Chapitre 46 : Banquet

 

 

 

Hua Xiangyi était effectivement plus jeune que Qi Zhuyin – de deux ans. Ces derniers jours passés dans les confins du palais l’avaient considérablement amincie. Lorsqu’elle vit le portrait de Qi Shiyu sur le bureau de l’impératrice douairière, elle prit enfin conscience de la situation. L’impératrice douairière prit sa main et la tint quelques instants avant de dire :

- C’est un mariage entre deux personnes ayant un certain écart d’âge, mais Qi Shiyu est attentionné.

Hua Xiangyi arrangea sa robe de cour lilas et posa sa tête sur les genoux de l’impératrice douairière. Une main vint caresser ses longs cheveux.

- Inutile d’être triste, poursuivit l’impératrice douairière. C’est ainsi que toutes les filles du Clan Hua se marient. Epouse-le maintenant et, dans quelques années, tu deviendras la véritable maîtresse de Qidong et de ses cinq commanderies.

Tante Liuxiang finit d’allumer l’encens dans le hall et indiqua silencieusement aux servantes et eunuques de quitter la pièce.

- C’est simplement que je ne peux supporter de vous quitter, ma tante, sourit Hua Xiangyi. La Commanderie Cangjun est si loin ; je devrai attendre un an chaque fois que je désirerai vous revoir.

- Ta tante ne peut supporter que tu t’en ailles, elle non plus.

L’impératrice douairière enroula tendrement ses bras autour d’elle. Hua Xiangyi se blottit contre elle, comme elle le faisait lorsqu’elle était petite, écoutant docilement tandis que l’impératrice douairière poursuivait :

- Lorsque j’ai quitté Dicheng et épousé l’Empereur Guangcheng, je n’avais que quinze ans. Je ne pouvais supporter de me séparer de la balançoire de notre résidence. J’adorais monter dessus ; à chaque aller et retour, je pouvais sentir le vent et entendre la clameur derrière ces grands murs. Ma mère m’a promis que, lorsque j’arriverais au palais impérial de Qudu, si je le désirais, l’empereur m’en construirait une identique.

Hua Xiangyi demeura parfaitement immobile.

L’impératrice douairière avait été la favorite de l’Empereur Guangcheng et, pourtant, il ne lui avait pas offert ce qu’elle désirait. A la seconde où elle avait posé un pied à Qudu, elle avait réalisé que la tendre affection de son époux était aussi éphémère que les nuages dans le ciel. On l’avait laissée rivaliser avec les innombrables femmes du harem impérial pour un unique moment de bonheur. A Qudu, l’amour était la chose la plus indigne qui soit.

L’impératrice douairière tapota la tête de Hua Xiangyi.

- Voilà déjà trente-sept ans que je suis arrivée à Qudu – tout est passé en un clin d’œil. Aujourd’hui, ma petite nièce est sur le point de se marier ; j’ai véritablement vieilli. Ecoute – j’ai appris qu’en ce monde, les hommes sont puissants parce qu’ils peuvent passer les examens nationaux et s’élever au-dessus de leur condition ; ils peuvent manier des lances et mener leurs chevaux au combat. Pendant ce temps-là, nous les femmes sommes enfermées dans nos appartements, où l’on nous apprend les vertus et les préceptes. Qu’importent nos talents, notre vivacité d’esprit ou notre soif de connaissance, un jour vient où nous devons nous marier.

Le regard de l’impératrice douairière était calme.

- Mon père m’a appris qu’en ce monde, l’empereur et lui étaient le ciel au-dessus de ma tête. Ridicule. Devenir impératrice signifie que l’empire est partagé équitablement entre l’empereur et moi. Qui pourrait bien être le ciel au-dessus de ma tête ? Personne ! Mes frères sont inutiles ; pas une seule bonne tête sur leurs épaules. Pendant des générations, le Clan Hua a compté sur le mariage de ses filles pour maintenir l’apparence d’un clan influent – pourtant, nous n’étions pas autorisées à nous plaindre. Quel genre de famille est-ce là ? Dans ce cas, si le monde détermine le succès en se basant uniquement sur la puissance, je peux également en sortir victorieuse.

Elle caressa les tempes de Hua Xiangyi.

