Chapitre 46 : Ivresse

 

 

 

Cette année-là, la nation fit peau neuve. Le Marquis d’Anding rendit son Amulette du Tigre de Fer Noir, et l’application du Décret d’Autorisation de Déplacement devint inéluctable. Le Ministère de la Guerre déploya rapidement des officiers expressément nommés pour superviser les troupes à travers la nation. Ce faisant, l’Empereur Longan exerça un contrôle extrême et sans précédent sur l’armée, surpassant même l’Empereur Wu.

Alors que l’année touchait à sa fin, l’aisance avec laquelle Gu Yun s’adapta à sa nouvelle situation fut probablement la seule chose qui ne causa pas de frustration excessive à Li Feng. Et, comme Chang Geng l’avait prédit, ayant obtenu le résultat qu’il désirait, l’empereur fit preuve d’égards envers Gu Yun, promouvant Shen Yi de deux rangs et rédigeant un décret impérial le nommant commandant en chef de l’Armée du Sud-ouest. Au même moment, il conféra le titre de Prince Yanbei au Quatrième Prince Impérial Li Min.

Au seizième jour du premier mois, sous couvert de fêter l’anniversaire du Marquis d’Anding, le Vieux Shen traîna deux énormes charrettes remplies de cadeaux et bloqua complètement l’entrée de la Résidence du Marquis.

Le Vieux Shen avait pris sa retraite plusieurs années auparavant, et son fils unique, Shen Yi, était un oisif ambitieux. Shen Yi avait été particulier dès l’enfance. Il se débrouillait bien en littérature et en arts martiaux, mais se refusait à se dédier à l’un ou à l’autre. A la place, il préférait s’assoir dans sa cour et jouer avec des machines à vapeur. Chaque objet mécanique contenu dans la maison familiale Shen – des grandes machines tels que les pantins de fer qui protégeaient la propriété aux lampes à gaz de toutes tailles suspendues dans la maison – avait été démonté par Shen Yi. Le Vieux Shen était un pieux Taoïste et pensait qu’une personne devait suivre ses penchants naturels. Pourtant, la force de sa foi devait être insuffisante, car il se raccrochait encore à certains espoirs et aspirations pour son fils.

Gu Yun avait été appelé au palais pour discuter affaires aux premières lueurs du matin et avait déjà quitté la résidence. Bien qu’il ait passé la majeure partie de l’année à l’écart de la capitale, il demeurait une puissante figure de haut rang, aussi de nombreuses personnes lui envoyaient-elles des cadeaux. Puisque la Résidence du Marquis ne possédait aucune maîtresse de maison, la responsabilité du tri des cadeaux pour la Nouvelle Année revenait au vieux concierge. En apprenant que le Vieux Shen était venu en rajouter une couche, Chang Geng suivit le vieux concierge jusqu’au portail pour le saluer et l’observa avec curiosité.

Le Vieux Shen était lui-même relativement excentrique. Il avait passé sa jeunesse à se laisser aller aux plaisirs de la vie et avait continué dans cette veine jusqu’à la quarantaine, avant de finir par s’en lasser dans ses vieux jours. C’est à ce moment-là qu’il avait commencé à se focaliser sur les théories Taoïstes de transcendance et d’immortalité. Ces jours-ci, il s’inquiétait peu du fonctionnement du monde humain, et passait son temps à s’adonner à ses deux passions : l’alchimie et l’œnologie. Parmi les cadeaux qu’il avait offerts à Gu Yun, il n’y avait ni métal précieux ni joyaux, ni rouleaux des meilleures soies et satins, ni antiquités rares ni étranges trésors. A la place, il était venu avec deux chargements de vin, qu’il avait produit lui-même.

Partagé entre le rire et les larmes, Chang Geng leva les yeux pour voir le Commandant de l’Armée du Sud-ouest fraîchement promu arriver en galopant, l’air totalement lessivé. Le Vieux Shen avait agi de sa propre initiative et, lorsque Shen Yi le remarqua et le prit en chasse, il était trop tard. Alors qu’il observait les chariots de vin barricadant l’entrée de la Résidence du Marquis, Shen Yi était à court de larmes. Il enfouit son visage dans la crinière de son cheval et songea : C’est beaucoup trop embarrassant !

