Chapitre 45 : Le feu aux poudres

 

 

 

Gu Yun n’accorda que le plus bref des regards à Jing Xu avant de déterminer qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. Il repoussa directement ce grand chef des bandits vers les autres – pour le moment, il était trop occupé à s’inquiéter de ce qu’il allait faire de Chang Geng. Heureusement pour Gu Yun, Chang Geng mentionna son projet de rejoindre ses compagnons partis mener l’enquête sur les tunnels secrets des bandits pile au bon moment. Il poussa secrètement un soupir de soulagement. Gu Yun garda un air sévère lorsqu’il assigna une troupe de soldats du Bataillon de Fer Noir pour le protéger et l’exhorta de se méfier des bandits encore sur place. Ce n’est qu’après l’avoir raccompagné personnellement que Gu Yun donna un ordre à l’Etalon Noir qui se trouvait à côté de lui :

- Emmenez quelques hommes pour surveiller les environs. Si Son Altesse revient trop tôt, trouvez-lui quelque chose à faire ; ne le laissez pas venir ici.

L’Etalon Noir s’en alla exécuter ses ordres, et Gu Yun retourna à l’affaire en cours. Il balaya les bandits capturés du regard, des ténèbres inhabituelles envahissant ses yeux.

- Je n’ai qu’une seule question. Où sont les entrées de votre nid de rats ? J’aimerais que tout le monde réfléchisse soigneusement avant de répondre. Que dites-vous de ça – commençons par la personne la plus à gauche, et chacun de vous pourra me parler de celles qu’il connaît. Ceux qui resteront silencieux seront décapités sur le champ. Ceux qui passeront en dernier pourront compléter ce qui a déjà été dit – si vous n’avez rien à ajouter, alors je suis désolé, mais les premiers de la file s’en sortiront mieux que vous. Bon, commençons ! Je vais compter jusqu’à trois. Ceux qui ne disent rien perdent leur tête ; ceux qui racontent des âneries perdent leur tête aussi.

Les otages furent abasourdis par ce Marquis de l’Ordre qui se comportait plus comme un bandit que les bandits eux-mêmes. L’Etalon Noir qui avait reçu l’ordre de conduire l’interrogatoire avança vers le bandit le plus à gauche, la mine inexpressive. L’homme regarda instinctivement à gauche et à droite, réticent à parler. Sans la moindre hésitation, Gu Yun trancha l’air de la main, et le coupe-vent de l’Etalon Noir se mit en action à son commandement.

Le travail habituel de l’Etalon Noir était de tuer sur le champ de bataille. Il n’avait jamais fait d’élevage de singes[1], aussi n’avait-il jamais réellement étudié les techniques de décapitation. Le coupe-vent trancha le cou du bandit, mais alla malencontreusement se ficher dans sa colonne vertébrale. La tête du bandit ne fut coupée qu’à moitié, et sa gorge n’avait pas encore été sectionnée. Ses hurlements glaçants firent sursauter de terreur tous les oiseaux des montagnes environnantes. L’Etalon Noir plissa les yeux. Tirant avec force sur son poignet une seconde fois, il tua enfin cette âme infortunée. Le sang se déversa du cou du bandit telle une source souterraine, éclaboussant le prochain sur la liste. Le deuxième bandit se mit à trembler comme un réservoir d’or trop plein, incapable de réfléchir. Il leva un doigt frémissant pour montrer la sortie située derrière lui.

- Il… Il y en a une juste là…

Gu Yun ricana.

- Sans déconner. Tu me prends pour un aveugle ?

Une seconde tête tomba sur le sol.

Terrorisé, le troisième bandit s’était uriné dessus après avoir vu cette tête à moitié coupée. Il s’effondra avec un bruit sourd, serrant sa tête entre ses deux mains au cas où ce bourreau en armure noire perdrait patience, le mutilant sans lui laisser une chance de parler. Il s’empressa de réciter une dizaine de localisations sans reprendre son souffle, tandis que les otages alignés derrière lui le fusillaient du regard. Maintenant que quelqu’un avait ouvert le bal, le reste fut presque trop facile. C’était un choix de vie ou de mort, et il n’était plus utile de garder des secrets – chaque information que l’un d’eux taisait jusqu’à la mort serait divulguée par l’un des suivants. Parler tant qu’on avait encore une chance de se raccrocher à la vie était le choix le plus censé.