- Souviens-toi : ce n’est pas Qi Shiyu qui t’a choisie, mais toi qui l’as choisi. Je serai peut-être vaincue dans les jours à venir, mais je ne le suis certainement pas aujourd’hui. Ma précieuse nièce ne s’enfuit pas désespérément à Qidong ; tu te rends là-bas pour attendre ton heure et te préparer à passer à l’action. Quoi qu’il arrive à l’avenir, tu pourras soupirer, mais tu ne dois pas t’abandonner à la rancœur et l’auto-apitoiement. Il s’agit d’un jeu avec le monde à la clé ; une fois que tu as placé un pion sur le plateau, tu ne peux plus revenir en arrière. Les loups nous cernent à chaque tournant, mais nous les combattrons jusqu’à la fin.

Les carillons en bambou du hall se balancèrent sous la brise. Hua Xiangyi serra la main de l’impératrice douairière.

- Je n’oublierai pas les enseignements de ma tante.

 

***

 

Le Banquet des Fonctionnaires se déroulait pendant Yuanchun, la première nuit de l’année. Les fonctionnaires locaux entraient dans la capitale en un flot continu. Tous avaient conscience que Hua Liangyi les surveillait étroitement, cette année, aussi y eut-il beaucoup moins de festins de famille et de banquets informels – toute sorte de rassemblement pouvant se transformer en preuve de formation d’une faction.

Li Jianheng était monté sur le trône à peine quelques mois plus tôt ; pour beaucoup, le Banquet des Fonctionnaires était leur première opportunité d’observer leur nouveau maître. Toute le monde parlait et agissait avec prudence, ne sachant trop dans quel sens le vent soufflait à Qudu. Seule la rumeur des fiançailles de la Troisième Dame Hua s’était répandue comme une trainée de poudre – ne laissant à Qi Zhuyin nul endroit où évacuer son mécontentement. Cette affaire avait également éveillé l’intérêt de Xiao Chiye, qui enquêtait sur les Huit Grands Clans en secret. Lorsque Xiao Jiming arriva dans la capitale, les frères s’assirent ensemble dans la résidence pour discuter.

- De toute évidence, le Clan Hua essaye de renaître de ses cendres. Qu’importe la perversion du vieux Commandant Qi, il est impossible qu’il accepte ce mariage, songea Xiao Chiye en parcourant le livre de compte annuel de la Cavalerie Cuirassée de Libei.

Xiao Jiming s’installa au bureau, feuilletant des documents militaires.

- Difficile à dire.

Xiao Chiye leva les yeux.

- Comment cela avantagerait-il Qidong ?

- Tu es resté à Qudu tout ce temps et tu as pris les commandes des Huit Grands Bataillons, dit Xiao Jiming sans cesser de signer ses documents. N’as-tu pas examiné leurs comptes ?

- La Cour de Contrôle Judiciaire me les a montrés durant la purge. Tout le surplus d’argent et de provisions des Huit Grands Bataillons a été livré à l’Armée Impériale pour combler le déficit. Pourquoi cette question ?

Xiao Jiming analysa le document posé devant lui.

- Lorsque Hua Siqian était encore en vie, le budget concernant les salaires annuels et les provisions des Huit Grands Bataillons représentait plusieurs fois celui de la Commanderie Bianjun. Cet argent manquant que Xi Gu’an n’a pas pu justifier – où est-il parti ? Hua Siqian entretenait deux livres de compte ; l’impératrice douairière n’a-t-elle pas pu en faire de même ? L’argent va et vient, mais les vérifications demeurent constantes. Du moment que Hua Siqian nommait l’un de ses hommes en tant qu’auditeur officiel en charge de passer en revue les comptes des Huit Grands Bataillons, il pouvait écrire tout ce qu’il voulait dans ses comptes annuels. Les propriétés du Clan Hua ont beau être fouillées et leurs possessions confisquées, qui osera toucher aux coffres privés de l’impératrice douairière ? Cet argent est la dot de Hua Xiangyi. Que ce soit pour des raisons officielles ou personnelles, Qi Shiyu pourrait bien être tenté.

- Qi Zhuyin est l’actuel grand maréchal des cinq commanderies de Qidong, dit Xiao Chiye, insatisfait. Elle n’acceptera jamais.

Finalement, Xiao Jiming leva les yeux vers Xiao Chiye.

- Même si elle n’est pas d’accord, elle ne peut pas l’empêcher.

Xiao Chiye s’allongea et réfléchit un moment.

- Nous sommes en bons termes avec le Clan Qi depuis des années. Si Qi Shiyu épouse réellement la troisième dame, Qidong ne considérera plus Libei comme un frère d’arme.

- Ça n’a que peu d’importance. Lorsque les tribus de Biansha attaquent, tout le monde est obligé de se battre côte à côte. Et, avec la Troisième Dame Hua de leur côté, les Troupes de Garnison de Qidong ne manqueront pas d’argent.

