grommela :
- Mon cher marquis, pourquoi être allé chercher querelle avec Sa Majesté ? Vous allez certainement vous faire mal aux jambes, si vous passez la nuit agenouillé de la sorte. Seriez-vous en train de vous auto-infliger ces souffrances ? Pourquoi faire une chose pareille ?
Gu Yun sourit.
- Ce n’est rien. Nous, les soldats, sommes aussi durs que des clous. Je me suis montré un peu impétueux, tout à l’heure – j’ai perdu le contrôle de ma langue et j’en ai trop dit. Merci beaucoup pour votre sollicitude, Zhu-gonggong.
Zhu Xiaojiao réfléchit un instant, puis baissa la voix :
- Et si j’envoyais quelqu’un faire mander le Prince Yanbei au palais à la première heure demain matin afin qu’il puisse dire quelques mots en votre faveur ?
Gu Yun secoua à nouveau la tête.
- Ne l’impliquez pas, je vous prie. Je vais m’en sortir.
Zhu Xiaojiao parcourut plusieurs options dans sa tête mais, au final, il ne pouvait rien faire de plus. Il ne pouvait se risquer à rester trop loin de Sa Majesté trop longtemps, craignant que l’Empereur Longan ne se réveille au milieu de la nuit et ne le fasse appeler. Avant de partir, il posa son ombrelle à côté de Gu Yun.
- Zhu-gonggong, l’appela Gu Yun à voix basse. Merci beaucoup, mais vous feriez mieux de prendre l’ombrelle avec vous.
Zhu Xiaojiao sursauta, surpris.
- Je dois simplement rester agenouillé quelques temps. Une fois que la colère de Sa Majesté se sera apaisée, tout ira bien. Vous êtes l’un des serviteurs personnels de Sa Majesté… vous ne devez pas lui donner une raison de douter de vous.
Ses propos étaient vagues, mais Zhu Xiaojiao les comprit immédiatement. Le vieil eunuque soupira.
- Si le marquis s’était comporté aussi prudemment devant Sa Majesté, il n’aurait pas eu besoin de souffrir ainsi dans le froid.
Une fois Zhu Xiaojiao parti, Gu Yun expira un nuage de brume blanche. Raidi par l’ennui et sans autre chose à faire que penser, il ressassa soigneusement ce que Chang Geng lui avait dit dans le Temple National – le fait que la menace du dragon en Mer de l’Est et la rébellion armée du sud-ouest n’étaient probablement pas des coïncidences. Lentement, Gu Yun se mit à dérouler la ficelle d’une piste.
Lorsque le Prince Wei avait rassemblé une armée dans la Mer de l’Est, il avait prévu de se servir de sa puissance navale pour percer les défenses de l’empire du Grand Liang. Gu Yun avait vaincu l’armée rebelle de la Mer de l’Est sans trop de pertes mais, à cause du raz-de-marée politique engendré par cet incident, la réaction avait été disproportionnée comparativement à la menace. L’intégralité de la cour impériale avait sombré dans le chaos, et la Marine de Jiangnan avait été entièrement purgée. Pendant un temps, l’empereur avait même ordonné à l’Institut Lingshu de concentrer ses ressources sur la confection d’une flotte de dragons de mer. Par conséquent, les subeventions militaires allouées aux quatre garnisons frontalières n’en avaient que fondu un peu plus. Mais la plus grande conséquence de la menace du dragon en Mer de l’Est avait été la mise en place de deux édits impériaux : la Loi sur l’Insigne de Maîtrise, qui restreignait les activités des mécaniciens civils, et le Décret d’Ordre de Déploiement, qui centralisait le pouvoir militaire de la nation. Le second visait directement Gu Yun et, maintenant qu’il y repensait, l’Empereur Longan ne lui avait pas rendu les choses difficiles sans raison. Il était probable qu’on ait remarqué les choses qu’il avait faites à Jiangnan.
La promulgation du Décret d’Ordre de Déplacement avait intensifié le conflit entre les garnisons frontalières et la cour impériale aussi rapidement que le soleil projette une ombre. C’était également la cause première de l’affaire de Fu Zhicheng. Gu Yun avait lui-même joué un rôle dans l’incident du sud-ouest, aussi était-il plus facile pour lui de percevoir la main invisible qui manipulait les pions sur l’échiquier. Quelqu’un avait intentionnellement fait naître un conflit entre Fu Zhicheng et les bandits des montagnes, puis s’était servi de cet idiot de Kuai Lantu pour exacerber la situation et avait synchronisé l’éruption avec l’arrivée de Gu Yun. Cette personne avait enveloppé Fu Zhicheng et les bandits de la frontière sud de papier cadeau et s’était servie du Bataillon de Fer Noir pour en faire l’offrande à l’empereur, dans la distante capitale.