L’expression de Gu Yun demeura stoïque mais, intérieurement, il était stupéfait par l’étendue du réseau des bandits de la frontière sud. Certaines des entrées et sorties que les bandits révélèrent avaient été trouvées par le Pavillon Linyuan – dans le cas contraire, même le Bataillon de Fer Noir n’aurait pas pu tendre une si belle embuscade à ces taupes. Mais la grande majorité d’entre elles était inconnue même des experts du monde martial.

Les soldats de Fer Noir situés derrière lui s’éclipsèrent les uns après les autres pour confirmer la véracité des informations des bandits, laissant des gardes devant chaque entrée secrète. En moins de temps qu’il n’en faut pour brûler un bâton d’encens, les bandits avaient couvert l’intégralité de cet immense réseau de tunnels souterrains, se refourguant la patate chaude. Le moindre gravier de la montagne avait été examiné. En un clin d’œil, cette patate chaude mortelle avait atteint l’instigateur en personne – le chef des bandits Jing Xu.

Au cours de sa vie, Jing Xu avait tracé une ligne sanglante à travers les rangs ennemis, gravissant une pile de cadavres pour se déclarer roi de sa montagne. Il n’avait aucun talent extraordinaire, mais il avait du cran et de la cruauté à revendre. La pointe du coupe-vent du soldat jaillit en direction de son visage tandis que le sang formait des rivières sur le sol. Il prit une profonde inspiration, redressa l’échine et rassembla chaque once de fureur qui bouillait en lui depuis tant d’années, la transformant en squelette pour soutenir son corps. Il leva ses yeux féroces et triangulaires et toisa Gu Yun, qui avait marché jusqu’à lui, les mains derrière le dos.

- J’ai entendu dire que le Maréchal Gu possédait une élégance inégalable. Je n’aurais jamais imaginé que vous seriez également adepte de torture et d’interrogatoires. Je vois que vous ne manquez pas de talent.

- Inutile de me flatter.

Un sourire creux s’étira sur le visage de Gu Yun.

- Par essence, le jeu de la guerre n’est rien de plus qu’un massacre. Je ne vous ai jamais enfermé dans une pièce sombre, je ne vous ai jamais allongé sur un lit de clous et je ne vous ai jamais assis sur un chevalet de torture. Je peux difficilement revendiquer le moindre talent pour « la torture et les interrogatoires ». Si vous n’avez rien à ajouter, veuillez rejoindre vos camarades.

La paupière de Jing Xu se mit à tressaillir.

- Au total, nos tunnels possèdent soixante-quatre entrées. Ils les ont déjà toutes listées, et les derniers imbéciles incompétents à être passés avant moi commençaient clairement à baragouiner. Pardonnez mon ignorance, Maréchal Gu, mais je ne comprends pas vos intentions.

- Je n’ai aucune intention. Je ne demande qu’une petite assurance, sourit Gu Yun. Et s’ils avaient oublié quelque chose ? Etes-vous en train d’essayer de me convaincre de trancher des têtes avec plus de parcimonie ? Vous avez beaucoup d’hommes ; ne vous inquiétez pas, je ne vais pas en manquer.

Jing Xu le dévisagea. Après avoir réfléchi un instant, Gu Yun poursuivit :

- Mais puisqu’ils vous considèrent comme leur chef, peut-être avez-vous plus d’informations à partager avec nous. Pourquoi ne pas me dire quelque chose que je n’ai pas encore entendu ? Je vous épargnerai.

Jing Xu contracta la mâchoire. Il songea à ce bâtard de Fu Zhicheng, qui avait déclenché tout ça, et regretta de ne pas pouvoir l’écorcher vif.

- Maréchal, entendre comment Fu Zhicheng a fait entrer de l’or violet de contrebande et fomenté une rébellion vous intéresserait-il ?

Le sourire glacial disparut du visage de Gu Yun.

- Si je ne le savais pas déjà, comment aurais-je pu deviner que vous auriez le cran de vous rendre à l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest comme des moutons à l’abattoir ? Je vais vous donner une dernière chance ; dites-moi une chose que je ne sais pas.

Le coupe-vent de fer noir était juste à côté de l’oreille de Jing Xu. Il pouvait sentir la froideur impitoyable du métal en inclinant légèrement la tête. Avec une petite bouffée de vapeur, ce coupe-vent lui sectionnerait la tête aussi facilement qu’un couteau de cuisine tranche un melon. Gu Yun était froid et insensible, totalement indifférent. La tête de Jing Xu roulerait sur le sol avec les autres, recouverte d’une couche de poussière et indiscernable du reste.