- Alors dis-leur de payer pour les chevaux de Libei, à l’avenir.

Une lueur glaciale brillait dans les yeux de Xiao Chiye.

- Combien de temps les coffres privés de l’impératrice douairière vont-ils tenir ? Subvenir aux besoins de deux cent mille soldats n’est pas comme élever une dizaine de chiens de compagnie. Les dépenses militaires vont la choquer ; une personne seule n’est pas en mesure de les entretenir.

- Avec le Clan Qi comme allié, l’impératrice douairière a les moyens de débloquer la situation, à Qudu. Une fois le pouvoir retourné entre ses mains, elle récupérera aisément son argent.

Xiao Chiye se redressa.

- Cette union ne doit pas se produire.

- Il y a des solutions, bien entendu.

Xiao Chiye le regarda.

- La plus simple est de tuer la Troisième Dame Hua.

Xiao Jiming leva les yeux vers lui, surpris.

- Tu es une épine dans le pied d’autrui, toi aussi ; les Huit Grands Clans ne seraient que trop heureux que tu leur fournisses une bonne excuse.

- Les rumeurs vont bon train. Si on essaye de l’empêcher après le Nouvel An, il sera trop tard.

Xiao Jiming réfléchit en silence. Au bout d’un moment, il dit :

- Si l’impératrice douairière désire ce mariage, elle doit faire une apparition, et le Banquet des Fonctionnaires est sa seule opportunité. Etant donnés les enjeux, Hai Liangyi n’est sans doute pas prêt à laisser cela se produire. L’heure venue, une joute verbale aura lieu.

- Certaines filles des trois dernières générations du Clan Hua ont été mariées à Qidong. Si l’on examine minutieusement les registres du Ministère des Rites, la Troisième Dame Hua pourrait s’avérer être une parente éloignée de Qi Shiyu.

Soudain, Xiao Chiye reposa le livre de comptes et s’esclaffa.

- Oui, je veux que la Troisième Dame Hua devienne une parente éloignée de Qi Shiyu. Ce mariage ne doit pas se produire.

Xiao Chiye se leva et ouvrit la porte pour appeler Zhao Hui.

- C’est la Fête du Printemps[1], dit Xiao Chiye. Vous n’avez pas encore rendu visite à votre petite sœur.

Zhao Hui se tourna vers Xiao Jiming, qui sourit. Il comprit.

- Je lui rendrai visite demain matin.

 

***

 

Han Cheng, troisième fils légitime du Clan Han des Huit Grands Clans et ancien commandant adjoint des Huit Grands Bataillons, venait tout juste d’entrer en poste en tant que nouveau commandant en chef de la Police Militaire. Il s’avère qu’il n’était pas de service lors de la Chasse Automnale, aussi n’avait-il pas suivi Xi Gu’an, ni obéi aux ordres de l’impératrice douairière. La rumeur racontait qu’il dormait encore lorsque l’Armée Impériale avait frappé à sa porte. C’est par pure chance qu’il avait échappé au vent d’automne qui avait emporté le Clan Hua. Shen Zechuan, en revanche, savait que cet homme était l’espion de Xue Xiuzhuo.

La veille du Banquet des Fonctionnaires, la Police Militaire avait tiré au sort son programme de patrouille. Shen Zechuan avait pris des dispositions pour rester proche du trône, aussi ne fut-il pas surpris de recevoir l’insigne l’y autorisant. Han Cheng le remis personnellement à Shen Zechuan dans le bureau de la Police Militaire.

- Les bougies se tiennent droites ; ne manque plus que l’allumette. Je serai également de service au banquet. Quoi qu’il arrive, Sa Majesté ne doit pas être blessé.

- Bien entendu, dit Shen Zechuan avec un sourire en fixant son insigne à sa taille. Nous dépendons de vous, Votre Excellence.

Même si Han Cheng était nerveux, il ne pouvait le montrer. Il répéta simplement :

- Si quelque chose va de travers, ce soir, ce sera la peine de mort pour nous deux. Mais, si nous réussissons, la Police Militaire pourra arracher ce qui lui revient de droit des mains de l’Armée Impériale. Ensuite, tout le monde vivra heureux, et de beaux jours brilleront devant nous.

- N’ayez crainte, Votre Excellence, dit solennellement Shen Zechuan. Entre frères, nos esprits ne font qu’un. Tout ira pour le mieux.

Voyant à quel point il était calme et confiant, Han Cheng poussa un soupir de soulagement.

Dehors, la neige tombait vite et dru ; elle tombait encore lorsque l’aube se leva sur le jour du festin.