Lorsque Gu Yun rentra ce soir-là, il fut accueilli par la vue de sa maisonnée déchargeant les chariots de vin tandis que Shen Yi se tenait à l’écart, livide. Qui sait ce que l’empereur lui avait dit, mais Gu Yun était inhabituellement silencieux. D’ordinaire, il était ravi de retourner à la Résidence du Marquis. Pourtant, ce jour-là, lorsqu’il franchit le portail, il ne sourit pas et ne fit pas sa blague habituelle au garde en faction. Il semblait profondément et véritablement malheureux.

- Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Gu Yun.

Shen Yi tendit le menton vers le ridicule chariot de vin.

- Un pot-de-vin de la part de mon père pour vous remercier d’avoir soutenu ma promotion.

Gu Yun inspira profondément par le nez et avança d’un pas pour s’emparer de l’un des flacons. Ici, devant la porte d’entrée, il brisa le sceau d’argile et huma le contenu, puis en avala une gorgée.

- Excellent timing. Ton père l’a fait lui-même, pas vrai ? Je peux le dire à l’odeur, soupira joyeusement Gu Yun. C’est parfait. Puisque tu es déjà là, tu n’as qu’à rester. Nous nous séparerons d’ici la fin du mois et, puisque nous serons postés aux deux extrémités du pays, qui sait quand nous aurons l’occasion de nous revoir. Reste et bois un coup avec moi ce soir.

C’était précisément l’intention de Shen Yi, aussi accepta-t-il avec joie.

- Où est Chang Geng ? demanda Gu Yun.

- Dans la cuisine.

Gu Yun se figea.

- Quoi ?

- Il a insisté pour préparer les nouilles lui-même, s’esclaffa Shen Yi. Oncle Wang a vraiment essayé, mais il n’a pas pu l’en empêcher. Notre prince de commanderie est un sacré personnage. Il tient bon face à l’ennemi sur le champ de bataille et pratique l’acupuncture en dehors. Il fabrique des bourses en cuir pendant son temps libre et fait montre d’une main agile, même sur le sol sacré de la cuisine… S’il s’agissait d’une jeune demoiselle, même le Bataillon de Fer Noir ne pourrait lutter contre l’essaim de prétendants à votre porte.

Gu Yun fronça les sourcils.

- Un gentleman reste loin de la cuisine. C’est absurde.

Remarquant l’étrange expression sur le visage de Gu Yun, Shen Yi demanda :

- Qu’y a-t-il ? Pourquoi Sa Majesté vous a-t-il convoqué au palais ?

Gu Yun se figea, puis baissa la voix.

- Sa Majesté souhaite punir Maître Fenghan.

- Quoi ?!

Shen Yi était abasourdi.

Maître Fenghan portait le nom de famille Zhang et le nom de courtoisie Fenghan. Il avait été à la tête de l’Institut Lingshu pendant dix-huit ans. Durant le temps que Shen Yi y avait passé, il avait travaillé directement sous la supervision de Maître Fenghan. L’homme avait déjà plus de soixante ans et avait passé l’intégralité de sa vie à l’Institut Lingshu. Il ne s’était jamais marié et n’avait ni épouse ni enfants, tout comme il n’éprouvait aucune tendresse pour ceux de son sexe. La rumeur racontait que même les serviteurs de sa résidence étaient faits de fer. A part lui, la seule créature vivante sur les lieux était un vieux chien aux portes de la mort. Cependant, il s’agissait seulement de ragots – personne, ni même Shen Yi, n’avait jamais mis les pieds dans la résidence de Maître Fenghan. Le vieil homme avait une personnalité plutôt étrange. Il était réticent à l’idée d’accueillir des invités et avait dédié sa vie au monde des machines à vapeur et des armures en acier. Il avait clairement pris position lorsque Gu Yun avait rebâti le Bataillon de Fer Noir mais, en dehors de ça, il faisait rarement attention aux autres, et se souciait encore moins de la politique. Comment une personne aussi indifférente aux affaires mondaines avait-elle pu mettre l’empereur en colère ?

- Mais pourquoi ? demanda Shen Yi.

- Il a soumis un rapport exprimant son opposition à la Loi sur l’Insigne de Maîtrise. Sa Majesté est furieux.

Shen Yi fronça les sourcils.

