Chapitre 48 : Une brusque prise de conscience
Liao Ran le dévisagea avec surprise. Il n’aurait jamais pensé voir le jour où le Marquis d’Anding ferait l’honneur de de sa présence au Temple National. Il gesticula hâtivement à l’intention de Chang Geng :
- Le Marquis d’Anding ne pense-t-il pas qu’entrer en contact avec la moindre cendre d’encens est de mauvais augure ? Il s’est désormais profondément aventuré dans le repaire du tigre ; ne va-t-il pas se frotter jusqu’à s’écorcher avec des herbes chasseuses d’esprits malins à son retour ?
Chang Geng ne prêta aucune attention à ses questions. Une mine déconcertée déforma brièvement ses traits. Il n’était pas prêt à affronter la colère et la désapprobation de Gu Yun. Etrangement, Chang Geng et Gu Yun pensaient tous deux avoir agressé l’autre sous l’effet de l’alcool et, à présent, tous deux en éprouvaient de la culpabilité.
Liao Ran regarda Chang Geng, abasourdi. Ces dernières années, afin de réprimer le Wu’ergu, Chang Geng avait développé sa technique de respiration méditative jusqu’à atteindre la perfection. Il pouvait s’assoir face à un mur et méditer, immobile, pendant plusieurs jours d’affilée. Même un éminent moine tel que Liao Ran devait bien le lui reconnaître.
Il n’était pas rare qu’une personne agitée regarde Chang Geng dans les yeux et s’en trouve apaisée. Ce jeune maître d’une beauté incomparable était assis sur le vieux tapis de prière de ce moine indigent, vêtu de blanc, une pierre de jeu de go à la main. Il semblait avoir atteint un état de paix et de profonde sérénité – seulement pour que les mots « Marquis d’Anding » ne le fassent voler en éclats telles des ondulations brisant la surface tranquille d’un étang. Chang Geng n’avait de cesse de s’agiter, et il leva la main sans but, la tendant vers dieu sait quoi. Au beau milieu de son geste, il remarqua le regard soutenu de Liao Ran. Il réprima ses émotions et posa sa main sur sa tasse de thé d’un air impassible, puis baissa la tête et dissimula son erreur passagère derrière une gorgée d’eau. Même le Grand Maître Liao Ran, qui s’était longuement entraîné à prendre un air mystérieux, se sentait légèrement perplexe. Qu’est-ce que cela signifie ? Le marquis vient-il collecter une dette ?
Quelques instants plus tard, Gu Yun entra dans la pièce. Une aversion à peine contenue siégeait dans l’arche de ses sourcils et le coin de ses yeux, comme s’il était fortement tenté de marcher sur la pointe des pieds. Il jeta un coup d’œil à Liao Ran, la mine renfrognée, et sourit hypocritement.
- Cela fait plusieurs années que nous ne nous sommes pas vus, Grand Maître. Je vois que vous êtes plus immaculé que jamais.
Liao Ran adopta l’attitude d’un grand maître et s’empêcha de s’abaisser au niveau de Gu Yun. Il pressa ses paumes l’une contre l’autre et se leva pour le saluer, signant :
- Amitabha Bouddha. Le cœur de ce moine est tel un miroir, clair et lumineux – la poussière ne saurait s’y déposer[1].
Apparemment, il était possible de citer des classiques pour justifier le fait de refuser de se laver !
C’était comme si Gu Yun avait humé quelque chose d’avarié. Incapable de passer une minute de plus dans cet établissement douteux, il se tourna vers Chang Geng.
- Voilà déjà plusieurs jours que vous perturbez l’exercice spirituel du grand maître. Il est grand temps de rentrer à la maison.
