Chapitre 47 : Lutte de pouvoir
Horrifié, Li Jianheng repoussa la tête d’un coup de pied, les jambes tremblantes. Il désirait ardemment pouvoir faire fi des apparences et se rouler en boule comme un enfant sur le trône du dragon. Le sang pulsait à ses oreilles tandis qu’il regardait la tache écarlate souiller sa tenue. Pendant un long moment, il fut incapable de prononcer un mot, comme si une main lui avait saisi la gorge. Posant un genou à terre, Shen Zechuan dit avec solennité :
- N’ayez crainte, Votre Majesté. L’assassin a été tué. Cet humble sujet a tardé à vous porter secours et doit être sévèrement puni !
Les membres de Li Jianheng étaient paralysés ; il peinait à agripper les accoudoirs. Il détourna les yeux du cadavre échoué pour les tourner vers Shen Zechuan, s’étouffant à demi avec ses sanglots tandis qu’il s’emparait faiblement de la manche de son sauveur.
- Vous… vous n’avez pas tardé ! Vous… Lanzhou, vous avez fait du bon travail ! Nous… nous avons failli…
- Convoquez le médecin impérial !
L’impératrice accourut à ses côtés, ignorant entièrement le cadavre. Elle prit la main de Li Jianheng dans la sienne et l’appela d’une voix douce :
- Votre Majesté, Votre Majesté…
Toujours pris de panique, Li Jianheng déglutit avec sa gorge asséchée et arracha sa main à celle de l’impératrice douairière pour agripper plus fermement la manche de Shen Zechuan.
- Restez ici, l’implora-t-il. Restez ici avec la Police Militaire pour me protéger !
- Les membres de la Police Militaire sont les gardes de l’empereur, dit Shen Zechuan sans sourciller. Pour Sa Majesté, la Police Militaire braverait volontairement l’eau et le feu. Permettez à cet humble sujet d’escorter Sa Majesté dans le Hall Mingli.
Tous les convives du banquet étaient méchamment secoués. Xue Xiuzhuo avança d’un pas et aboya :
- Arrêtez et emprisonnez tous les employés du Service des Repas, de la Cour des Divertissements, de la Boulangerie et de la Cave. Et dire qu’un assassin se cachait parmi les domestiques personnels du Fils du Ciel – toutes les personnes impliquées dans la répartition des eunuques et des gardes du palais seront tenues pour responsables !
- Qui était en charge des patrouilles, cette nuit ? demanda l’impératrice douairière.
Le hall du banquet plongea dans le silence. Xiao Chiye s’inclina.
- Votre Majesté, il s’agissait de ce sujet.
L’impératrice douairière n’insista pas. A la place, elle regarda Li Jianheng. Les autres fonctionnaires le dévisagèrent à leur tour.
Pour qu’un eunuque puisse rejoindre le Service des Repas Impériaux, il devait avoir des antécédents familiaux et personnels immaculés. Ses moindres faits et gestes depuis le premier jour où il était entré au palais, les endroits où il avait travaillé parmi les Vingt-quatre Yamen, et même les eunuques du palais avec qui il s’était montré amical – tout devait être passé en revue. En outre, toutes les personnes avec qui il était entré en contact devaient être vérifiées et inscrites dans le registre officiel. Xiao Chiye était responsable de la supervision de la sécurité. Il était censé avoir approuvé toutes les personnes ici présentes avant le Banquet des Fonctionnaires. L’assassin avait franchi ses lignes de défenses ; il n’avait aucun moyen d’échapper à cette responsabilité.
Pâle et couvert de sueur froide, Li Jianheng dit :
- Emmenez d’abord les eunuques des différents services en détention. Nous…
Mais, avant qu’il ne puisse terminer, il perdit connaissance.
***
Ce fut une nuit sans sommeil. Li Jianheng était allongé, inconscient, dans sa chambre privée, les médecins impériaux suspendus à son chevet, tandis que l’impératrice douairière écoutait une fois de plus un diagnostic derrière le rideau. Avec sa permission, Hai Liangyi se tenait juste à côté du rideau.
Han Cheng ordonna aux membres de la Police Militaire de monter la garde sous les auvents, leurs sabres à la main, tandis que les fonctionnaires de la cour étaient agenouillés à l’extérieur. La première nuit de l’année était glaciale. De nombreux fonctionnaires d’âge avancé frissonnaient déjà, ne tenant que par la pure force de leur volonté. Un silence lugubre emplissait le palais, ajoutant une autre couche glacée à la fraicheur nocturne.