- Mais il y a toujours été opposé. Il n’a pas cessé de protester depuis que la Loi sur l’Insigne de Maîtrise a été annoncée. L’un de mes anciens camarades m’a dit qu’il soumettait un rapport tous les trois jours, qu’il pleuve ou qu’il neige. Sa Majesté ne lui a jamais prêté aucune attention – pourquoi veut-il soudainement…

La Loi sur l’Insigne de Maîtrise était le décret qui restreignait les activités des mécaniciens civils. Une fois présenté, il avait été sujet à une période d’intenses débats, mais la discussion avait bientôt été submergée par le raz de marée de polémiques soulevé par le Décret d’Autorisation de Déplacement.

- Le caractère de Maître Fenghan est vraiment…, soupira Gu Yun. Tu n’as pas vu ce qu’il a écrit dans son rapport, l’autre jour. Il a dit que la Loi sur l’Insigne de Maîtrise ne restreint pas seulement les mécaniciens, mais la sagesse et l’intellect des gens – et que, à long terme, la mise en œuvre de cette politique mettrait la nation en péril. Pendant que nous restons assis à nous tourner les pouces, les Occidentaux arriveront en volant dans leurs machines à vapeur tels des immortels apparaissant dans la brume pour frapper aux portes de l’empire du Grand Liang. Selon moi, il est passé à deux doigts de montrer Sa Majesté du doigt et de le qualifier de traître à la nation. Honnêtement, en temps normal, Sa Majesté ne se serait pas abaissé à son niveau… mais depuis les échauffourées à la frontière sud, l’empereur ne cesse de se torturer l’esprit. L’hiver est presque fini, et il ne s’est toujours pas apaisé. Maître Fenghan a couru tout droit dans la gueule du canon. 

Gu Yun secoua la tête.

- Aujourd’hui, Sa Majesté m’a arrêté au moment où je partais. Il m’a dit : « Nous nous sommes posé des questions et avons fait une introspection. Depuis que nous sommes monté sur le trône, nous nous sommes montré si diligent dans nos devoirs que nous perdons fréquemment le sommeil. Alors comment se fait-il que la nation ne soit pas en paix ? » Dis-moi ce que j’aurais bien pu lui répondre.

Cela faisait seulement quelques petites années que l’Empereur Longan était sur le trône. Pourtant, c’est d’abord son frère de sang qui avait été surpris en train de fomenter une rébellion avec le peuple de Dongying, puis un commandant régional avait conspiré avec les bandits des montagnes pour mener une insurrection armée. Pour l’empereur, chacun de ces incidents était la pire des humiliations. Pendant ce temps-là, le marché noir d’or violet, qui continuait sans relâche malgré les prohibitions répétées, était devenu une source majeure d’anxiété.

Shen Yi demeura silencieux tandis que les deux hommes arpentaient côte-à-côte la cour intérieure de la Résidence du Marquis. Bien que Maître Fenghan ait indubitablement cherché les ennuis en prenant la parole, ils savaient tous les deux que ce qu’il disait était parfaitement logique. Si on interdisait aux mécaniciens civils de pratiquer leur commerce, et si tout le monde était obligé de se tourner vers l’Institut Lingshu, comment les mécaniciens de l’institut auraient-ils le temps d’innover ? Par ailleurs, la priorité de l’Institut Lingshu avait toujours été l’armement militaire – quelle place avait-il pour le développement de technologies utilisées par les civils ?

- Y a-t-il quoi que ce soit que vous puissiez faire pour le sauver ? demanda doucement Shen Yi.

Gu Yun leva les cieux vers le ciel crépusculaire qui s’étirait jusqu’aux confins de la capitale et expira un nuage blanc dans l’air glacé.

- Je ne sais pas. Je ferai ce que je peux.

Shen Yi acquiesça. Après une pause, il dit :

- Monsieur, j’ai grandi dans la capitale mais, quand je suis ici, il y a des moments durant lesquels je ne peux même pas respirer.

Gu Yun lui tendit le pichet de vin sans dire un mot, et Shen Yi préleva une gorgée du cru familial. Le vin était si fort qu’il parvint à peine à l’avaler. Il frappa le dos de Gu Yun.

- Tout le monde attend pour fêter votre anniversaire. Faites quelque chose pour cacher votre grise mine, quand on entrera à l’intérieur.

Les deux hommes restèrent sur cette allée abritée, buvant dans le flacon en terre cuite chacun leur tour jusqu’à en avoir vidé le contenu. Le vin avait le pouvoir de soulager l’anxiété et de réchauffer le sang. Il pouvait ajouter du rose aux joues, permettre d’oublier les inquiétudes concernant le présent et l’avenir et de se détendre – du moins pendant un temps.

