Chapitre 49 : Provocation

 

 

 

Gu Yun se leva brusquement et enfila quelques vêtements. Lorsqu’il sortit de sa chambre, il fut stupéfait de découvrir Chang Geng patientant dans la pièce adjacente. Il ne s’était pas encore retiré et semblait avoir ôté son pardessus. Une lampe de poche projetait un halo de la taille d’un pois dans sa main, et un livre à demi lu était ouvert sur ses genoux. Cette pièce était généralement le territoire des domestiques de nuit, mais Gu Yun avait l’habitude de vivre modestement. Il n’avait pas de serviteurs, et demandait simplement au vieux domestique de passer régulièrement en début de soirée afin de remettre du charbon pour le chauffage au sol.

- Chang Geng ? demanda Gu Yun, abasourdi. Que faites-vous là ? Je pensais qu’il s’agissait d’Oncle Wang…

- Je voulais attendre que vous vous endormiez avant de partir, répondit Chang Geng.

- Vous êtes prince de commanderie.

Le front de Gu Yun se plissa en une grimace, et il hésita, ses mots tournant sur le bout de sa langue. Au bout d’un certain temps, il dit d’un ton sec :

- Vous abaisser à rester dans les quartiers des domestiques est complètement inapproprié.

- Que voulez-vous dire par « m’abaisser » ? Dois-je me conformer à des obligeances aussi superficielles dans ma propre maison ? demanda doucement Chang Geng.

Il se leva pour ramasser la petite bouilloire posée sur le réchaud, puis servit un bol de thé médicinal et le tendit à Gu Yun.

- Yifu se rend-il au palais ? Si vous refusez de porter un manteau de fourrure, buvez au moins quelque chose de chaud avant de partir.

Une étrange anxiété s’empara du cœur de Gu Yun. Même une femme mariée dans les règles serait bien en peine d’égaler le niveau de sollicitude de Chang Geng. Gu Yun se gifla mentalement à la seconde où cette pensée germa dans son esprit. Espèce de sale bâtard. As-tu perdu l’esprit ?

Il avala le thé médicinal d’un trait. Tandis qu’il rendait la tasse à Chang Geng, leurs doigts s’effleurèrent. Chang Geng recula légèrement, comme s’il avait été brûlé, puis se retourna pour reposer la petite bouilloire à sa place d’un air nonchalant. Observant son dos, les yeux de Gu Yun s’assombrirent quelque peu. Nous ne pouvons pas continuer comme ça, songea-t-il. Lorsque je rentrerai du palais, il faudra que j’aie une véritable discussion avec lui, quoi qu’il en coûte.

Le messager l’attendait près du portail. Gu Yun partit en toute hâte, incapable de s’attarder plus longtemps.

 

***

 

Le premier mois de l’année était marqué par d’importantes quantités de givre et de rosée. Après quelques bourrasques de vent glacial, l’esprit désordonné de Gu Yun s’éclaircit comme si on l’avait piqué.

Le serviteur lui ouvrant la voie n’osait pas lever la tête. Tandis qu’ils marchaient sous les murs du palais, ils croisèrent des gardes à chaque pas. Des arbalètes taillées comme des dragons les visaient depuis toutes les directions, formant un vaste réseau de têtes bestiales exhalant de la vapeur blanche à travers leurs bouches remplies de crocs. Les rouages de leurs cous tournaient lentement, émettant un grondement grave similaire au rugissement d’un animal sauvage. Le résultat était si impressionnant qu’il était impossible de poser les yeux sur les murs rouges et les tuiles vernies. Les énormes lanternes du palais flottaient en l’air, voilées d’un épais brouillard et émettant une lueur vaporeuse surnaturelle. Pourtant, il n’y avait rien d’éthéré à propos de ces lanternes ; la lumière qu’elles projetaient était froide et sinistre, presque macabre.

L’intendant personnel de l’empereur, Zhu Xiaojiao, escortait plusieurs personnes hors du Pavillon Chaud, dans l’aile ouest du palais, lorsqu’il croisa le chemin de Gu Yun. Derrière lui se trouvait un groupe d’Occidentaux mené par un grand homme fin, avec des cheveux blancs et un visage de faucon. Il possédait une paire d’yeux menaçants, un nez aquilin et des lèvres fines, presque invisibles, encadrant une bouche similaire à une entaille de couteau. Zhu Xiaojiao accourut pour saluer Gu Yun.