Xiao Chiye ne se trouvait pas parmi ces fonctionnaires frissonnants. Il avait été réquisitionné par le Ministère de la Justice et le Bureau de Surveillance pour arrêter les eunuques impliqués. L’Armée Impériale était également en détention, et son commandant adjoint, responsable de la sélection des personnes en service cette nuit-là, s’était déjà vu confisquer son insigne et se trouvait en prison avec les eunuques.
A l’intérieur du hall, aucun brasero n’était allumé ; la seule lumière provenait des lanternes. Xiao Chiye était assis à la droite de Kong Qiu, le Ministre de la Justice. Cen Yu, le Censeur en chef Gauche, et Fu Linye, le Censeur en chef Droit du Bureau de Surveillance, étaient installés sur les sièges les plus prestigieux, à gauche de Kong Qiu. En temps normal, Xiao Chiye et le Ministère de la Justice auraient mené le procès ensemble, avec une autorité égale. Cette fois, en raison du conflit d’intérêt, il n’avait d’autre choix que d’accepter cet arrangement et laisser le pouvoir de supervision aux deux fonctionnaires principaux du Bureau de Surveillance.
Cette année avait réellement été chaotique, chaque nouvelle vague de problèmes se dressant avant que les précédentes n’aient fini de se retirer. Les Trois Services Judiciaires n’avaient jamais enchaîné les affaires les unes après les autres de la sorte, encore moins des cas majeurs impliquant la vie de l’empereur.
Kong Qiu termina son thé depuis longtemps refroidi en silence tandis qu’ils attendaient que le prisonnier suivant soit appelé. Depuis le moment où ils s’étaient assis, ils affichaient une expression solennelle. Personne ne s’hasardait à bavarder ; tout le monde savait que le moment était mal choisi pour plaisanter.
Xiao Chiye faisait tournoyer sa bague de pouce, perdu dans ses pensées. Il s’agissait d’un acte prémédité, comme l’avait été la mort de Xiaofuzi. Il avait tout chamboulé à la seconde où il s’était produit, mais cet instant n’avait été qu’une façade minutieuse – l’œuvre d’innombrables ficelles tirées en coulisse, qui dissimulait un mobile encore plus profond. Les eunuques du Service des Repas Impériaux étaient chargés de goûter les plats pour le Fils du Ciel. La vie de chacun d’entre eux, du premier au dernier, avait été soigneusement examinée jusqu’à trois générations en arrière. Transformer une telle personne en assassin était affreusement difficile – et pourtant si simple. Quiconque y était parvenu devait être un individu en contact avec les eunuques du palais, ou un eunuque travaillant pour des puissances extérieures. Personne d’autre ne pouvait contraindre ou inciter un eunuque à assassiner l’empereur.
Xiao Chiye se souvint brusquement de quelque chose. Ses doigts se figèrent sur sa bague de pouce au moment où le prisonnier convoqué était amené : le commandant adjoint de l’Armée Impériale. Kong Qiu ne gaspilla pas sa salive.
- En tant que commandant adjoint de l’Armée Impériale, vous êtes responsable de l’évaluation du personnel armé de l’Armée Impériale posté devant le trône ce soir, ainsi que des eunuques goûteurs de plats sélectionnés par le Service des Repas. Que savez-vous à propos de cet eunuque ?
Le commandant adjoint était Meng Rui, un homme originaire d’un foyer militaire que Xiao Chiye avait promu durant la sixième année de Xiande. C’était un homme prudent, qui avait d’abord servi en tant que responsable administratif de l’Armée Impériale. Il répondit d’un ton neutre, le regard inébranlable :
- L’eunuque assassin se faisait appeler Guisheng. Il avait vingt-six ans et était originaire de la ville de Chuncheng ; son père était recensé dans un foyer civil résidant dans la Rue Baishui et est décédé de maladie durant la sixième année de Xiande. Guisheng était son seul enfant ; il est entré au palais durant l’ère de Yongyi et y a travaillé pendant douze ans. Il a rejoint le Service des Repas durant la première année de Xiande et a commencé à goûter les plats pour l’ancien empereur trois ans plus tard. Il n’avait aucun loisir inhabituel et n’entretenait des liens qu’avec quelques personnes.
Kong Qiu réfléchit un instant.