Qu’en penserait l’Empereur Longan ? Il serait horrifié de découvrir que, bien qu’il ait restreint le flux d’or violet au sein de sa nation, le précieux carburant continuait de se déverser dans le pays depuis l’étranger.
Gu Yun songea brusquement à autre chose. Ouvertement comme secrètement, Shen Yi et lui avaient tous deux passé beaucoup de temps à fouiller Loulan et, pourtant, ils n’avaient jamais trouvé cette soi-disant « Mine d’or de Loulan ». Mais l’empereur avait envoyé un seul émissaire secret – qui ne connaissait pas la région, par-dessus le marché – pour approfondir les choses et, à peine quelques jours plus tard, cet émissaire avait soumis un rapport déclarant qu’il y avait de « bonnes chances » qu’un tel filon existe ? Cet émissaire secret était-il prodigieusement talentueux, ou quelqu’un l’avait-il guidé délibérément ?
La neige tombait de plus en plus dru. Gu Yun frissonna violemment. Derrière lui, la branche d’un prunier en fleur succomba à son fardeau de neige et se brisa avec un craquement sec, ses jolis bourgeons périssant d’une mort prématurée.
***
Chang Geng fut réveillé en sursaut par le craquement des branches sous la neige.
Gu Yun n’était pas encore rentré. Chang Geng l’avait attendu la moitié de la nuit et portait encore les vêtements de la veille. Quelques instants plus tôt, il s’était adossé contre la tête de lit, à demi assoupi, mais ses rêves avaient été peuplés de toutes sortes de cauchemars grotesques. Le ciel était sombre – il restait encore plusieurs heures avant l’aube – mais le treillis de la fenêtre luisait déjà d’une pâleur cadavérique, illuminé par le reflet de la lumière sur la neige. Chang Geng se redressa sur ses jambes et ouvrit la porte, juste à temps pour voir l’Oncle Wang se ruer vers lui.
- Oncle Wang, ralentissez, je vous prie, le héla Chang Geng. Quel est le problème ?
Malgré le vent froid du nord qui soufflait sur la résidence, le front du vieux domestique était trempé de sueur après avoir couru jusqu’ici.
- Votre Altesse, j’ai des nouvelles du palais : hier soir, pour une raison inconnue, le marquis a défié l’empereur, et Sa Majesté a explosé de rage…
Les pupilles de Chang Geng se contractèrent. Peu après, un étalon fougueux fit irruption de l’arrière-cour de la Résidence du Marquis sous le couvert de la nuit. Il galopait en direction du Temple National, malmené par le vent et la neige.
***
Le lendemain, il n’y avait pas de grande assemblée, aussi n’était-il pas nécessaire que l’empereur se lève tôt. Pourtant, en raison d’un excès de chaleur interne dans son foie, il dormit mal et se réveilla d’une humeur patraque. En voyant son état, Zhu Xiaojiao s’approcha judicieusement et commença à masser les tempes de l’Empereur Longan. Il dit en poursuivant ses bons soins :
- Votre Majesté, l’encens de Shindu que le Grand Maître Liao Chi vous a offert l’autre jour est remarquablement efficace pour soulager le corps et l’esprit. Sa Majesté n’a-t-il pas dit qu’il était excellent, lorsqu’il l’a essayé ? Que diriez-vous que j’en allume pour vous ?
Li Feng marmonna son approbation. Après une pause, il demanda :
- Le grand maître se trouve-t-il encore au palais ?
Liao Chi, l’abbé du Temple National, demeurait au palais pendant le premier mois de l’année afin de prier pour la bénédiction de la nation du Grand Liang. Le temps de sa présence, il dissertait sur les classiques du Bouddhisme et fournissait des conseils spirituels au très pieux Empereur Longan.
- Oui, s’empressa de répondre Zhu Xiaojiao. J’ai entendu dire que le grand maître se levait tôt pour ses récitations du matin, quel que soit le temps. Ce vieux serviteur voit que les yeux de Sa Majesté sont un peu rouges. C’est peut-être dû à un excès de chaleur interne. Pourquoi ne pas faire appeler le grand maître afin qu’il récite quelques textes sacrés et aide Sa Majesté à méditer ?