Jing Xu finit par céder.

- Que voulez-vous savoir ?

Gu Yun agita la main, et le coupe-vent recula de quelques centimètres.

- Qui est votre contact pour l’acquisition d’or violet étranger une fois qu’il a traversé la frontière sud de l’empire du Grand Liang, qui vous a dit de faire des réserves d’or violet, d’armes et d’armures, et qui vous a conseillé tactiquement et vous a dit de m’embobiner avec ces cerfs-volants en bambou afin de pouvoir vous emparer de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest ?

Jing Xu grinça des dents.

- A votre place, je ne sacrifierais pas ma vie pour protéger cette personne, dit Gu Yun en faisant un pas en avant et en baissant la voix. Regardez ce réseau de tunnels secrets derrière vous avec ses soixante-quatre entrées, Daozhang[2]. Si vous n’aviez rien eu de mieux à faire que de vous cacher dedans, même vos divinités taoïstes de la plus haute sphère des cieux n’auraient pas pu vous en déterrer… alors qui vous a encouragé à rassembler les forces des trois pics afin qu’on puisse tous vous capturer d’un coup, hum ?

Gu Yun était un expert pour vous faire prendre des vessies pour des lanternes. Il avait développé trois talents spéciaux au cours de sa vie : l’art de la guerre, la calligraphie et la mauvaise foi. Sa langue pouvait vous faire avaler des couleuvres avec bien trop d’aisance. Et, en y repensant, ses mots n’avaient que trop de sens. Jing Xu fut saisi de sueurs froides.

 

***

 

Gu Yun mit plus de temps à interroger le chef des bandits que Chang Geng n’en mit à trouver ses compagnons. Il rentra immédiatement avec eux sur les talons, mais fut arrêté par un soldat du Bataillon de Fer Noir consciencieux avant d’avoir contourné le dernier pic. Le jeune soldat n’était pas doué pour mentir, aussi se contenta-t-il de répéter ce que Gu Yun avait dit :

- Votre Altesse, le Maréchal aimerait que vous restiez là un moment.

Chang Geng n’était pas surpris. Il s’accroupit docilement pour patienter sans poser plus de questions.

Chang Geng n’avait pas vu Gu Yun en chair et en os depuis quatre ans. Mais, sous les enseignements du vieux Général Zhong, il avait étudié chaque bataille que Gu Yun avait menée, chaque modification de sa position politique depuis qu’il avait hérité du titre de marquis pendant le règne de l’ancien empereur, et même l’évolution de sa calligraphie. Aujourd’hui, si Chang Geng devait entrer dans le bureau de Gu Yun et prendre un vieux document au hasard, il serait capable de deviner l’âge approximatif qu’avait Gu Yun lorsqu’il l’avait rédigé. C’était une méthode bien plus efficace pour comprendre Gu Yun que de rester auprès de lui chaque jour juste pour l’écouter se vanter d’être la « Fleur du Nord-ouest ».

A la seconde où Gu Yun lui avait lancé ce premier regard hésitant, Chang Geng avait su qu’il prévoyait de procéder à des aveux forcés et ne voulait pas que Chang Geng y assiste. Après tout ce temps, Gu Yun essayait encore de préserver son image précaire de père bienveillant devant Chang Geng. Chang Geng n’y voyait pas d’objections ; il chérissait ces petites attentions inavouées que lui accordait son parrain.

Deux silhouettes suivaient Chang Geng de près. Il s’agissait des deux morveux qui avaient quitté Yanhui avec lui pour rejoindre la capitale tant d’années auparavant, Ge Pangxiao et Cao Niangzi – bien qu’ils s’appellent désormais Ge Chen et Cao Chunhua.

Dans sa jeunesse, Ge Chen avait été un petit enfant attendrissant et rondouillard. Désormais adolescent, il n’était plus rondouillard, mais grand et robuste, sa simple silhouette lui valant d’être qualifié de géant. Malheureusement, la tête posée sur ses larges épaules semblait dépareillée. Il avait un petit visage rond et adorable : deux monticules tremblotants de chair tendre entassés sur des joues douces comme du tofu, encadrant son petit nez, sa petite bouche et ses petits yeux. L’ensemble lui conférait un air d’honnêteté inoffensive.