 

***

 

Avant que le Banquet des Fonctionnaires ne débute, l’empereur réalisa la cérémonie sacrificielle en l’honneur des dieux et des ancêtres. L’Armée Impériale se tenait sur le qui-vive ; elle était en état d’alerte depuis le début de la matinée. Convenablement vêtu de sa tenue de cour, Xiao Chiye se plaça face à Han Cheng lorsqu’il franchit les portes du palais. Tandis qu’ils échangeaient des salutations et conversaient, Xiao Chiye aperçut Shen Zechuan derrière lui.

- La Garde Gauche est postée devant le trône, dit Xiao Chiye à Han Cheng, observant Shen Zechuan comme s’il s’agissait d’un inconnu. Pourquoi cette position a-t-elle été assignée à un membre de la Police Militaire de rang inférieur à celui de commandant de compagnie ?

- La Police Militaire a été réorganisée ; de nombreux postes sont vacants, dit Han Cheng en suivant le regard de Xiao Chiye. Toutes les personnes de service aujourd’hui sont des experts de premier ordre. Ils peuvent sembler novices de par leur rang, mais nombre d’entre eux sont uniquement dans l’attente d’une occasion d’être promus.

Xiao Chiye s’était méfié à la seconde où il avait posé les yeux sur Shen Zechuan, mais son influence au sein de la Police Militaire ne lui permettait pas d’ordonner un changement de poste ; qu’importe à quel point la Police Militaire avait été réprimée, le Palais Oriental et elle servaient directement les désirs de l’impératrice douairière. A moins que Li Jianheng ne dise quelque chose, quiconque s’aventurerait à leur donner un ordre sommaire outrepasserait ses droits. Comme s’il percevait ses doutes, Shen Zechuan lui lança un coup d’œil, le regard lourd d’une expression que Xiao Chiye ne put déchiffrer.

Devant eux, le Bureau de Dressage des Eléphants avait déjà sorti les animaux. Li Jianheng était sur le point de sortir du hall. Ne pouvant s’attarder plus longuement, Xiao Chiye s’en alla.

 

***

 

C’était la première fois que Li Jianheng tenait la grande épée cérémonielle ; elle était si lourde qu’il parvenait à peine à la soulever. Il n’avait pas encore franchi les portes du hall du palais et, pourtant, il pouvait déjà sentir sa nuque s’endolorir sous le poids de la couronne au sommet de son crâne. La tenue de couronnement, avec le soleil et la lune sur chaque épaule et les étoiles parsemant son dos, avait enfin réprimé son attitude nonchalante habituelle, lui conférant une allure sérieuse et imposante. Les paumes moites, Li Jianheng ajusta sa prise sur la grande épée avant de franchir le seuil.

Les éléphants de la cour, drapés de velours rouge et de selles dorées, bordaient la voie. Dans la cour, des centaines de fonctionnaires s’inclinèrent et psalmodièrent leurs vœux de longévités. Li Jianheng se tenait au sommet des marches, observant le panorama d’épais nuages à l’est, le ciel et la terre recouverts d’une vaste couverture de neige. Haut sur son perchoir, il semblait flotter parmi les nuages. Les « Longue vie à Sa Majesté » assourdissants résonnaient dans ses oreilles. Le rythme cardiaque de Li Jianheng s’accéléra, et un plaisir surpris irradia lentement sur son visage. Ses yeux passèrent de Hai Liangyi à Xiao Jiming, et à toutes les créatures du monde agenouillées devant lui, le seul et l’unique dirigeant suprême.

Voici donc ce qu’on ressent lorsqu’on est empereur.

Il ne put s’empêcher de raffermir sa prise sur la grande épée. Heureux destinataire de cette formidable démonstration d’obéissance, c’était comme s’il avait véritablement reçu la force et le courage d’affronter les cieux. Cela était entièrement différent de la sensation de trôner à la Cour Impériale ; c’était cette même excitation qu’il avait éprouvée lorsque tout le monde était tombé à genoux devant lui pour la première fois lors de la Chasse Automnale. Li Jianheng se fraya lentement un chemin jusqu’au sommet du grand escalier menant à la terrasse cérémonielle, se délectant de chaque pas de ce périple couvert de gloire.

Parmi les dizaines de milliers d’hommes à ses pieds, seul Shen Zechuan leva lentement la tête. Son regard dépassa Li Jianheng et il vit non seulement les grands escaliers, mais également le ciel sombre et menaçant tapi derrière la neige virevoltante.