Li Feng renifla avec dédain.
- Quelle impudence. Le Grand Maître Liao Chi est l’un des moines les plus éminents de notre ère. De quel droit le traitez-vous comme un vulgaire artiste de rue ?
Zhu Xiaojiao se gifla immédiatement, affichant un sourire contrit.
- Aïe, ma maudite bouche fait encore des siennes. Une fois de plus, je me suis ridiculisé en raison de mon manque de clairvoyance – mais, bien que ce vieux serviteur n’y comprenne rien, chaque fois que le Grand Maître Liao Chi frappe son muyu[1], tous les troubles de mon cœur semblent s’évaporer.
Li Feng était touché par sa suggestion. Après y avoir réfléchi un instant, il dit :
- Dans ce cas, nous ferons appel au grand maître.
Zhu Xiaojiao exprima son assentiment et fit passer ses instructions, puis retourna silencieusement aider l’empereur à se laver et à enfiler des vêtements propres.
- Où est Gu Yun ? demanda brusquement l’empereur.
Zhu Xiaojiao désirait mentionner son nom depuis le début, mais avait trop peur d’aborder le sujet.
- Pour répondre à Sa Majesté, s’empressa-t-il de répondre, le marquis est toujours agenouillé devant le Pavillon Chaud.
Li Feng ricana doucement, indifférent. Zhu Xiaojiao n’osa pas reparler de Gu Yun. Il ne put qu’espérer que le vieux moine, ce sauveteur imprévisible, pourrait être d’une quelconque utilité.
Bientôt, le Grand Maître Liao Chi arriva dans l’aile ouest du Pavillon Chaud. Il se fraya un chemin dans la neige, le pas prudent et la tête baissée, comme s’il n’avait pas vu le bonhomme de neige agenouillé à l’extérieur du palais. Qui sait quelle potion magique infusée à l’Amitabha Bouddha il avait versée dans la gorge de l’Empereur Longan car, peu après son arrivée, Zhu Xiaojiao se précipita dehors.
- Sa Majesté a décrété que, pour avoir brisé l’étiquette et fait preuve d’insolence envers sa Majesté, le sceau d’autorité du Marquis d’Anding serait révoqué temporairement, déclara-t-il fièrement. Il perdra trois salaires mensuels, retournera se confiner à la Résidence du Marquis et réfléchira à ses transgressions.
Gu Yun sursauta, surpris, et Zhu Xiaojiao lui lança un regard entendu.
- … Cet humble serviteur accepte cet ordre et remercie Sa Majesté pour sa faveur.
A la seconde où il termina sa phrase, Zhu Xiaojiao haussa le ton et réprimanda les domestiques postés non loin.
- Regardez-moi tous ces singes sans cervelle qui paressent dans les environs ! Aidez vite le marquis à se relever !
Mais, avant qu’il n’ait pu terminer de distribuer ses instructions, Gu Yun s’était déjà redressé sur ses jambes chancelantes. Ses quatre membres semblaient avoir été transpercés par des épines pointues. La neige fondue avait traversé sa tenue de cour et son armure d’acier depuis longtemps, le trempant entièrement, et un froid terrible lui saisissait les os. Gu Yun joignit les mains en direction de Zhu Xiaojiao, puis se tourna pour quitter le palais, le cœur lourd d’inquiétude. Ce vieil âne chauve est-il possédé ? Pourquoi est-il venu m’aider ? Il était absolument stupéfait.
Seulement jusqu’à ce qu’il aperçoive Chang Geng, qui l’attendait derrière les portes du palais. Gu Yun comprit instantanément.
- C’est donc vous qui avez rameuté le Temple National, dit-il avec un sourire. Je me demandais pourquoi ce vieil âne chauve se montrait si gentil.
Chang Geng n’eut pas la force de répondre. Il enroula un épais manteau en fourrure de renard autour de Gu Yun sans attendre sa permission, puis leva le bras pour toucher son visage. Qu’importe sa résistance, après avoir passé une nuit à geler dans le froid, les réactions de Gu Yun étaient ralenties. Avant qu’il ne puisse ne serait-ce que tressaillir, la main de Chang Geng atteignit sa cible. Cette caresse était bien trop suggestive. La situation aurait été embarrassante que Gu Yun s’écarte ou non, aussi se contenta-t-il de faire une blague.