Néanmoins, lorsque Gu Yun entra dans la cour intérieure, il fut tout de même stupéfait. Apparemment, Ge Chen avait ressorti un certain nombre des vieux pantins de fer de la Résidence du Marquis relégués au rang de détritus. Qui sait combien de temps il avait mis à tous les réparer. Alignées en un rang irrégulier, les immenses machines noires se mouvaient avec autant de fluidité que le jour de leur confection. Soulagé de son armure et de ses armes, chaque pantin avait été équipé d’une paire d’éventails en soie, et la troupe performait un joyeux numéro de danse folklorique désorganisée au milieu de la cour. Le danseur principal et seul corps de chair et de sang du groupe était un Cao Niangzi vêtu de couleurs vives.

Gu Yun n’avait pas les mots. Secouant la tête, Shen Yi poussa un profond soupir.

- Quel génie.

- … Tu veux bien répéter ?

Shen Yi passa un bras autour de ses épaules.

- Ce Ge Cheng est un vrai prodige. Chaque fois que je me souviens que la première armure à vapeur qu’il a touchée venait de moi, honnêtement, je… tss, je regrette de ne pas pouvoir l’emmener avec moi à la frontière sud.

Gu Yun tint sa langue. Quelque chose lui paraissait un peu étrange, dans les propos du Général Shen.

Comme promis, Chang Geng avait préparé un bol de nouilles de longévité[1] à Gu Yun. La dernière fois, il y avait cassé un œuf et lui avait servi la coquille au passage. Cette fois, lorsqu’il était entré dans la cuisine de la résidence, ce jeune homme avait paru être une personne entièrement différente. Ses talents culinaires actuels étaient difficilement comparables à ses efforts passés. Les nouilles étaient divinement bonnes. Après avoir terminé son plat, Gu Yun aspira pratiquement le bol avec et ne prononça plus jamais des mots aussi décourageants que « un gentleman reste loin de la cuisine ».

Trois bols de vin plus tard, dans la cour, tout le monde se comportait de manière incongrue.

- Pendant toutes ces années, de la capitale aux Régions Occidentales, de la frontière nord à Loulan, où que je sois allé, vous avez toujours été à mes côtés, soupira Shen Yi. Ça va me paraître étrange, maintenant, sans vous.

- Assez bavardé, dit Gu Yun. Bois !

Ge Chen s’approcha.

- Général Shen, dit-il avec sincérité. J’ai quelques amis du monde martial, au sud-ouest. Si vous avez le moindre ennui, demandez leur aide !

Shen Yi était tellement ému que des larmes embuèrent ses yeux.

- Je me fiche de tes amis du monde martial. M’offrirais-tu l’un de tes oiseaux de bois ?

Les deux hommes se contemplèrent avec chagrin, avec l’impression d’avoir retrouvé un ami perdu de longue date, avant de s’empresser de s’engager dans une discussion animée sur les moyens d’améliorer la durée de vie des machines à vapeur. Ils furent punis par Gu Yun avec trois bols de vin chacun. Après avoir avalé sa sanction, Ge Chen roula sous la table et disparut. Epuisé par son passage sous la lumière des projecteurs, Cao Chunhua finit également par s’écrouler en un tas au milieu des pantins de fer de la cour. Chang Geng était au four et au moulin, s’occupant de chaque personne les unes après les autres. A la fin, tout le monde fut saoul.

Tirant sur Gu Yun, Shen Yi peinait à articuler des mots de sa voix épaisse et pâteuse :

- Zixi… oh, Zixi. La famille Gu se tient là où le vent et les vagues sont les plus puissants – hic… elle s’est toujours tenue là où le vent et les vagues sont les plus puissants. Vous devez… vous devez être prudent…

Gu Yun était avachi contre un pichet de vin. Il n’avait nullement envie de bouger, encore moins de parler, aussi se contenta-t-il de s’esclaffer. Une fois qu’il eût commencé, il lui fut difficile de s’arrêter, et il rit jusqu’à ce que des larmes coulent le long de son visage. Il songea : Je suis le dernier membre de la famille Gu.

Shen Yi tituba, fit deux pas branlants sur la gauche, et chuta avec un bruit sourd en marmonnant :

- Sa Majesté… Sa Majesté a peur de vous.