 

***

 

Alors que le festin démarrait, la Cour des Divertissements Impériaux apportait plat après plat, tandis que la Cave remplissait les coupes à ras-bord. Li Jianheng adorait les sucreries, aussi la Boulangerie Impériale avait-elle préparé un certain nombre d’yeux-de-tigre[2] sur leur nid de soie. Li Jianheng était assis sur le trône du dragon. L’impératrice douairière et Hua Xiangyi étaient installées à ses côtés, suivies par Mu Ru, qui venait de recevoir le titre de concubine impériale. Shen Zechuan et Han Cheng se tenaient au pied des marches, face à l’Armée Impériale. Un eunuque du Service des Repas Impériaux était agenouillé derrière l’épaule droite de Shen Zechuan ; chaque plat posé sur la table de Li Jianheng devait être goûté avant qu’il ne puisse le manger.

L’empereur était de bonne humeur. Le vin lui était monté à la tête, et il insista à plusieurs reprises pour que les convives s’abreuvent. Baissant les yeux depuis l’estrade surélevée, il dit :

- Depuis que nous sommes monté sur le trône, nous avons eu la chance d’être assisté de personnes sages et compétentes. Avec un miroir aussi clair que le Secrétaire Aîné Hai à nos côtés, nous n’oserions oublier de faire notre introspection ne serait-ce qu’un jour.

Sa langue avait pour habitude de devenir bien pendue chaque fois qu’il buvait trop, et ce jour ne faisait pas exception.

- Nous sommes incroyablement reconnaissant envers le Secrétaire Aîné Hai et souhaiterions considérer le Secrétaire Aîné Hai comme le Second Père[3] de la cour. Un tel honneur n’a jamais été accordé à d’autres secrétaires aînés, par le passé – mais, aujourd’hui, nous devrions…

Second Père ! Comment pouvait-il dire une chose pareille ?! Hai Liangyi blêmit. Avant que Li Jianheng n’ait pu terminer, il s’était déjà levé avec stupéfaction, sur le point de s’agenouiller pour protester. Dans son ivresse, Li Jianheng éructa, agitant la main en un geste vague.

- Inutile, Secrétaire Aîné. Ce n’est rien de plus que notre devoir…

- Je pense que c’est inapproprié.

L’impératrice douairière baissa les yeux vers Hai Liangyi et s’interrompit un instant, observant son air choqué. Se tournant vers Li Jianheng, elle murmura :

- Le Secrétaire Aîné Hai est un dirigeant révéré par tous les érudits de la nation. Son personnage est digne et solennel. Depuis qu’il est entré à la cour pour servir en tant que fonctionnaire, il s’est conduit avec vertu, toujours honnête et déterminé dans ses propos. Conférer le titre de « Second Père » à ce genre de serviteur de confiance a beau refléter les faveurs de Sa Majesté, cela invaliderait l’impartialité des critiques du secrétaire aîné.

Encouragé par son attitude bienveillante, Li Jianheng s’esclaffa.

- Le légendaire Roi Xiang[4] valorisait la loyauté et a honoré son conseiller Fan Zeng en tant que second père. Aujourd’hui, nous aimerions également exprimer notre gratitude envers les conseils avisés du secrétaire aîné et nous adresser à lui en tant que Second Père. Cela est censé nous rapprocher, et le titre serait pour nous un rappel constant de la pratique de notre introspection ! Allons, Secrétaire Aîné, qu’en dites-vous ?

La tête baissée en une révérence, Hai Liangyi s’écria avec détermination :

- Absolument pas !

Li Jianheng avait le sentiment d’avoir été aspergé d’eau froide. Ce refus, prononcé avec une telle sévérité, avait soufflé son enthousiasme, le transformant instantanément en mécontentement. Son expression passa par plusieurs bouleversements avant qu’il ne torde sa bouche en un sourire.

- Cela a seulement pour vocation de montrer à quel point nous nous sentons proche du secrétaire aîné. Alors quelle importance ?

- Sa Majesté est le plus grand souverain de la lande, aux antipodes du Roi Xiang, un seigneur de guerre du passé ayant régné sur un lopin de terre, dit Hai Liangyi. Ce vieux sujet est né sur la crête montagneuse de Hezhou ; je ne suis qu’un serviteur du trône, rustre et inférieur. Comment pourrais-je partager le titre de « père » avec le sage et divin Empereur Guangcheng ?!