Chang Geng avait passé tout ce temps à batailler pour apaiser son esprit, seulement pour qu’il soit à nouveau ébranlé par les mots « rentrer à la maison ». Il savait que, même s’il s’asseyait sous l’arbre de la Bodhi[2], il serait incapable de réciter les mots : « la luxure est une quête indigne ». Ainsi, il n’eut pas d’autre choix que de ramasser le grand bazar de ses sentiments et de se lever docilement. L’irrespirable odeur d’encens au bois de santal qui brûlait au sein du Temple National fit tousser Gu Yun. Il s’empressa de sortir pour patienter à l’extérieur de la cellule et regarda Chang Geng faire ses adieux à Liao Ran avec un profond ennui.
S’agissant de ses amis et des membres de sa famille, une fois que Gu Yun s’était habitué à leur apparence, il ne remarquait plus s’ils étaient séduisants ou non. Gu Yun avait toujours trouvé que Chang Geng ressemblait à sa mère barbare du nord ; ce n’est qu’à présent qu’il l’observait depuis le seuil qu’il se rendait compte que ce n’était pas tout à fait vrai. Le jeune homme assumait désormais ses traits et était doté d’un visage élégant. Il était difficile de dire à qui il ressemblait d’un simple coup d’œil mais, tel un morceau de jade noir, il y avait quelque chose chez lui de particulièrement agréable à regarder.
Gu Yun le dévisagea. Il se souvenait soudain que le monde martial était peuplé de gens de tous horizons. Depuis la mise en place du commerce maritime, les traditions populaires de l’empire du Grand Liang étaient devenues de plus en plus progressistes. La rumeur racontait d’ailleurs que l’homosexualité masculine prévalait dans les régions côtières longeant la Mer de l’Est. Tel un dragon blanc se transformant en poisson pour nager en eaux profondes parmi les gens du peuple, se pouvait-il que Chang Geng ait été harcelé par quelqu’un ne sachant pas respecter les limites ? Etait-ce la raison pour laquelle il s’était tant énervé, la dernière fois ?
C’est vrai, songea Gu Yun, son esprit développant l’idée jusqu’à sa conclusion logique tandis que son imagination se perdait en élucubrations. Si je posais la main sur Shen Jiping, il ne le prendrait pas au sérieux. Avec son visage d’indigent, il ne me croirait pas capable d’y prêter la moindre signification. Honnêtement, si je l’embrassais, c’est moi qui aurais le plus à y perdre. Plus il y pensait, plus l’idée lui paraissait sensée et plus il se sentait mal à l’aise. Après un instant de délibération, il décida qu’il valait mieux jouer l’idiot. Alors que Chang Geng s’approchait, il dit d’un air nonchalant :
- Pourquoi êtes-vous resté aussi longtemps ? Les choux et le tofu du Temple National seraient-ils si bons que ça ?
En voyant l’air affable de Gu Yun, Chang Geng se détendit également.
- La voix du Bouddha et les repas végétariens aident à méditer.
- Les jeunes gens comme vous veulent porter des couleurs vives et vivre de manière extravagante. Ce n’est pas comme si vous alliez devenir moine – pourquoi méditez-vous ?
Tandis qu’il marchait à côté de Chang Geng, Gu Yun était sur le point de passer un bras autour de ses épaules, comme à son habitude. Mais, alors qu’il levait la main, il fut brusquement frappé par la peur que Chang Geng n’interprète son geste de travers. Il la rétracta silencieusement, la plaçant derrière son dos.
- J’y ai réfléchi, dit Chang Geng d’une voix neutre.
Il y avait songé, autrefois – rompre tout lien avec les mondanités et se réfugier dans la vie religieuse. Peut-être qu’ainsi, les fantasmes débridés de son cœur seraient transformés par les enseignements infinis du Bouddha.
- Quoi ?
Gu Yun se figea. Il mit plusieurs longues secondes à réagir tandis qu’il dévisageait Chang Geng, stupéfait.
- Vous voulez dire – devenir moine ? demanda-t-il, incrédule.
Chang Geng avait rarement vu une telle sidération sur le visage de son parrain.
- J’ai simplement dit que j’y ai réfléchi ; je n’avais pas le cran de le faire, dit-il avec un sourire.
N’importe quoi, songea Gu Yun. Si vous l’aviez fait, je vous aurais brisé les jambes.