Cao Chunhua avait vécu une transformation encore plus drastique. Qu’il l’ait voulu ou non, son corps était devenu celui d’un homme adulte, et il n’était plus aussi simple pour lui de faire appel à l’androgynie sans faille de sa jeunesse. Il n’avait eu d’autre choix que d’admettre avec réticence qu’il était réellement un homme répugnant et de se remettre à porter des vêtements d’homme. Cependant, il avait insisté pour se faire appeler « Cao Chunhua ». Personne d’autre que lui ne pouvait expliquer en quoi « fleur printanière » était un meilleur nom que « demoiselle ».

- Pourquoi est-ce qu’on doit attendre ici ? demanda Cao Chunhua en tendant le cou. Ça fait des années que je n’ai pas vu mon cher marquis. J’ai tellement attendu ce moment que ça fait plusieurs jours que je ne dors plus.

Chang Geng lança un regard énigmatique à Cao Chunhua et marqua un point contre lui sur son compteur de score mental. Une fois qu’il aurait comptabilisé cinquante âneries amourachées similaires, telles que « mon cher marquis », de sa part, il trouverait une raison plausible de le passer à tabac. Totalement ignorant, Cao Chunhua posa une autre question :

- Dage, une fois que tu seras rentré à la capitale, tu recevras ton titre de noblesse, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que l’ancien empereur a fait préparer la Résidence du Prince Yanbei pour toi il y a bien longtemps. As-tu l’intention d’y emménager ou de rester dans la Résidence du Marquis ?

Chang Geng tressaillit avec surprise. Il fit un effort pour sourire et dit :

- Cela dépendra du marquis – s’il accepte de me garder ou non.

En y repensant, Chang Geng ne parvenait pas à se souvenir comment il avait trouvé le courage de tout laisser tomber – de quitter la Résidence du Marquis et Gu Yun. C’était plus facile avant leur réunion, mais leur rencontre inattendue dans la région de Shu avait été comme tomber nez-à-nez avec le destin. Il aurait beaucoup de mal à trouver la même détermination une seconde fois, même sous peine de mort. Chen Qingxu lui avait toujours dit : « Ressaisissez-vous ; réprimez vos idées délirantes. » Ce conseil était très efficace pour empêcher le Wu’ergu de s’enflammer… mais les émotions d’une personne étaient toutes interconnectées. Supprimez la rage et la rancœur, et la joie ne deviendrait elle aussi plus que l’ombre d’elle-même. Le temps passant, une personne qui continuerait à étouffer ses sentiments les plus puissants pâlirait comme une plante ayant poussé loin du soleil – capable de survivre et de se débrouiller, mais au prix de toutes ses couleurs et sa vitalité.

Chang Geng avait pensé être à deux doigts d’atteindre le nirvana. Jusqu’à ce qu’il soit réuni avec Gu Yun.

Chang Geng passait ses journées à travailler dur avec Gu Yun, combattant les rebelles un jour puis les bandits le lendemain. Pourtant, il était imprégné d’un bonheur infondé et irrationnel – un bonheur effervescent, anticipatoire et ardent, comme s’il ouvrait les yeux chaque matin en sachant qu’une chose qu’il avait attendue avec impatience était sur le point de se produire. Il avait cette impression alors même qu’il savait qu’il n’y avait rien de tel ; le Wu’ergu continuait de hanter ses rêves chaque nuit.

S’il recevait son titre princier… Gu Yun le laisserait-il rester ? Evidemment, en toute logique, Gu Yun le laisserait rester. La Résidence du Marquis serait prête à l’accueillir au moins jusqu’à ce qu’il se range officiellement et se marie. Et, s’il ne se mariait jamais, peut-être qu’il pourrait faire l’effronté et se faire entretenir indéfiniment. Mais ce rêve était trop beau – Chang Geng dut déployer toute sa force pour éviter qu’un sourire stupide ne s’étale sur son visage.

Après environ trente minutes d’attente, Gu Yun arriva en personne.

Les tunnels secrets étaient telle une immense toile d’araignée se propageant dans toutes les directions, reliée par un réseau d’interconnexions intriquées. Au total, Gu Yun avait tranché plus de quarante têtes. Sans compter les balivernes de ceux qui avaient été morts de peur, il avait débusqué soixante-quatre entrées.

Ge Chen fut choqué de l’entendre.