- Allez-vous sonder mon regard et dire ma bonne aventure ?
Qui pouvait dire si cette personne était inhabituellement tolérante, ou totalement insouciante. Il était à moitié mort de froid et, pourtant, il continuait de faire l’imbécile !
Chang Geng fit monter Gu Yun dans sa voiture sans un mot de plus. Son cœur était tellement serré que le coin de ses yeux était légèrement rouge. Une vague de chaleur enveloppa Gu Yun à la seconde où il entra dans la voiture. Frottant ses mains l’une contre l’autre, il se tourna vers Chang Geng.
- Y a-t-il du vin ? demanda-t-il. Servez-m’en un verre.
Chang Geng ne répondit pas. Gu Yun l’épia, observant ses yeux, qui étaient devenus si rouges qu’ils semblaient sur le poing de pleurer du sang. Il ne put retenir un rire.
- Mon dieu, je ne vous ai jamais vu pleurer, même lorsque vous étiez enfant. On pourra dire que j’ai assisté à quelque chose de nouveau, aujourd’hui. Dépêchez-vous d’envoyer Oncle Wang chercher une bassine pour recueillir ces larmes. Sa Majesté m’a confisqué trois mois de salaire mais, grâce à ces perles que vous avez versées, nous pourrons encore manger.
Bien entendu, Chang Geng n’était pas au bord des larmes – il essayait de réprimer une attaque de Wu’ergu. Depuis l’instant où il avait appris que Gu Yun avait passé la nuit agenouillé dans la neige, son esprit avait été assailli par des vagues d’hallucinations et d’intentions meurtrières de plus en plus intenses.
Gu Yun sentit enfin que quelque chose clochait avec l’expression dans ses yeux.
- Chang Geng ?
Chang Geng s’obligea à respirer.
- Yifu, commencez par vous changer, marmonna-t-il tout au fond de sa gorge.
Sa voix était rauque, telles deux pièces de fer rouillé crissant l’une contre l’autre. Gu Yun fronça les sourcils, l’observant attentivement tandis qu’il défaisait son chignon dégoulinant et enfilait rapidement les vêtements secs posés dans la voiture. Chang Geng n’osa pas le regarder. Il resta assis sur le côté, les yeux baissés, et effectua les exercices de respiration que lui avait appris Mademoiselle Chen, apaisant lentement son esprit. Mais, même si le bruissement du tissu était aussi doux qu’un soupir et aurait dû être facilement recouvert par le vacarme de la voiture, à cet instant, c’était comme si le son avait pris vie. Il se fraya un chemin jusqu’à ses oreilles et, au lieu de se calmer, le cœur de Chang Geng s’agitait un peu plus à chaque inspiration. Ce n’est qu’une fois que Gu Yun eut posé sa coiffe sur le petit bureau installé dans la voiture, produisant un cliquètement, que Chang Geng sortit de sa transe.
- J’ai préparé un tonique réchauffant pour vous aider à chasser le froid de votre corps, dit-il. Vous devriez…
Ses mots moururent brusquement lorsque les doigts glacés de Gu Yun saisirent son poignet. Chang Geng frissonna. Il voulut écarter sa main, mais la poigne de Gu Yun demeura ferme tandis qu’il vérifiait son pouls. Il dit doucement :
- Yifu…
- Je ne suis pas très doué pour interpréter un pouls, dit Gu Yun, la mine sombre, mais je sais à quoi ressemble une déviation du qi causée par un entrainement martial inadéquat.
Chang Geng évita le regard de Gu Yun, l’air totalement misérable.
- Chang Geng, dites-moi la vérité. Y a-t-il…
Gu Yun s’interrompit maladroitement. Il avait beau avoir les épaules aussi solides que les murs de la ville, il trouvait malgré tout ces mots difficiles à prononcer. Comme s’il avait senti ce qui l’attendait, Chang Geng leva lentement ses yeux rougis. Après un moment de silence, Gu Yun endurcit son cœur. Rassemblant encore plus de courage qu’il ne lui en avait fallu pour défier l’empereur, il s’obligea à demander :
- Y a-t-il quelque chose que vous ne me dites pas ? Un secret indicible ?
Chang Geng ravala plusieurs soupirs anxieux, puis demanda d’une petite voix :
- Quel genre de secret ?
- … Du genre romantique.
[1] Instrument de percussion en bois utilisé par les moines bouddhistes durant les chants et récitations rituels.
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