Mais, au final, Gu Yun tint sa langue. Chang Geng n’était plus le petit filleul égaré qu’il pouvait protéger sous les auvents de la Résidence du Marquis. Il s’était soumis à la cérémonie célébrant sa majorité et avait reçu le titre de prince de commanderie. Il appelait encore Gu Yun « Yifu », mais c’était uniquement par affection, et non en raison d’un quelconque statut officiel. Il n’était plus approprié que Gu Yun sermonne ce jeune homme comme s’il s’agissait de son fils. Ainsi, il se contenta de demander d’un air légèrement abattu :
- Pourquoi ?
Chang Geng échangea une salutation polie avec le jeune moine novice qu’ils croisèrent, puis répondit :
- Enfant, j’ai grandi avec la calligraphie « Le Monde est Inéluctable » accrochée dans la chambre de Yifu. Plus tard, j’ai suivi mon shifu et arpenté la lande. J’ai à peine goûté aux épreuves et aux périls du monde – comment pourrais-je m’en retirer ? Je suis né dans ce monde. Bien que mes talents naturels soient limités et que je ne puisse probablement pas accomplir de grandes prouesses qui résisteront à l’épreuve du temps tels les illustres sages du passé, le moins que je puisse faire, c’est affronter sans honte les cieux, la terre et moi-même…
… et vous.
Chang Geng ne prononça pas ces derniers mots à voix haute, les dissimulant dans son cœur.
Par la passé, Xiu-niang l’avait traîné derrière son cheval mais, au final, elle avait échoué à le traîner jusqu’à la mort. Le Wu’ergu le tourmentait mais, jusqu’alors, il avait échoué à le faire sombrer dans la folie. Parfois, Chang Geng pensait que ce n’était qu’en franchissant les vagues les plus houleuses, nageant constamment à contre-courant, qu’il atteindrait l’endroit où il pourrait enfin se respecter. Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il mériterait de rêver, ne serait-ce que brièvement, à son petit shifu au cœur de la nuit.
L’expression de Gu Yun s’apaisa, mais il demanda tout de même avec mécontentement :
- Alors pourquoi continuez-vous de courir vous réfugier auprès d’un tas de moines ?
- Je viens prendre le thé avec le Grand Maître Liao Ran, répondit Chang Geng, esquivant soigneusement la question. Parfois, je souffre d’excès de chaleur interne et j’ai du mal à dormir. Mademoiselle Chen m’a donné une prescription de fragrance pacificatrice, n’est-ce pas ? Elle est dans mon sachet, mais je ne parviens pas à le trouver, ces derniers jours.
Gu Yun se tut abruptement.
- Je ne sais pas où j’ai bien pu l’égarer, poursuivit Chang Geng, perplexe.
Sur ce, le teint de Gu Yun devint blême – certaines personnes avaient vraiment un talent remarquable pour frapper où ça fait mal. Le Maréchal Gu batailla silencieusement avec sa conscience pendant un moment mais, au final, il passa la main dans le revers de ses vêtements et en sortit le petit sachet en cuir parfumé. Il le tendit à Chang Geng.
- Le voici.
Ce fut désormais au tour de Chang Geng de demeurer silencieux. Cette révélation choquante le frappa – lui qui était tombé dans un piège de sa propre confection, tellement pris au dépourvu qu’il manqua de s’en mordre la langue. Le Prince Yanbei qui, quelques instants plus tôt, était un modèle de sophistication et d’érudition, sentit instantanément ses paumes se couvrir de sueurs froides.
- Co… Comment est-il arrivé dans les mains de Yifu ? bafouilla-t-il.
Avec sa mine impassible, qui avait été minutieusement peaufinée par toutes sortes de situations embarrassantes, fermement plaquée sur le visage, Gu Yun répondit sans sourciller :
- Il est tombé sur mon lit je ne sais comment. Je vous l’ai peut-être arraché accidentellement, le jour où j’ai fini ivre mort.
Chang Geng analysa son expression, pétrifié. Gu Yun feignit l’innocence sans la moindre vergogne.