- Quoi ? Mon frère et moi avons trimé dans les montagnes pendant six mois et n’en avons trouvé qu’une trentaine. Comment avez-vous fait pour en trouver plus de soixante d’un coup ?!

- Sans les renseignements que vous nous avez fournis, je n’aurais pas pu les prendre en embuscade, et encore moins les interroger.

Gu Yun lança un regard oblique à Ge Chen. Il résista à l’envie pendant plusieurs secondes mais, au final, succomba à la tentation et lui fit signe d’approcher.

- Viens là.

Pensant que le maréchal avait des ordres importants à lui donner, Ge Chen bondit en direction de Gu Yun. Le Maréchal Gu, qui avait paru si sérieux une minute plus tôt, leva brusquement la main et pinça la joue ronde de Ge Chen. Cet homme souffrait d’un cas chronique et terminal de mains baladeuses – chaque fois qu’il apercevait une chose à la texture attrayante, il ne pouvait s’empêcher d’en saisir une pleine poignée. Il en mourait d’envie depuis des lustres. C’est incroyable. Gu Yun tripota le visage de Ge Chen quelques instants, puis songea, sa soif encore insatisfaite : Comment a-t-il fait pousser ça ?

Ge Chen ne savait pas quoi dire. Cao Chunhua les dévisageait avec une telle jalousie que son regard aurait pu transpercer la pierre. L’émotion se déversa dans ses yeux de tigre avide, et il gémit doucement :

- Le marquis fait du favoritisme. Pourquoi est-ce qu’il ne pince pas mes joues ?

Il avait trop peur de le dire à Gu Yun, aussi Chang Geng fut-il le seul à l’entendre. Ânerie numéro quarante-huit. Cao Chunhua frissonna. Il regarda autour de lui, ayant soudain un terrible pressentiment de danger.

 

***

 

Gu Yun dessina une carte des tunnels secrets à travers les montagnes selon le témoignage de Jing Xu et ordonna à ses hommes d’éventer de la fumée devant chaque entrée. Ils enfumèrent les tunnels pendant trois jours, transformant la montagne en cheminée, jusqu’à ce que chaque chauve-souris, rat et insecte venimeux ait fait ses bagages et pris la fuite – mais, malgré tout, l’homme que Gu Yun voulait capturer ne fit pas son apparition. Plusieurs soldats se portèrent courageusement volontaires pour entrer dans les tunnels avec des cordes afin de les aider à retrouver leur chemin. Ils fouillèrent les soixante-quatre entrées de l’aube au crépuscule, mais ne trouvèrent pas l’ombre d’un homme. La seule récompense à leur exploit fut le plateau tactique que Jing Xu avait mentionné.

Le quatrième jour, l’un des subordonnés de Gu Yun rapporta que, au cours de leurs investigations concernant les associés de Kuai Lantu, ils avaient effectivement découvert quelqu’un de suspect. L’homme était un dignitaire de passage au service de Kuai Lantu, qui se faisait appeler Wang Bufan, ou « Wang l’Extraordinaire » – un faux nom, de toute évidence. Cette personne apparaissait rarement en publique, mais les plus proches confidents de Kuai Lantu avaient tous compris que Kuai Lantu l’admirait et lui faisait entièrement confiance. Il lui avait même octroyé une cour dans sa propre résidence et avait envoyé un certain nombre de ses domestiques les plus précieux et servantes les plus jolies le servir.

- Et où se trouve cet homme « extraordinaire », à présent ? demanda Gu Yun.

- Il s’est enfui. Tous les domestiques de sa cour ont été retrouvés morts – empoisonnés. Lorsque les autres employés de la résidence les ont trouvés, les corps étaient déjà froids.

- Monsieur.

Un autre cavalier arriva avec un rapport.

- Nous avons fouillé les cachettes où Jing Xu a avoué transporter l’or violet. Elles ont toutes été vidées. Celui qui a fait ça n’a même pas laissé une feuille de papier derrière lui.

Gu Yun fit lentement tournoyer son chapelet usé dans sa main. Ces incidents – le mystérieux dignitaire de Kuai Lantu, le « Monsieur Ja » de Jing Xu – semblaient être des coïncidences, mais l’intuition de Gu Yun lui disait qu’il y avait autre chose, quelque chose qu’il ne pouvait pas tout à fait expliquer. Il avait l’étrange impression qu’un complot majeur prenait place juste sous son nez. Ces silhouettes obscures qui avaient déclenché cette situation explosive à la frontière sud œuvraient en coulisses. Elles semblaient être un ennemi et, pourtant, via une série d’autres coïncidences, elles l’avaient aidé à s’occuper d’un certain nombre des personnes qui se tenaient en travers de son chemin en un rien de temps. Gu Yun ne savait pas vraiment s’il avait déjoué leur plan ou s’il était tombé tout droit dans leur piège.