- Monseigneur. Voici les émissaires du pape de l’Ouest.

L’homme aux cheveux blancs examina Gu Yun. Lorsqu’il prit la parole, son accent était indiscernable du langage standard des fonctionnaires de l’empire du Grand Liang.

- Se pourrait-il qu’il s’agisse de l’illustre Marquis d’Anding ? demanda-t-il.

Les cils de Gu Yun étaient couverts d’une fine couche de neige, l’intégralité de sa personne dégageant une aura glaciale. Il joignit les mains en signe de salutation, arborant un masque de froide indifférence. En réponse, l’homme aux cheveux blancs posa une main sur sa poitrine avec une extrême solennité et s’inclina.

- Je ne m’attendais pas à ce que le Marquis d’Anding soit un si beau jeune homme. C’est un honneur de faire votre connaissance.

Gu Yun acquiesça légèrement.

- Vous me flattez.

Les deux groupes poursuivirent leur route. Lorsque les Occidentaux furent à une certaine distance, Gu Yun tourna les yeux vers Zhu Xiaojiao. Ce dernier fit un clin d’œil à Gu Yun, puis avança d’un pas pour murmurer au creux de son oreille :

- Je ne sais pas ce que ces Occidentaux hirsutes lui ont dit, mais Sa Majesté est d’une incroyablement bonne humeur, à présent. Il n’arrêtait pas de dire que nous devions envoyer chercher le marquis. Aussi pouvez-vous vous détendre, monseigneur. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle.

La perversion de ce vieil eunuque était connue de tous et, fidèle à son abominable réputation, il était le lécheur de bottes le plus accompli de l’empereur. Cependant, il entretenait une relation correcte avec Gu Yun ; on pouvait dire qu’il avait vu Gu Yun grandir au palais. Un jour, Zhu Xiaojiao avait accidentellement enragé l’ancien empereur, et Gu Yun avait été témoin de l’incident. Le jeune marquis avait nonchalamment prononcé quelques mots pour sa défense, lui sauvant ainsi la vie. Zhu Xiaojiao avait beau être un dépravé immoral, il remboursait ses dettes de gratitude de manière consciencieuse, et s’était toujours souvenu de la gentillesse dont Gu Yun avait preuve envers lui. La libération de Zhang Fenghan, quelques jours plus tôt, avait été l’œuvre des efforts qu’il avait déployés pour orchestrer les évènements en coulisse.

Malgré ses paroles rassurantes, un malaise naquit dans le cœur de Gu Yun. Honnêtement, il se serait senti mieux préparé si l’empereur avait été mécontent. Le cas échéant, il aurait pu être presque certain que quelqu’un l’avait accusé d’acheter de l’or violet au marché noir. Le fait que quelqu’un l’ait dénoncé importait peu – Gu Yun avait déjà ordonné à ses subalternes de régler les derniers détails. Sans aucune preuve, l’empereur et lui risquaient tout au plus de s’engager dans une dispute houleuse… mais « Sa Majesté est d’une incroyablement bonne humeur » ? Les yeux de Gu Yun tressaillirent encore plus violemment.

Lorsqu’il entra dans le Pavillon Chaud, il vit Li Feng la tête penchée sur un rapport. A la lueur des lampes, l’Empereur Longan ne semblait pas particulièrement joyeux. A vrai dire, il paraissait encore plus hagard que Gu Yun, dont l’affreuse migraine venait tout juste de céder du terrain. Avant que Gu Yun ne puisse effectuer ses salutations coutumières, Li Feng agita une main et dit d’un ton amical :

- Il n’y a personne d’autre, ici ; inutile d’être aussi courtois, mon Oncle.

Li Feng se tourna vers Zhu Xiaojiao.

- Allez demander s’il reste un peu de soupe au ginseng, dit-il. Apportez un bol pour mon oncle impérial afin qu’il puisse réchauffer ses mains.