- Quel est le problème ?
Chang Geng s’empressa de secouer la tête et poussa un soupir de soulagement. D’une certaine façon, il était parvenu à s’extraire de ce désastre et pouvait à nouveau interagir calmement et intimement avec Gu Yun, comme avant. Toutefois, il ne put s’empêcher d’éprouver une pointe de déception. Remarquant le changement de son expression, Gu Yun crut que Chang Geng était toujours offensé, aussi proposa-t-il une trêve :
- J’ai oublié de vous le dire, l’autre jour, mais Sa Majesté veut que vous commenciez à assister aux assemblées de la cour, dit-il. Quelle position souhaitez-vous ? Je verrai si je peux en toucher un mot.
La mine détendue de Chang Geng se fit sérieuse.
- Chacun des Six Ministères a sa propre sphère d’influence, dit-il. Je ne peux me permettre de perturber leur travail. Durant toutes ces années, je n’ai accompli aucun exploit civil ou militaire, et je me suis habitué à l’oisiveté. Si Sa Majesté insiste pour que j’assiste aux assemblées de la cour, alors y assister me suffira. Et prêter main forte au Juge Jiang de la Cour Impériale de Contrôle Judiciaire dans ses investigations ne me dérangerait pas.
Gu Yun ne savait pas si la réponse de Chang Geng reflétait ce qu’il pensait vraiment, mais il était certain que l’empereur serait heureux de l’entendre. Son cœur se serra légèrement. Il ne voulait pas envoyer Chang Geng auprès de l’Empereur Longan pour qu’il soit maltraité, ses compétences jetées aux oubliettes – mais l’autre alternative était impossible. Le nom de famille de Chang Geng était Li. Même s’il devenait un prince désœuvré et succombait à la décadence, il ne pouvait tout simplement pas passer sa vie à se cacher chez le Marquis d’Anding.
- Vous pouvez travailler à la Cour Impériale de Contrôle Judiciaire, si vous le désirez, mais attendez un peu – n’y allez pas tout de suite, dit Gu Yun. Sa Majesté a l’intention d’enquêter sur le marché noir d’or violet, aussi le Juge Jiang subit-il beaucoup de pression, en ce moment. La situation est déjà suffisamment chaotique, alors restez en-dehors de tout ça. N’impliquez pas le Pavillon Linyuan.
Chang Geng murmura son assentiment ; il ne semblait pas du tout surpris par cette nouvelle.
- Déjà ? Je vois que Sa Majesté ne peut vraiment pas attendre. L’autre jour, je me demandais justement quand il réinstaurerait le Décret d’Assainissement de l’Or.
- Comment l’avez-vous su ? demanda Gu Yun, étonné.
- Juste une intuition.
Une neige éparse s’était mise à dériver dans les airs. Chang Geng emprunta une ombrelle de papier sur le seuil d’une cellule de moine. L’ombrelle était petite, et Chang Geng n’arrêtait pas de l’incliner en direction de Gu Yun. Son épaule laissée exposée fut recouverte d’une fine couche de neige en un rien de temps. Il ne se donna pas la peine de l’essuyer, mais continua à avancer d’un pas tranquille, comme pour savourer l’expérience.
- A vrai dire, ce n’est pas vraiment une intuition. Réfléchissez-y, Yifu. Sa Majesté l’Empereur Longan, l’Empereur Yuanhe avant lui, et même l’Empereur Wu – bien que leur extraordinaire sagesse diffère de bien des façons, s’agissant de l’or violet, ils sont tous pareils. Ils le considèrent tous comme une source de danger et d’inquiétude.
Gu Yun avait toujours considéré Chang Geng comme un enfant de la dernière génération. C’était la première fois qu’il marchait avec lui, côte à côte, et écoutait ses pensées. Il trouva l’expérience terriblement novatrice, aussi ne l’interrompit-il pas et se contenta-t-il de l’écouter parler.