 

***

 

L’individu à la recherche duquel Gu Yun était en train de retourner chaque centimètre carré de montagne se tenait sur le pont d’un petit navire marchand passe-partout voguant vers la Mer du Sud. Monsieur Ja avait repassé ses délicats vêtements occidentaux et était en train d’observer un petit morceau de peau de mouton. En travers s’étalait une carte des vastes terres de l’empire du Grand Liang. Il saisit une plume plongée dans une encre vermillon et dessina un petit cercle rouge sur la zone représentant la frontière sud. Avec cette marque, la carte comptait trois cercles rouges au total. Les deux autres entouraient la frontière nord et la Mer de l’Est. La plume de Monsieur Ja voleta au-dessus de la carte et se posa sur l’entrée de la Route de la Soie, à l’ouest.

- A présent, tout est prêt, se mit à glousser Monsieur Ja. Il ne manque plus que la mèche. Une fois qu’elle sera allumée, avec un rugissement…

Wang Bufan, que l’apparence aurait pu faire passer pour un habitant des Plaines Centrales, termina à sa place :

- Un grand brasier consumera les Plaines Centrales.

Les deux hommes échangèrent un regard et s’esclaffèrent, puis entrechoquèrent leurs verres de vin pour porter un toast.

 

***

 

Lorsque la nouvelle des échauffourées de la frontière sud atteignit le Fils du Ciel, il entra naturellement dans une rage folle. Il ordonna à Gu Yun d’escorter les chefs des bandits et le général déloyal à la capitale sans délai. Ainsi, Gu Yun fut obligé de laisser ses suspicions de côté et de rejoindre le nord en toute hâte. Cependant, lorsqu’il songea au fait que son filleul adoré allait enfin rentrer à la maison avec lui, et que la Résidence du Marquis allait de nouveau s’animer, il commença à appréhender son retour à la capitale avec une certaine impatience.

- Il est bien plus séduisant maintenant qu’il a grandi, murmura Gu Yun à Shen Yi tel un vieux père orgueilleux. Mais il est devenu si sage et mature, tout à coup ; je ne parviens pas à m’y habituer.

- Quelle effronterie, répondit succinctement Shen Yi – et, sans surprise, il se fit frapper. Au fait, continua-t-il, vous avez arrêté Fu Zhicheng, alors que prévoyez-vous de faire, à présent ?

L’espièglerie s’évapora du visage de Gu Yun. Il demeura silencieux un instant et, lorsqu’il reprit la parole, ce fut avec un air grave.

- Jiping, il y a une chose à laquelle j’ai souvent pensé, ces dernières années. Le fait que tu me suives à longueur de temps ne revient-il pas à gâcher ton talent ?

Shen Yi l’observa en silence.

- Tu t’y connais en histoire ancienne et en affaires publiques, et tu as suffisamment de talents littéraires pour entrer à l’Académie Hanlin et suffisamment de talents martiaux pour pacifier toute une région. Tu as passé tant d’années submergé par l’Institut Lingshu et le Bataillon de Fer Noir. Il est temps que tu voles de tes propres ailes…

Bien que Chang Geng ait analysé la situation pour lui, Shen Yi fut tout de même ému par les paroles de Gu Yun. Ils étaient tout autant camarades qu’amis et, bien que leur relation soit telle qu’ils pourraient confier leur veuve et leurs orphelins l’un à l’autre, Gu Yun avait une bouche cruelle incapable de prononcer un mot sincère. Il n’avait jamais félicité ouvertement Shen Yi. Les yeux de Shen Yi étaient brûlants.

- Zixi, honnêtement, vous n’êtes pas obligé de…

- Par ailleurs, je te dois des excuses, ajouta sincèrement Gu Yun. Avec une beauté naturelle telle que moi dans les parages, tes chances de trouver l’amour ont été contrecarrées. Après toutes ces années, tu es encore célibataire. Vraiment… tss, je ne pourrais m’excuser assez.