Gu Yun soupira et songea : Celui qui offre une hospitalité non sollicitée doit nourrir de mauvaises intentions.

- Je crois me souvenir que, la dernière fois que nous avons discuté, mon Oncle a mentionné qu’une partie de l’or violet obtenu par le traître Fu Zhicheng venait du sud ?

- C’est exact. Veuillez pardonner mon incompétence. Je n’ai pas pu traquer la source de cet or violet.

Li Feng ne semblait pas s’en soucier.

- Peu importe. Ces traîtres sont diablement rusés, et le terrain ne vous était pas familier. Le fait que mon Oncle soit parvenu à découvrir les passages secrets des bandits et à les appréhender aussi rapidement est déjà un remarquable exploit. Si même vous vous qualifiez d’incompétent, ne devrions-nous pas nous débarrasser de tous les fonctionnaires civils et militaires de la cour ?

Toujours incapable de comprendre où il voulait en venir, Gu Yun s’empressa d’assurer à Li Feng qu’il n’oserait jamais suggérer une chose pareille.

- Le marché noir d’or violet de l’empire du Grand Liang est resté incontrôlé pendant trop longtemps.

La voix de Li Feng changea lorsqu’il aborda le sujet du jour.

- Ces derniers jours, nous avons envoyé nos gens mener une enquête minutieuse sur le marché noir. Nous avons découvert qu’une partie significative de l’or violet provient de l’étranger.

Tout à coup, Gu Yun comprit. Les individus qui écoulaient de l’or violet en provenance des sources gouvernementales avaient probablement entendu parler des mesures répressives exercées sur leur propre réseau et, voyant dans quelle direction le vent tournait, étaient allés se terrer. Ceux qui avaient été arrêtés par Jiang Chong et ses hommes n’étaient que le menu fretin ayant mis au jour quelques mines privées. Gu Yun écouta en silence.

- Mon Oncle passe une grande partie de son temps à traverser les frontières, poursuivit spontanément Li Feng. Vous possédez bien plus d’expérience et de perspicacité que ceux d’entre nous qui passent leur temps à considérer le monde depuis la capitale telle une grenouille observant le ciel depuis le fond d’un puits. Savez-vous où sont localisées la plupart de ces mines privées ?

Gu Yun hésita légèrement.

- Pour répondre à Sa Majesté, bon nombre d’entre elles sont localisées dans les prairies des barbares du nord.

- Exact, sourit Li Feng. Cependant, ce n’est pas là toute l’histoire. Mon Oncle, venez voir ça, je vous prie.

Gu Yun prit le rapport confidentiel que Li Feng lui tendait et le parcourut promptement. Soudain, le sang bourdonna dans ses oreilles. Le rapport confidentiel répertoriait en détail les voies de commerce de l’or violet exhumé des mines privées. Aucun des noms listés n’était une surprise pour Gu Yun, à l’exception du dernier – écrit tout en bas, aussi visible que le nez au milieu de la figure : « Royaume de Loulan ». Comment Loulan pouvait-il apparaître dans cette liste ?

Li Feng lui jeta un coup d’œil.

- Eh bien ?

Gu Yun fut parcouru de sueurs froides et, en l’espace d’un instant, d’innombrables pensées tourbillonnèrent dans son esprit.

- Votre Majesté, le Bataillon de Fer Noir et le Royaume de Loulan sont voisins depuis plusieurs années. Je n’ai pas connaissance de la moindre mine d’or violet à Loulan. Veuillez pardonner mes présomptions, mais puis-je vous demander qui vous a soumis ce rapport ? Quelle preuve ont-ils de tout cela ?

- Ah, mon Oncle, pourquoi êtes-vous aussi paranoïaque ? demanda Li Feng en s’esclaffant. Ce n’est pas comme si nous vous avions accusé de collaborer avec ces voyous fouilleurs de mines. Il n’est pas surprenant que vous n’en ayez rien su.

Gu Yun prit une profonde inspiration et adopta une expression patiente, attendant d’être éclairé.