- Lorsque j’étais jeune et que je vivais à Yanhui, j’ai vu de mes propres yeux la façon dont la cour impériale dilapidait la main d’œuvre et les ressources au nom de l’or violet. Ces dernières années, je me suis également demandé – pourquoi contrôler son usage aussi strictement ? Si l’or violet était traité comme l’alimentation ou le textile, et que tout le monde pouvait en acheter autant qu’il le voulait, le marché noir ne cesserait-il pas d’exister ?
Chang Geng secoua la tête, puis poursuivit :
- Plus tard, j’ai réalisé qu’une telle chose est impossible. Peut-être le fait de le dire est-il une félonie, mais qu’importe l’identité de l’empereur – qu’il soit incapable ou instruit, un fragile érudit ou un robuste pratiquant des arts martiaux – personne ne peut laisser les gens du peuple faire le commerce de l’or violet. Autrement, à l’avenir, les riches marchands, les Occidentaux, les barbares de l’Est, les vils criminels, même les fonctionnaires possédant quelque argent… n’importe lequel d’entre eux pourrait glisser un couteau sous la gorge de la nation.
- Comme ces bandits à la frontière sud, dit Gu Yun.
- Exactement. Ce n’étaient que le marché noir, quelques bandits et une poignée de pics montagneux près de la frontière sud – mais que se passerait-il si on élargissait ça à l’échelle du Grand Liang tout entier ? Si tout le monde tenait un tel « couteau » ? La cour impériale ne peut satisfaire tout le monde. Si l’on en arrivait là, des cas similaires pousseraient comme des champignons, et le gouvernement serait absolument incapable d’y faire face. La nation serait contrôlée par ceux qui brandissent la plus grande arme. Les personnes souhaitant rivaliser pour le pouvoir ne s’arrêteront devant rien pour obtenir cette inestimable épée pourfendeuse de dragons et s’affronteront pour triompher. Laisser le commerce d’or violet se faire librement reviendrait à faire un élevage du légendaire insecte gu[3] – lorsque toutes les autres créatures auront été dévorées et que le roi gu lèvera sa tête venimeuse, qui règnera en maître sur la lande ?
Gu Yun fronça les sourcils.
- Chang Geng, il n’y a rien de mal à me parler de tout ça, mais ne le mentionnez devant personne d’autre. Et donc – voulez-vous dire par-là que l’empereur a raison de réinstaurer le Décret d’Assainissement de l’Or ?
- Non, ce n’est pas ça. A vrai dire, concernant l’or violet, la meilleure solution serait de laisser en place les restrictions modérées de l’ancien empereur jusqu’à ce que la situation se stabilise et se concentrer sur le problème le plus important : l’argent. Depuis la mise en œuvre des pantins fermiers, une portion significative de la production agricole annuelle pourrit dans les greniers à grain. Alors que le prix du riz dégringole, plutôt que de faire le plein de denrées alimentaires, beaucoup préfèrent stocker or et argent. L’or et l’argent n’existent pas en quantité illimitée – si tout est entreposé à droite et à gauche, il est inévitable que la Trésorerie Nationale demeure vide. Les lingots ne peuvent pas être créés comme par miracle, et une source lointaine ne peut pas étancher une soif immédiate – même si nous fabriquions plus de monnaie, ce serait insuffisant, et bien trop tard. Ainsi, nous devons nous tourner vers le commerce avec l’étranger comme source d’or et d’argent. Une fois la Route de la Soie entièrement opérationnelle, il s’agira de l’exploit le plus monumental de Yifu. Même une centaine de rébellions étouffées ne pourraient se comparer à une telle prouesse.
« Tant qu’il y aura de l’argent, poursuivit Chang Geng, la maison aura une charpente et le peuple un filet de sécurité. Ensuite, nous pourrons progressivement nous occuper des affaires domestiques de la nation, telle une marmite mijotant à feu doux. Certains challenges demeureront, mais la situation ne dégénérera pas. Nous pourrons espérer des siècles de paix et de prospérité. Après quelques générations de stabilité, peut-être trouverons-nous une solution, soupira doucement Chang Geng. Il est regrettable que, ces dernières années, deux rébellions armées aient impliqué le marché noir. La réaction extrême de Sa Majesté n’est pas surprenante. A vrai dire, je doute que les incidents de la Mer de l’Est et de la frontière sud soient des coïncidences. Je me suis servi des ressources du Pavillon Linyuan pour mener l’enquête et je viens seulement de tomber sur une piste vague… mais nos ennemis sont véritablement sournois. Yifu, vous devez être prudent.