Shen Yi était sans voix. Son minuscule quota de paroles sérieuses ayant été atteint pour la journée, la beauté naturelle auto-proclamée avait recommencé à raconter des âneries. Shen Yi s’empressa de ravaler la réponse émouvante encore coincée dans sa gorge et éperonna son cheval avec un gloussement railleur.

Non loin de là, Chang Geng le regarda s’en aller. Il saisit promptement cette opportunité pour s’approcher au galop et combler la place vacante de Shen Yi, avançant côte à côte avec Gu Yun.

- Qu’avez-vous encore fait pour mettre le Général Shen en rogne ?

Gu Yun se frotta le nez avec un petit sourire. Voyant qu’une feuille s’était coincée dans l’armure légère de Gu Yun, Chang Geng tendit la main pour l’en débarrasser. Toujours aux petits soins, il dit :

- Yifu, même la plus légère des armures pèse plus de vingt kilos. Pourquoi ne pas l’enlever pour souffler un peu ?

Gu Yun n’y vit aucune objection. Il laissa Chang Geng l’aider à dégrafer l’armure légère et à ôter les différentes parties les unes après les autres. Peut-être étaient-ils trop proches l’un de l’autre ; pour une raison inconnue, leurs chevaux décidèrent qu’ils se plaisaient et commencèrent à se renifler amoureusement. Gu Yun libéra une main pour écarter la tête de son cheval.

- Ne fais pas ton voyou.

Le brassard sur son bras était à moitié ôté et, avec le mouvement de sa main, l’intégralité de la pièce manqua de glisser lourdement de son poignet, entraînant un objet rangé dans sa manche avec elle. Chang Geng réagit promptement et rattrapa l’objet au vol. Il s’agissait d’une flûte en bois brut.

Au début, aucun d’eux ne comprit ce qu’il s’était passé. Chang Geng se demanda : Pourquoi transporte-t-il cette petite flûte miteuse ? Gu Yun était encore confus. Qu’est-ce qui vient de tomber ? Leurs regards se posèrent simultanément sur la flûte abîmée à l’extrémité fissurée. Chang Geng eut soudain l’impression que cette flûte lui était quelque peu familière. Pendant ce temps-là, Gu Yun réagit comme s’il avait été frappé par la foudre. Il se souvenait, à présent – cet objet avait été acquis de manière déshonorable ! Ils bougèrent au même moment. La main de Gu Yun jaillit pour la saisir, et Chang Geng resserra instinctivement sa prise. Leurs mains, toutes deux serrées autour de la flûte en bambou, se figèrent dans les airs.

- Est-ce que je peux la voir ? demanda innocemment Chang Geng.

- Il n’y a rien à voir.

Gu Yun arracha la petite flûte en bambou des mains de Chang Geng et la fourra dans sa manche, ce qui ne fit qu’attirer un peu plus l’attention sur lui. Chang Geng avait rarement vu Gu Yun se comporter de manière aussi coupable. Il se souvint involontairement de ce jour passé à Jiangnan, quatre ans plus tôt, et de la jeune fille du Commissaire Yao pleurant de chagrin. Une vague prise de conscience s’abattit sur lui – pourtant, il n’osait pas vraiment y croire. Il demanda de manière indirecte :

- Est-ce que quelqu’un vous l’a donnée ?

- Je l’ai taillée moi-même, mentit Gu Yun sans une once de rougeur embarrassée ou de respiration nerveuse.

- Oh, répondit Chang Geng en clignant des paupières.

Au bout d’un certain temps, il commenta avec nonchalance :

- Je ne savais pas que le bambou poussait à Loulan.

Gu Yun ne répondit pas. Lentement, Chang Geng cligna à nouveau des paupières ; son regard sembla vaciller. Il dit avec un petit rire :

- La confection de yifu est un peu grossière. Je pourrais lui tailler une meilleure flûte, un de ces jours.

Gu Yun était totalement incapable de se défendre, mortellement embarrassé, et absolument persuadé que ce gosse l’avait percé à jour et se moquait de lui. Mais le vol de la flûte était trop flagrant ; il n’avait aucun moyen de se disculper. Sa seule option était d’accepter sa défaite tel un héros vaincu, rentrer sa queue touffue entre ses jambes et prendre la fuite. Chang Geng ne partit pas à sa poursuite. Il demeura immobile et savoura l’arrière-goût de cet incident pendant un long moment, relativement tenté de s’esclaffer à nouveau. Il se repassa la scène du début à la fin une fois de plus : Gu Yun se faufilant dans la cour d’un petit enfant au lever du jour pour voler une flûte en bambou… Son cœur s’emplit de bourgeons de joie qui demeurèrent éclatants le restant de la journée, leur couleur ne s’étiolant que lorsque le soleil plongea vers l’ouest. La fragrance persistante de ces fleurs repoussa le Wu’ergu dans un minuscule coin de son cœur. Alors que leurs pétales teignaient en rouge la rivière en contrebas, la graine d’une idée germa dans un réseau de branches sinueux.