- C’est une histoire longue et complexe, commença Li Feng. Durant le neuvième mois de l’année dernière, mon Oncle a conduit un détachement de soldats à la frontière sud. En votre absence, Loulan a demandé l’aide des troupes du Bataillon de Fer Noir restantes pour encercler et annihiler un groupe de pillards du désert. Le Commandant Régional Adjoint Qiu Wenshan a envoyé une équipe et remporté une victoire décisive. Non seulement ont-ils traqué et tué plus d’une centaine de pillards du désert, mais ils sont également parvenus à secourir un groupe de marchands de Shindu, qui avaient été capturés. Ces marchands transportaient des titres de voyage leur permettant d’entrer dans l’empire du Grand Liang, aussi le Commandant Qiu a-t-il suivi le protocole et les a-t-il escortés jusqu’à la station de relais occidentale. Cependant, une fois arrivés, ils ont été choqués de découvrir que les documents de ces marchands étaient faux.

Li Feng était d’excellente humeur. Il s’interrompit de manière dramatique, comme pour ménager délibérément son suspens. Pourtant, lorsqu’il se retourna, il trouva la mine de Gu Yun étrangement grave, dénuée de toute intention de lui demander de poursuivre avec impatience. L’empereur ne put s’empêcher de se sentir légèrement vexé. Il poursuivit faiblement :

- En vertu de la loi, ceux qui falsifient des titres de voyage sont remis au Protectorat du Nord-ouest pour être interrogés et châtiés. Et, lorsque le protecteur général a fouillé leur passé, il a découvert que ces hommes de Shindu n’étaient pas du tout des marchands, mais un groupe de passeurs d’or du marché noir !

Ces « passeurs d’or » étaient des bandits qui trafiquaient de l’or violet.

- Il s’avère que notre émissaire secret venait d’arriver dans les Régions Occidentales. Il n’avait pas encore posé ses affaires lorsqu’il a croisé la route de ces passeurs d’or. Selon les aveux de ces traîtres, ils ont travaillé dans une mine privée au-delà de la Grande Route du Nord jusqu’à obtenir une carte au trésor, qui indiquait plusieurs localisations recelant d’énormes réserves d’or violet à Loulan. Ainsi, ils sont venus tenter leur chance. C’est drôle, n’est-ce pas ? Le fait qu’ils aient été bien plus au fait de ce qui est enterré sous Loulan que le peuple de Loulan lui-même.

Un frisson parcourut l’échine de Gu Yun. Il revint soudain quatre ans en arrière, lorsque le Bataillon de Fer Noir avait capturé ce groupe de pillards du désert. Les pillards avaient rapidement été réduits au silence par Shen Yi et lui. Suite à cela, Gu Yun avait plus d’une fois envoyé ses subordonnés mener l’enquête à Loulan en toute discrétion. Pourtant, il n’avait jamais trouvé aucune de ces insaisissables mines d’or violet, et n’avait jamais eu affaire à un cas similaire. Et, à présent, des années plus tard, alors que cet incident s’était presque totalement effacé de son esprit, il était déterré une fois plus !

Mais… pourquoi Qiu Wenshan était-il le commandant qui avait envoyé les troupes ? Qiu Wenshan était le Commandant Régional Adjoint du Bataillon de Fer Noir, responsable d’organiser la défense du bataillon. Il s’occupait rarement des affaires concernant les voies commerciales. Si quelqu’un de plus expérimenté avait été aux commandes, il n’aurait jamais remis les marchands au protecteur général avant d’avoir vérifié l’authenticité de leurs titres de voyage. Le bureau du protecteur général était sous l’égide directe du gouvernement central. Une fois qu’il avait la garde des prisonniers, le Bataillon de Fer Noir perdait toute autorité dans la poursuite du dossier. Gu Yun avait emmené Shen Yi avec lui, mais les commandants des trois divisions du Bataillon de Fer Noir étaient tous restés à Loulan – où étaient-ils passés ?

Les pensées de Gu Yun changèrent brusquement de direction.

- Si je puis avoir l’audace de poser la question à Sa Majesté, quand l’attaque de ces pillards du désert s’est-elle produite ?

- A la fin de l’année dernière, répondit Li Feng. Pourquoi cette question ?