L’intention originelle de Li Jianheng avait été de s’attirer les faveurs de Hai Liangyi, et ainsi de tous les érudits de la nation. Il voulait démontrer qu’il n’était pas un idiot, irrespectueux de la recherche de connaissance. Mais il était évident que sa compréhension était limitée ; comment aurait-il pu savoir qu’un simple titre susciterait un rejet aussi véhément ? Tout à coup, il se trouvait sur le dos d’un tigre, sans aucun moyen d’en descendre en toute sécurité ; ce brusque embarras le fit dégriser de plusieurs degrés. Mort de honte, Li Jianheng tenta de noyer le poisson.

- Si le secrétaire aîné ne le souhaite pas, alors oubliez…

- Ce vieux sujet pense que les petites gens imitent les penchants des personnes haut placées, poursuivi Hai Liangyi. Si Sa Majesté établit un tel précédent ce soir, d’autres suivront l’exemple à l’avenir. Ce faisant, des cliques et des factions se formeront, compromettront la cour et mettront l’état en péril. A peine un mois s’est écoulé depuis que la poussière de la Faction Hua est retombée. Les expériences passées doivent servir de guide pour l’avenir et ne pas être oubliées après quelques temps de paix. Vraiment, Sa Majesté aurait dû boire plus modérément, ce soir !

Li Jianheng agrippa son verre de vin et observa la foule en contrebas. Ce n’est que lorsqu’il vit les fonctionnaires baisser la tête sans oser le regarder dans les yeux que sa fureur s’apaisa. Il ne pouvait évacuer sa colère sur Hai Liangyi, mais il refusait d’admettre son erreur. Il s’agitait sans relâche sur le trône du dragon. Après avoir goûté à la douceur de la soumission du peuple sous les cieux, comment pouvait-il accepter une telle censure ? Il était l’empereur !

Au final, Li Jianheng avala la dernière gorgée de vin dans son verre et dit, les yeux rougis :

- Oubliez cela. Aidez le Secrétaire Aîné Hai à rejoindre son siège.

Hai Liangyi avait parfaitement conscience que ce n’était pas le bon moment pour le rabrouer, mais il lui était difficile de changer sa nature franche et véhémente.

- Ce vieux sujet a encore quelque chose à dire.

Li Jianheng pinça les lèvres et ne dit rien. Le silence régnait dans le hall du banquet. Hai Liangyi demeura agenouillé, attendant la réponse de l’empereur. Ils étaient dans une impasse. Personne ne touchait à ses baguettes ; même les pipeaux avaient cessé de jouer. Soudain, un claquement aigu résonna à travers le hall. Xiao Chiye avait posé ses baguettes devant lui sur la table ; ensuite, il éclata un rire tonitruant.

- Être témoin d’une telle proximité entre Sa Majesté et le secrétaire aîné me remplit d’une telle joie. Un bel exemple du sage souverain et de son vertueux sujet, leurs interactions aussi harmonieuses que ce qu’on peut lire dans les vieilles écritures. Avoir l’honneur d’avoir un dirigeant aussi avisé et un fonctionnaire aussi remarquable à Da Zhou est le signe qu’une nouvelle ère de prospérité est devant nous.

- Le fait que Sa Majesté accepte généreusement le dialogue et la critique est une bénédiction pour tous ses fonctionnaires, dit Xue Xiuzhuo en levant son verre. En cette nuit de Nouvel An, pourquoi ne pas porter un toast à cette scène inestimable ?

Les fonctionnaires levèrent leur coupe et prononcèrent leurs meilleurs vœux en chœur. Li Jianheng fut quelque peu apaisé par ce toast. Lorsqu’il vit que Hai Liangyi était encore à genoux, il poussa un soupir.

- Secrétaire Aîné, veuillez vous lever.

La crise avait été évitée sans accroc. Les yeux rivés sur Xiao Chiye, l’impératrice douairière demeura silencieuse un instant avant de hausser le ton dans le hall :

- C’est vrai, notre commandant suprême est ici. On raconte que le destin ultime d’un homme est de fonder une famille et de faire carrière. Ce’an a-t-il une jeune femme à l’esprit ?

Shen Zechuan jeta également un coup d’œil en direction de Xiao Chiye.

- Votre Majesté, sourit Xiao Chiye sans le moindre scrupule. Regardez-moi ! Quelle estimée jeune femme de Qudu serait prête à s’abaisser à m’épouser ? Sans compter que je n’ai pas l’intention de fonder une famille ou de faire carrière.

- Le commandant suprême est trop modeste, dit l’impératrice douairière. Les nobles fils aussi prometteurs que vous sont rares, dans la capitale. Et, avec ce minois, il ne doit pas manquer de beautés pour vous faire signe lorsque vous franchissez le pont de la rue orientale. Héritier Xiao, si vous le laissez faire, il pourrait bien être trop tard.