Après avoir écouté le discours de Chang Geng, Gu Yun demeura silencieux un long moment, l’expression difficile à déchiffrer. Chang Geng le laissa à ses pensées et l’accompagna lentement hors du Temple National. Le coup de tambour du soir retentit dans le temple, se réverbérant sur les montagnes. Dans le profond silence qui s’ensuivit, la neige tomba sans bruit.
Le vieux Général Zhong pouvait éduquer un commandant militaire capable d’apporter la paix sur la nation à travers ses victoires sur le champ de bataille mais, à lui tout seul, il était incapable de produire un fonctionnaire suffisamment compétent pour gouverner la nation et pacifier la lande. Une fois de plus, Gu Yun fut submergé par un intense regret. Pourquoi a-t-il fallu que le nom de famille de cet enfant soit Li ?
Si Chang Geng n’avait pas été le prince Li Min, devenir un fonctionnaire en passant l’examen impérial aurait été aussi facile qu’un claquement de doigts. Plutôt que de partager quelques pensées fugaces avec Gu Yun dans ce temple miteux tout en proclamant que son unique désir était de passer ses jours à paresser en tant que membre de la cour, beau mais inutile, il aurait pu gravir les échelons, aider la nation à guérir, devenir le plus grand politicien de sa génération… Mais tel était sa destinée.
- Le temps se gâte, et Yifu est vêtu bien trop légèrement, dit Chang Geng. Au lieu de rentrer à cheval, pourquoi ne pas monter avec moi dans ma voiture ?
Gu Yun était toujours perdu dans ses pensées. En entendant sa voix, Gu Yun tourna la tête et croisa accidentellement le regard de Chang Geng. Son cœur balbutia dans sa poitrine. Jusqu’à présent, il n’avait jamais remarqué la façon dont Chang Geng l’observait. Son regard, qui reflétait légèrement la douce neige blanche, possédait une intensité inébranlable. C’était comme s’il désirait engloutir Gu Yun tout entier dans la profondeur de ses yeux.
Surpris, Chang Geng détourna promptement le regard. Il baissa la tête et agita sa manche dans l’intention d’avoir l’air innocent, mais n’en parut que plus suspect. La manche était déjà trempée, et le tissu collait à sa main. Ce n’est qu’à ce moment-là que Gu Yun se rendit compte que l’épaule de Chang Geng était couverte d’une couche de neige fondue. Il n’en avait pas dit un mot tandis qu’il accompagnait Gu Yun d’un pas tranquille. Gu Yun tendit la main et la passa sur le tissu mouillé ; il était glacial.
- Vous…
Au moment où il leva la main, le corps de Chang Geng se raidit. Cela ne dura qu’un bref instant, mais cela n’échappa pas au regard de Gu Yun. Dans sa vie privée, Gu Yun n’était pas du genre à s’encombrer de trivialités ; il était plutôt indifférent et prenait rarement note de ce genre de détail. Mais, l’embarras de son épisode d’ivresse étant encore frais dans son esprit, il se découvrait plus sensible aux réactions de Chang Geng qu’à l’accoutumée.
Suis-je en train de m’imaginer des choses ? se demanda Gu Yun, abasourdi, tandis qu’il montait dans la voiture.