Gu Yun afficha un sourire avec grande difficulté.

- Ce n’est rien. Ce sujet trouve simplement cela étrange. Les pillards du désert des Régions Occidentales ont été éliminés il y a longtemps – pourquoi sont-ils réapparus sans prévenir ?

Sa migraine s’aggravait, la douleur qui avait été réprimée par l’acupuncture de Chang Geng l’assaillant une fois de plus. Maintenant qu’il y repensait – à la fin de l’année, il y avait un grand marché, et les habitants de toutes les nations se rassemblaient à l’entrée de la Route de la Soie. Le Bataillon de Fer Noir déployait toujours du personnel supplémentaire pour surveiller la zone. De plus, l’escorte protectrice qui rapportait les tributs annuels depuis la frontière nord traversait le nord-ouest au même moment, et un certain nombre d’Etalons Noirs était généralement réassigné pour l’aider. Tout le monde avait été envoyé aux quatre vents. Pourquoi les pillards du désert avaient-ils attaqué à ce moment précis ? Pourquoi l’émissaire secret de l’Empereur Longan était-il arrivé juste au moment où le protecteur général avait découvert l’identité des passeurs d’or, ne permettant alors aucune chance d’intervention ? Et, enfin, pourquoi n’avait-il été informé d’aucun de ces évènements avant ou après qu’ils ne surviennent ?!

Le cœur de Gu Yun se serra, et son esprit se perdit en un bazar désordonné. Installé dans le Pavillon Chaud, aussi tempéré qu’une source en toute saison, il eut soudain du mal à respirer.

- Les pillards du désert des Régions Occidentales ont tendance à rôder aux abords des frontières de l’empire du Grand Liang, poursuivit Li Feng. En dehors de toute demande d’aide, il serait inapproprié d’envoyer nos troupes à l’extérieur du territoire, aussi est-il difficile de traquer leurs mouvements ou leur nombre. La raison pour laquelle nous avons appelé mon Oncle aujourd’hui n’est pas de savoir combien de pillards du désert rôdent dans la nature, mais le fait que nous souhaitions vous confier une importante mission.

Gu Yun leva la tête et le regarda. Sous la lueur des lampes, les yeux de Li Feng brûlaient telles des flammes.

- Notre émissaire secret est actuellement sous couverture à Loulan. Il y a de bonnes chances qu’il existe véritablement un filon d’or violet dissimulé sous les terres de Loulan… Mon Oncle comprend-il où nous voulons en venir ?

Le cœur de Gu Yun se serra dans sa poitrine. Lentement, insistant sur chaque mot, il dit :

- Je demande pardon pour mon ignorance. Pourriez-vous m’éclairer, je vous prie, Votre Majesté ?

La main de Li Feng se posa sur son épaule. Le corps de Gu Yun ne semblait jamais se réchauffer. Qu’importe le lieu, qu’importe le moment, il était tel un rocher qui aurait passé trois jours sous la glace.

- Mon Oncle, si je puis parler franchement : vous connaissez parfaitement les difficultés internes comme externes qui menacent l’empire du Grand Liang, dit Li Feng avec un soupir. Notre esprit est si profondément perturbé par ces problèmes que nous peinons à trouver le sommeil. Nous n’avons personne à qui nous confier. Porter les fardeaux d’une telle nation est exténuant.

Gu Yun réfléchit un instant à sa réponse, puis dit avec tact :

- Sa Majesté s’occupe d’une myriade d’affaires d’état chaque jour. Vous êtes l’espoir du peuple. Prenez soin de votre santé, je vous prie. Je n’ai pas l’expérience des affaires gouvernementales mais, ces dernières années, j’ai supervisé la mise en place de la Route de la Soie. La région devient plus animée à chaque jour qui passe, et les riches marchands du nord-ouest ont commencé à s’aventurer à l’étranger. Le peuple des Plaines Centrales a toujours été consciencieux et travailleur. Je crois que, dans quelques années, la prospérité que nous constatons aujourd’hui sur la Route de la Soie se répandra à la totalité de l’empire du Grand Liang. Lorsque ce jour viendra…

Ses flatteries évasives étaient comme un seau d’eau glacé versé sur la tête du fervent Li Feng.