Xiao Jiming était la politesse même.

- Notre père pense que son tempérament est encore trop volatile. Il craint qu’A-Ye ne freine une jolie fille.

L’impératrice douairière se tourna vers Li Jianheng avec un sourire.

- Voyez comme aucun d’entre eux ne se presse. Pourtant, lorsque le Prince de Libei avait son âge, il était déjà marié depuis quelques années.

Li Jianheng ne s’était pas encore remis de son revers précédent et se sentait encore maussade. N’osant pas laisser l’impératrice douairière sans réponse, il jeta un coup d’œil à Xiao Chiye et dit :

- La Mère Impériale n’en a peut-être pas conscience, mais Ce’an est intrépide. Toutes les nobles demoiselles de Qudu ne sont pas capables de le supporter.

- Ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses ; vous ne pouvez pas retarder son mariage sans une bonne raison, le réprimanda l’impératrice douairière. Il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une noble femme de Qudu. La fille du Marquis Helian, la Princesse de Commanderie Zhaoyue, a un âge similaire à Ce’an ; ils iraient parfaitement bien ensemble.

Le Marquis Helian était le Marquis de Chuancheng et un membre du Clan Fei, l’un des Huit Grands Clans. Cette suggestion d’apparence désinvolte de l’impératrice douairière était effectivement à la hauteur du statut de Xiao Chiye. Fei Kun, le Marquis Helian, leva promptement son verre pour porter un toast et jeta un coup d’œil en direction de Xiao Chiye.

Xiao Chiye s’était attendu à ce que l’impératrice discute du mariage de Hua Xiangyi au cours du banquet, mais pas du sien. Un refus catégorique n’était pas une option, mais il n’avait pas non plus l’intention d’accepter ces fiançailles hasardeuses.

- Nous – la Princesse Zhaoyue…

Pris au dépourvu, Li Jianheng bafouilla tandis qu’il regardait Xiao Chiye, hébété. Une idée le frappa.

- La nation est encore en deuil. Nous craignons qu’il ne soit pas approprié d’arranger un mariage en cette période.

- Arranger un mariage est une chose, le célébrer en est une autre. Qui plus est, aucun moment propice ne s’annonce prochainement. Nous pourrions commencer par arranger les fiançailles et attendre l’été pour chercher un jour favorable à la célébration du mariage. Zhaoyue et Xiangyi sont des amies intimes depuis l’enfance, ajouta affectueusement l’impératrice douairière. Qu’elles se marient en même temps serait une aubaine.

En ne disant rien de la personne qu’épouserait Hua Xiangyi et en poussant la Princesse Zhaoyue vers Xiao Chiye, l’impératrice douairière envoyait un message clair : le mariage de Xiao Chiye était une affaire d’état, tandis que celui de Hua Xiangyi était une affaire privée.

L’expression de Qi Zhuyin était solennelle, mais elle demeura étonnamment silencieuse. Dès que Lu Guangbai s’en aperçut, il sut que cela ne présageait rien de bon. Qi Shiyu avait déjà dû approuver les fiançailles et ordonner à Qi Zhuyin de ne rien dire. Mais ce mariage avec la Princesse Zhaoyue était absolument hors de question. Si ces fiançailles étaient arrangées, l’impératrice douairière pourrait saisir l’occasion de son mariage pour faire passer Zhaoyue du statut de princesse de commanderie à celui de princesse impériale, un statut équivalent à celui de sœur ou de fille de l’empereur. L’époux d’une princesse impériale n’avait aucun pouvoir sur l’empire Zhou, uniquement un titre – Xiao Chiye serait dépouillé du pouvoir militaire sur lequel il venait de mettre la main.

Dans la gorge de Xiao Chiye, le vin brûlait tel un brasier. Il s’était redressé lorsque l’impératrice douairière reprit la parole :

- L’Héritier Xiao a épousé la fille du Comte de Biansha de la Commanderie Bianjun. Votre fils doit avoir quatre ou cinq ans, n’est-ce pas ?

- Il a déjà quatre ans, répondit Xiao Jiming.

- Le fils de l’héritier a déjà quatre ans et, pourtant, son oncle, le Général Lu, est encore célibataire.

L’impératrice douairière regarda Lu Guangbai et ajouta :

- Bianjun est une terre désertique ; y monter la garde doit être difficile, pour le général. Vous voir marié apaiserait certainement l’esprit du Comte de Biansha. Le Général Lu a presque le même âge que l’Héritier Xiao. Le général n’a-t-il pas non plus l’intention de fonder une famille ?