- Qui l’a sélectionné pour goûter les plats, ce soir ?
- Une domestique du Service des Repas – Fuling.
Kong Qiu regarda d’abord les hommes du Bureau de Surveillance, puis Xiao Chiye. Il acquiesça.
- L’arme qu’il a utilisée était la paire de baguettes dorées réservée à l’empereur. Une fouille de sa personne par l’Armée Impériale n’aurait rien donné. Commandant Adjoint Meng, attendez ici, si vous le voulez bien. Convoquez Fuling du Service des Repas.
Meng Rui fit un pas de côté. Pendant tout ce temps, il n’avait jamais croisé le regard de Xiao Chiye. Quiconque se serait attendu à ce que Xiao Chiye soit nerveux aurait été déçu. Il savait pertinemment que cet assassinat ne pouvait pas le dépouiller de son pouvoir militaire. Il serait peut-être puni d’une réduction de salaire, mais c’était loin d’être un désastre. Au moment crucial, il s’était trouvé trop loin – il aurait été impossible qu’il batte Shen Zechuan et sauve l’empereur à sa place – aussi ne s’était-il pas montré négligent dans son devoir. Le plan de table avait été arrangé selon les exigences de l’étiquette, si bien que personne ne pouvait lui reprocher de s’être tenu à distance. Et il y avait autre chose : la vitesse à laquelle Shen Zechuan avait dégainé sa lame était bien trop importante. Son sabre était retourné dans son fourreau avant même que la tête de l’assassin ne bascule. Cela dépassait largement la célérité qu’il avait exhibée durant cette nuit pluvieuse sur le terrain de chasse. Même si Xiao Chiye s’était trouvé juste à côté de lui, il n’aurait peut-être pas dégainé avant lui. Ainsi, le procès en lui-même ne l’inquiétait pas – ce qui inquiétait Xiao Chiye, c’est ce qui l’attendait après. Son esprit tournait déjà à plein régime pour empêcher ce brasier de s’étendre jusqu’à lui.
Il repensa à cette expression dans les yeux de Shen Zechuan.
La pratique habituelle de la Police Militaire était d’établir une période de promotion une fois tous les huit ans. Les membres étaient assignés à l’un des Douze Bureaux en fonction de leur classification sur le Registre Jaune[1] lorsqu’ils entraient en service, puis étaient promus en fonction de leur performance ; les exceptions étaient rares. Les antécédents familiaux de Shen Zechuan étaient pour le moins inhabituels. Bien qu’il ait officiellement été acquitté de toute responsabilité, techniquement parlant, il ne remplissait pas les conditions pour obtenir un statut militaire. S’il voulait commander la Police Militaire, il devait trouver un autre moyen d’être promu.
Ces derniers mois, Xiao Chiye avait réprimé la Police Militaire afin de consolider le monopole de l’Armée Impériale sur le pouvoir militaire – mais également pour empêcher que Shen Zechuan ne monte en grade. Le paysage politique de Qudu était chaotique et, pourtant, les divisions entre chaque faction étaient aussi nettes que le jour et la nuit. Tout le monde connaissait tout le monde et, que chacun collabore ou s’affronte, c’était toujours par intérêt personnel. Shen Zechuan était l’unique inconnue. Xiao Chiye avait essayé toutes les méthodes existantes pour le sonder et, pourtant, il demeurait incapable de discerner le véritable objectif de Shen Zechuan. D’ici à ce qu’il puisse comprendre ses motivations, toute coopération entre eux serait dénuée de confiance. Il avait espéré que Shen Zechuan resterait silencieusement au pied de l’échelle ; cet assassinat était sa réponse.
Impossible.
Shen Zechuan était sa propre lame ; il se taillerait son propre chemin sanglant. Il ne pouvait se satisfaire d’être au service d’autrui. Il voulait anéantir les autres, et non leur obéir. Que pouvait bien y changer une nuit de plaisir ? Cela n’avait été qu’un hurlement de rancœur poussé au cœur de la nuit noire, un halètement bestial né de désirs entremêlés. L’union brutale de leurs corps avait été comme la souffrance partagée de deux créatures blessées, mais les sentiments ne suffiraient pas à les détourner de leur chemin. Xiao Chiye n’abandonnerait jamais le pouvoir qu’il détenait ; c’était l’arme dont dépendait sa propre survie. S’il ne pouvait pas retourner à Libei, il devait agripper cette arme et ne jamais la lâcher. De son côté, Shen Zechuan ne tolérerait jamais de s’agenouiller tandis que d’autres décidaient de son sort. Il voulait gravir les échelons. Il fallait qu’il le fasse.