- Marquis Gu, l’interrompit sèchement Li Feng. Effectivement, vous n’avez pas l’expérience des affaires gouvernementales. Il est vrai que, ces dernières années, la nation a profité des routes commerciales – mais pouvez-vous garantir qu’elles continueront de prospérer, à l’avenir ? A quel point connaissez-vous ces marchands et leurs affaires ? Nous ne savions pas que, en plus de massacrer les ennemis sur le champ de bataille, le Marquis d’Anding était également un expert commercial.

L’humeur de l’empereur s’était détériorée. A la seconde où il avait entendu les mots « Marquis Gu », Gu Yun avait su qu’il devait fermer sa bouche, accepter ses ordres et effectuer le travail demandé. Il demeura silencieux. Derrière l’empereur, une lampe à gaz se mit à vaciller de manière hésitante avec un petit sifflement. Gu Yun songea que, peu de temps auparavant, il avait solennellement juré au Juge Jiang qu’il n’osait pas « s’abaisser à s’engager dans des querelles insignifiantes pour des raisons insignifiantes ».

Massant l’espace entre ses deux sourcils, Li Feng rompit le malaise qui s’était installé entre eux.

- Oubliez cela, dit-il en agitant la main avec raideur. Rentrez et reposez-vous. Nous vous avons informé de cette affaire, alors rentrez chez vous et réfléchissez-y soigneusement. Le printemps n’est pas encore là, et le nord-ouest demeure glacial – il est inutile que mon cher sujet s’empresse d’y retourner.

- Votre Majesté.

Gu Yun ferma brièvement les yeux, puis souleva promptement l’ourlet de ses vêtements pour s’agenouiller devant Li Feng. Il avait dit qu’il ne ferait pas d’histoire et ne se disputerait pas à propos de codes de loyauté inutiles – mais comment cela pouvait-il être comparé à des bagatelles insignifiantes ?

- Veuillez me pardonner, Votre Majesté, dit Gu Yun. L’or violet est sans nul doute une affaire de la plus haute importance, mais veuillez excuser ma lenteur d’esprit et mon incapacité à comprendre le sens profond de la décision de Sa Majesté. La paix et la prospérité de la Route de la Soie n’ont pas été gagnées aisément. Sa Majesté souhaite-t-il réellement les condamner pour quelques rumeurs sans fondement ?

- Il est impossible d’ignorer la contribution du Marquis Gu à la prospérité actuelle de la Route de la Soie. Nous comprenons que vous n’aimiez pas la voir anéantie, étant données toutes les années que vous avez consacrées à son développement… Comment notre cœur pourrait-il ne pas en souffrir, lui aussi ? répondit Li Feng, jugulant patiemment son humeur. Mais cette grande nation qui est la nôtre est telle une maison en ruine remplie de fenêtres mal isolées – la moindre averse s’y infiltre, et nous devons nous hâter de démonter le mur est pour réparer le mur ouest. Nous manquons de ressources dans chaque domaine.

Gu Yun ricana intérieurement, mais révéler son véritable sentiment n’aurait pas été approprié. Son expression demeura indifférente.

- Le sol est froid. Le teint de mon Oncle semble pâle, et je peux encore sentir l’odeur de votre médicament ; s’il vous plaît, ne restez pas agenouillé de la sorte.

L’expression de Li Feng se réchauffa tandis qu’il tentait de raisonner Gu Yun.

- Lorsque nous étions jeunes, le Grand Tuteur Lin nous a un jour dit que deux bras forment la puissance de la nation : les bénédictions des cieux et les créations de l’homme. Mon Oncle s’en souvient-il ?

- Je m’en souviens. Le Grand Tuteur a dit : « Les bénédictions des cieux sont les montagnes et les rivières, les arbres et la végétation, le type de sol, la diversité de la faune, et l’or violet qui s’écoule sous la terre. Les créations de l’homme sont les aphorismes des sages, les techniques de construction, et les inventions telles que les machines à vapeur et les armures d’acier. » Ces deux entités sont tels le pilier et la charpente d’une maison. On peut s’appuyer sur l’un des deux seulement mais, si les deux sont cassés, la structure s’effondre. C’est une chose qu’un souverain doit garder à l’esprit.