L’espace d’un instant, Lu Guangbai demeura muet.

- Votre Majesté…

- Zhaoyue est une fille joyeuse et enjouée, poursuivit l’impératrice douairière. Il est vrai que Ce’an est particulièrement intrépide. Le général semble beaucoup plus fiable. Mais Ce’an, qu’en pensez-vous ?

Si Xiao Chiye n’épousait pas la Princesse Zhaoyue, Lu Guangbai devrait s’en charger. Ce piège disposé au cours du banquet avait pour but de l’acculer. Quelques jours plus tôt, Xiao Chiye avait envoyé Zhao Hui soudoyer un employé du Ministère des Rites. Ce soir, il avait simplement attendu que Sa Majesté l’Impératrice Douairière ouvre la bouche afin de pouvoir attester que Hua Xiangyi était une parente éloignée de Qi Shiyu. Une fois les principes de bienséance et l’écart générationnel en travers de son chemin, l’union serait tombée à l’eau. Mais l’impératrice douairière ne lui avait laissé aucune chance de la contrer. Qui aurait pu deviner que, ce soir, c’est son avenir qui serait mis en jeu ?

Alors que ce dilemme pesait sur lui, le regard de Xiao Chiye croisa très brièvement celui de Shen Zechuan à travers la foule – juste assez longtemps pour qu’il aperçoive l’expression dans ses yeux.

Un eunuque du Service des Repas Impériaux apportait de nouveaux plats préparés par la Boulangerie, divisant docilement les portions afin qu’elles puissent être goûtées à la recherche de poison. Il saisit les baguettes et regarda Li Jianheng, qui se trouvait à un bras de distance. Xiao Chiye avança d’un pas.

- Votre Majesté…

Li Jianheng grimaçait, écoutant la confrontation qui se déroulait sous ses yeux. Il perçut brusquement l’immobilité de l’eunuque à ses côtés et lui jeta un coup d’œil.

- Qu’est-ce que vous…

En un clin d’œil, l’eunuque serra les baguettes dorées dans son poing et les brandit en direction du cou de Li Jianheng. Li Jianheng n’eut pas le temps de réagir. Il ne put que regarder l’extrémité pointue des baguettes fondre sur lui. Son corps se raidit et ses yeux s’écarquillèrent ; il fut incapable de bouger ne serait-ce qu’un doigt. En une fraction de seconde, alors que toutes les couleurs quittaient son visage, Avalanche jaillit hors de son fourreau, sa lame droite luisant froidement. La gorge de Li Jianheng se noua autour d’un cri ; avant que le son ne puisse quitter sa gorge, un sang chaud gicla sur l’avant de ses vêtements. Le hurlement de Li Jianheng explosa entre ses lèvres :

- Gardes… !

La tête de l’eunuque tomba de ses épaules et atterrit sur les genoux de Li Jianheng. Agrippant les accoudoirs de son trône pour se soutenir, Li Jianheng huma la puanteur du sang tandis que des mains saisissaient le corps étêté sur le point de basculer sur lui. Shen Zechuan se débarrassa du cadavre, puis se tourna et ordonna froidement :

- Protégez Sa Majesté !

Ge Qingqing dégaina son sabre. Une rangée de chatoiements blancs comme neige trancha l’air tandis que la Police Militaire se positionnait entre le trône et l’Armée Impériale, une forteresse solide et imprenable protégeant Li Jianheng. Xiao Chiye n’eut d’autre choix que de lever les yeux vers Shen Zechuan par-dessus la tête des gardes. L’équilibre précaire qu’ils avaient maintenus jusqu’à aujourd’hui s’était finalement rompu. Shen Zechuan baissa les yeux avec un sourire entendu, l’expression dans son regard suffisamment pesante pour piétiner le cœur de Xiao Chiye.

 

 

[1] Premier jour du Nouvel An chinois.

[2] Bonbon dur de couleur ambrée originaire du Japon, à base de sucre noir et de vinaigre, utilisé pour traiter les maux de gorge.

[3] « Yafu » en chinois, titre honorifique qui consistait à considérer un homme de confiance comme son deuxième père.

[4] Xiang Yu (-232 à -202 av. JC) n’était pas tout à fait un roi, mais un chef militaire ayant participé à démanteler la dynastie Han. Il s’est auto-proclamé prince d’une vaste région de la Chine, sur laquelle il a régné peu avant sa mort. C’est ce même personnage qui a tenté d’organiser l’assassinat de Liu Bang lors du fameux banquet à la Porte Hong (qui a déjà fait l’objet de plusieurs notes de bas de page).

 

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