Il serra le poing.
Shen Zechuan était au cœur de ce complot. Qui étaient ses complices ?
***
Laissant Li Jianheng aux bons soins des médecins, Shen Zechuan suspendit son insigne pour aller se reposer. Alors qu’il s’essuyait les mains dans le bureau, il entendit le grincement d’une porte derrière lui.
- Je croyais que nous avions convenu que ce serait Han Cheng qui sauverait l’empereur, ce soir.
Xue Xiuzhuo retroussa ses manches et glissa ses mains dans la bassine d’eau fraiche de la pièce. Il sourit.
- Nous avons été dupés par Monsieur Shen.
- La situation était critique, répondit Shen Zechuan sans regarder derrière lui. Si Han Cheng en avait eu les compétences, il aurait effectivement dû le sauver. Mais il s’est montré lent. Que pouvais-je faire ?
- Cet incident ne fera pas tomber Xiao Er. Au mieux, il sera accusé de négligence dans sa supervision. Vous, en revanche, avez sorti vos griffes devant lui. Même si vous gravissez les échelons, désormais, il sera tenu de vous rendre la tâche difficile, à l’avenir.
- Nous sommes les passagers d’un même bateau, Votre Excellence. S’il me mène la vie dure, dit Shen Zechuan en jetant un coup d’œil en arrière avec un sourire, pensez-vous que la vôtre sera plus aisée ?
- J’ai entendu dire qu’il existe une race de chiens enragés suffisamment cruels pour attaquer leurs propres frères, dit Xue Xiuzhuo en regardant Shen Zechuan. C’est le fait d’être dans le même bateau qu’une personne capable d’utiliser les siens sans sourciller qui m’empêche de dormir sur mes deux oreilles.
- De quoi parlez-vous ? demanda Shen Zechuan. Mes frères sont précisément ceux qui ont tiré profit de la situation, cette nuit. Quant à moi, ne suis-je pas la cible brandie sous le nez de Xiao Er ? A partir de maintenant, je serai l’épine dans le pied de Xiao Er. Il doit me détester à mort.
- L’amitié entre Sa Majesté et Xiao Er est très solide. Le fait qu’il ait sauvé la vie de Sa Majesté sur le Terrain de Chasse de Nanlin est impossible à oublier. Vous vous êtes démarqué, ce soir, mais vous ne pouvez pas remplacer Xiao Er.
- Le premier pas est le plus difficile, sourit Shen Zechuan. Si Sa Majesté était vraiment si reconnaissant envers Xiao Er pour lui avoir sauvé la vie, il ne le garderait pas enfermé à Qudu. Cette chose que nous appelons gratitude ne vaut pas tant que ça.
Xue Xiuzhuo s’essuya les mains et rit.
- Malgré le léger changement au moment de l’exécution, notre plan demeure un succès. Assurez-vous de penser à moi, à l’avenir, Monsieur le Juge.
Le juge de la Police Militaire était un poste officiel de cinquième rang ; Xue Xiuzhuo soulignait à quel point Shen Zechuan pourrait s’élever une fois que l’empereur aurait commencé à distribuer des récompenses pour cette nuit. L’expression de Shen Zechuan demeura la même.
- Les eunuques du Service des Repas devront être jugés. Le Ministre de la Justice, Kong Qiu, est un homme de principe et un juge impartial. Vos hommes feraient bien de ne pas faiblir lorsqu’il les interrogera.
- Puisque nous avons osé le faire, nous ne pouvons pas craindre qu’une enquête soit menée, répondit courtoisement Xue Xiuzhuo en réajustant ses manches. J’espère que nous pourrons continuer à travailler ensemble durant cette nouvelle année. Puissions-nous bientôt exaucer nos souhaits respectifs.
Croisant son regard, Shen Zechuan dit d’un ton cordial :
- Je suis redevable à Son Excellence pour ses bons soins. N’ayez crainte – j’exaucerai ce vœu qui m’est si cher.
[1] Pendant la dynastie Ming, le Registre Jaune classifiait les foyers en fonction du nombre d’occupants afin de fournir des données pour l’imposition et le recrutement. Il était divisé en trois catégories : registre civil, registre militaire et registre artisan.
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