- La mémoire de mon Oncle est impressionnante, dit Li Feng en baissant les yeux vers lui. Aujourd’hui, le pilier et la charpente de notre nation ont été rongés par des termites. Que pouvons-nous faire ?

En toute honnêteté, Gu Yun voulait répondre : Si vous n’aviez pas mis en œuvre cette stupide Loi sur l’Insigne de Maîtrise, peut-être y aurait-il moins de termites pour manger votre maison. Mais il songea au Maître Fenghan, actuellement enfermé dans sa résidence pour réfléchir à ses erreurs en compagnie du chien qui lui servait de fils. Même s’il le disait à voix haute, ce serait inutile.

Probablement parce qu’il s’était souvenu de leur enfance, lorsqu’ils étudiaient côte à côte en bonne camaraderie, la colère disparut progressivement du visage de Li Feng.

- Veuillez vous lever. Mon Oncle est la lame aiguisée de la nation. Nous devons encore nous appuyer sur vous pour faire régner l’ordre sur la lande.

Gu Yun s’inclina profondément, posant doucement son front sur le bout de ses doigts.

Li Feng poussa un soupir de soulagement, ayant le sentiment d’avoir enfin atteint son but avec ce sujet obstiné. Ces dernières années, Gu Yun était devenu incroyablement raisonnable, s’adaptant sans accroc aux nouvelles circonstances. Il n’explosait plus de rage à la moindre provocation comme à l’époque où Li Feng était monté sur le trône. Sa légère transgression du jour n’était probablement due qu’à son inquiétude en entendant le mot « Loulan »… et – eh bien, il s’agissait de Loulan. Gu Yun avait été stationné là-bas pendant plus de cinq ans. Il était compréhensible qu’il se soit attaché à cet endroit. A cette pensée, l’expression de Li Feng s’adoucit une fois de plus. Il se résolut à aider Gu Yun à se relever. Mais, avant qu’il ne puisse tendre la main, Gu Yun s’était déjà redressé.

- Votre Majesté, dit-il d’une voix tranquille. Bien que Loulan soit un petit royaume, il a toujours été ami avec notre nation. Lorsque de nombreux pays des Régions Occidentales ont lancé une rébellion armée, nos troupes ont été assiégées dans ces dunes de sable jaunes et arides pendant plus de vingt jours. Ce sont les citoyens de Loulan qui nous ont relayé l’information en secret et qui nous ont fourni nourriture et médicaments. Plus tard, lorsque l’Occident, Shindu et les royaumes des Régions Occidentales ont signé le nouvel accord pour étendre la Route de la Soie, Loulan s’est également joint à cet accord…

Pris par surprise, Li Feng le fixa d’un air absent pendant quelques secondes, abasourdi, puis explosa d’une rage incontrôlable.

- Assez ! s’écria-t-il.

- Envoyer des troupes envahir une autre nation souveraine car vous convoitez ses richesses serait inhumain. Tourner le dos à leur bonté passée, rompre vos promesses et trahir leur confiance serait immoral !

Gu Yun n’en avait pas dit assez, et chacun de ses mots était tel un couteau planté dans le sol doré du Pavillon Chaud. Li Feng tremblait de rage.

- Silence !

Il balaya les pinceaux et l’encre sur la table, ramassa la pierre à encre et la lança sur l’homme agenouillé. Gu Yun ne fit aucun effort pour l’éviter ; la pierre heurta lourdement son épaulette avec un claquement retentissant, et de l’encre mouillée coula sur la tenue de cour en brocard du Marquis d’Anding. Li Feng le fixa avec une telle férocité que ses yeux en furent presque arrachés à leurs orbites.

- Gu Yun, qu’essayez-vous de faire ?

Gu Yun répondit lentement et délibérément :

- Une armée inhumaine et immorale n’a pas la faveur des cieux. Bien que les cinquante mille soldats du Bataillon de Fer Noir ne craignent pas la mort, je n’ose accepter cette mission. Veuillez révoquer vos ordres, Votre Majesté.

 

 

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