Pourquoi l’a-t-il gardée pendant toutes ces années ? Puisqu’il la porte sur lui, la sort-il de temps en temps pour l’admirer ? Lorsque son petit yifu regardait la flûte, pensait-il à Chang Geng ? Et, le cas échéant… jusqu’où pouvait-il tenter sa chance ? Pouvait-il se rapprocher encore plus de lui ?

La faible odeur de la fragrance pacificatrice de Mademoiselle Chen flotta depuis son sachet. Chang Geng regarda fixement Gu Yun, le conseil de Chen Qingxu (« laissez la nature suivre son cours ») résonnant dans sa tête. Il était à deux doigts d’être incinéré par ces mots. Il n’osait pas laisser ses fantasmes devenir hors de contrôle – mais, alors qu’il se raccrochait maladroitement à cette minuscule possibilité, elle s’agrippa à son cœur et à ses entrailles, le rongeant jusqu’à la moelle.

Le voyage pour escorter les prisonniers au nord aurait dû être long et amer. Mais, peut-être grâce à la cadence rapide du Bataillon de Fer Noir, ou peut-être parce que Chang Geng désirait ardemment retarder leur arrivée, ils arrivèrent à la capitale avant le cœur de l’hiver.

Pendant ce temps-là, la rébellion de la frontière sud, qui avait stupéfait la cour comme les gens du peuple, avait déclenché une explosion cataclysmique dans les profondeurs de la capitale. Sun Jiao arriva à demi mort dans la capitale. Après avoir essuyé choc après choc, il était tombé malade, et avait fini confiné au lit. Même l’Empereur Longan ne s’était pas attendu à ce que cette manœuvre destinée à imposer le Décret d’Autorisation de Déplacement incite le commandant en chef de la l’Armée de la Frontière Sud à se rebeller. Abasourdi et furieux, il ordonna une enquête approfondie. Les implications de cette affaire étaient très larges, et les Ministères du Personnel, de la Justice et de la Guerre, la Cour Impériale de Contrôle Judiciaire et même la Commission de Surveillance étaient sur leurs gardes. Lors de ses rares retours à la capitale, Gu Yun ne se reposait jamais. Au lieu de profiter d’une pause dans ses devoirs militaires, il fut convoqué au palais presque tous les jours pour y être interrogé.

La preuve était inéluctable : Fu Zhicheng, Gouverneur du Sud-ouest, avait conspiré avec les bandits, assassiné un fonctionnaire de la cour, fait du trafic d’or violet et fomenté une rébellion. Chaque chef des bandits et meneur des factions rebelles fut condamné à la peine capitale l’un après l’autre, et leurs familles les rejoignirent dans le bloc d’exécution. L’impitoyable et insensible Empereur Longan refusa de s’arrêter là. Tout comme un radis déraciné remonte la terre dans laquelle il pousse, l’enquête impliqua bientôt tout l’entourage des accusés, et même des membres des Six Ministères. La situation devint rapidement hors de contrôle. Tous ceux qui étaient proches de Fu Zhicheng ; tous ceux qui avaient accepté des pots-de-vin pour ouvrir des portes à Fu Zhicheng ; et même les anciens ministres qui avaient recommandé Fu Zhicheng pour son poste furent tous déclarés coupables par association. Pas un seul n’échappa à son châtiment. Certains furent emprisonnés. D’autres furent renvoyés de leur poste. La terreur s’abattit sur la cour impériale, et l’intégralité de la capitale fut happée dans ces étouffantes ténèbres de paranoïa et de suspicion. Les cieux demeurèrent nuageux jusqu’au nouvel an, lorsqu’une puissante tempête de neige descendit enfin du paradis.

 

 

[1] La cervelle de singe était un mets historique de l’Empire Qing.

[2] Titre respectueux pour s’adresser aux cultivateurs taoïstes.

 

Chapitre précédent - Chapitre suivant

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.