Le chauffage avait déjà été allumé à l’intérieur de la voiture, aussi Gu Yun s’adossa-t-il contre le siège et ferma-t-il les yeux pour se reposer. Il était à moitié assoupi lorsqu’il sentit quelqu’un s’approcher. Il garda les yeux fermés et, au bout d’un moment, sentit Chang Geng poser une fine couverture sur lui. Sa caresse était aussi légère qu’une plume, comme s’il craignait de le réveiller. Lorsqu’il s’agissait de Shen Yi, ce dernier se contentait de jeter négligemment une couverture sur lui, et cela faisait même de lui un subordonné extrêmement attentionné. Ses gestes n’étaient jamais si tendres qu’on aurait pu les prendre pour une dévotion aimante. La somnolence de Gu Yun s’évapora d’un coup. Il se donna du mal pour continuer de feindre le sommeil, ne bougeant pas d’un millimètre, jusqu’à ce que son cou se raidisse sous l’effort. Pendant tout ce temps, il eut le sentiment qu’une paire d’yeux le fixait sans sourciller.
Peut-être qu’aucun secret en ce monde ne pouvait être parfaitement dissimulé – ne serait-ce sans ceux qui échouaient à remarquer les indices subtiles.
Le cœur de Gu Yun se serra avec nervosité, et il ne put s’empêcher de commencer à observer Chang Geng à la dérobée. Mais, plutôt que de dissiper son appréhension indescriptible – plus il le regardait, plus la panique l’assaillait.
***
Parallèlement à l’émoi interne provoqué par Chang Geng, Gu Yun était préoccupé par le Décret d’Assainissement de l’Or et les tentatives de l’empereur pour réprimer le marché noir d’or violet. Par ailleurs, il devait trouver un moyen détourné de sauver le grincheux numéro un de l’Institut Lingshu, Maître Fenghan. C’était une situation cauchemardesque qui laissait Gu Yun mentalement et physiquement exténué.
Le vingt-troisième jour du premier mois, Gu Yun se rendit en périphérie de la capitale pour faire ses adieux à Shen Yi, qui partait pour son nouveau poste à la frontière sud. Le vingt-cinquième jour du premier mois, la voiture-dragon impériale de l’empereur tomba en panne tandis qu’il faisait le tour des jardins impériaux. Une judicieuse remarque de l’un de ses serviteurs personnels rappela à l’Empereur Longan que Maître Fenghan s’était un jour agenouillé pour l’aider à réparer sa voiture à vapeur. La majeure partie de la colère qui enflammait son cœur s’atténua promptement. Après avoir posé quelques questions, il apprit à quel point le vieil homme était seul et miséreux – notamment car, après avoir été emprisonné, à part ses étudiants de l’Institut Lingshu qui venaient lui rendre visite, il n’avait aucun ami, aucune famille pour lui apporter à manger. Il se trouve que l’Empereur Longan était de bonne humeur et, après avoir entendu tout ceci, il prit le vieil homme en pitié. Soupirant, il ordonna que Zhang Fenghan soit relâché, et ne lui déduisit que six mois de salaires en guise de punition. Ainsi, cette affaire fut close.
Ces deux problèmes ayant été réglés, Gu Yun ne put supporter de rester dans la capitale une journée de plus. Il soumit une note demandant son retour à Loulan. En effet, il était temps qu’il se remette au travail. L’empereur n’eut aucune objection et accepta sa requête le jour de sa réception.
La veille du jour où Gu Yun devait préparer ses affaires et partir, la nuit était déjà bien avancée, et il venait de prendre son médicament. Bien que Chang Geng l’ait traité via l’acupuncture depuis quelques temps, cette technique ne pouvait qu’atténuer ses symptômes. Elle ne pouvait éradiquer ses maux de tête à la racine.
C’est à ce moment-là, alors qu’il peinait à s’endormir, qu’un messager arriva avec une convocation du Marquis d’Anding au palais impérial. Peut-être était-ce un effet secondaire de son médicament, mais les paupières de Gu Yun furent soudain saisies de spasmes.
[1] Vers de Huineng, sixième patriarche du bouddhisme chan.
[2] Ou ficus religiosa, arbre vénéré sous lequel Bouddha atteignit l’éveil.
[3] Insecte de légende réputé pour être extrêmement venimeux, qui gagnerait sa notoriété en vainquant toutes les autres créatures.
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