Il était difficile de dire de qui Sa Majesté avait peur, mais Chang Geng avait assurément peur d’eux deux, en cet instant. Il s’empressa de faire signe aux gardes de la résidence d’approcher et leur ordonna d’aider Shen Yi à se lever.

- Dépêchez-vous d’amener le Général Shen dans l’une des chambres d’ami.

Gu Yun était accoudé à la table, la tête posée sur une main, un sourire indéchiffrable sur le visage. Sans son regard vide, on aurait pu penser qu’il était totalement sobre.

Grâce aux efforts des gardes dociles, si ce n’est maladroits, de la résidence, Shen Yi fut remis debout, mais refusa de rester tranquille. Se débattant contre les mains qui le soutenaient, il bafouilla :

- Vous… Gu Zixi… Vous vous en êtes peut-être… peut-être remis, mais ce n’est pas le cas de Sa M… Majesté. Il a peur de vous, exactement comme l’ancien empereur. Comment pourrait-il ne pas avoir peur ? Ils vous ont cruellement blessé, à l’époque… ils ont essayé de vous détruire… mais vous avez survécu. Et le Bataillon de Fer Noir est encore très… très puissant. Ces gens se demandent comment ils se seraient vengés, si la situation était inverse. Ils jugent les autres selon leurs propres standards, Zixi… Tout le monde juge les autres selon ses propres standards…

L’habileté de Chang Geng à tenir l’alcool n’était pas meilleure que la moyenne. Sous l’insistance de Gu Yun, il avait déjà énormément bu et ne se raccrochait plus qu’à un mince fil de clarté. Pourtant, en entendant les mots de Shen Yi, un frisson parcourut sa colonne vertébrale, le dégrisant instantanément. Que signifiait « ils ont essayé de vous détruire » ? Les paroles de Shen Yi n’étaient-elles que les divagations d’un ivrogne ? Chang Geng ne put s’empêcher d’avancer, dans l’espoir de mieux entendre. Cependant, après avoir braillé encore un peu, Shen Yi se tourna pour s’agripper au pilier situé derrière lui et vomit. Après avoir terminé son carnage, il s’effondra faiblement tel un tas de boue et s’évanouit, complètement saoul.

Chang Geng était au bout du rouleau. Il n’eut d’autre choix que de demander aux membres de la maisonnée encore sobres d’emmener les ivrognes débraillés parsemés dans la cour les uns après les autres. Au final, il ne resta plus qu’une poignée de pantins de fer balançant docilement leurs bras et leurs jambes tandis que des filets de vapeur blanche émanaient de leurs mains. Les rires et les acclamations de la capitale s’étaient lentement tus. Gu Yun était à-demi vautré sur la table. Il semblait désorienté, et marmonna d’une voix à peine audible :

- Pas si résistants que ça, hein ? Ces tocards ne peuvent même pas tenir debout ; il a fallu les porter.

Le culot de cet homme. Soupirant, Chang Geng joua le jeu, l’amadouant d’une voix douce :

- C’est vrai, et vous êtes le plus résistant d’entre tous. Puisque vous êtes si robuste, dirigeons-nous vers votre chambre. Je vais vous aider, d’accord ?

Gu Yun leva la tête vers lui, les yeux si noirs et profonds que l’ivresse chancelante que Chang Geng venait de réprimer repointa le bout de son nez.

- A-Yan…, l’appela doucement Gu Yun.

Chang Geng fronça les sourcils.

- A-Yan, gloussa Gu Yun, avec un mélange d’exaspération et de son irrévérence acerbe habituelle. Je vais te dire un secret, mais tu ne dois le dire à personne… Ton père… est un vrai salopard.

Chang Geng le dévisagea. Qu’est-ce que c’était que ce charabia ?!

Gu Yun pouffa dans un souffle et chuchota de manière incohérente :

- Qui sait tout le givre qui glace mon cœur, qui partagera avec moi cette amère liqueur…

Chang Geng n’avait aucune intention de faire un concours de regard avec un ivrogne. Il aida Gu Yun à se lever et le traîna jusque dans sa chambre. Qui aurait pu s’attendre à ce que Gu Yun s’avère être un poivrot aussi collant ? Chang Geng fut pris par surprise ; il sentit son bras s’affaiblir et manqua de lâcher Gu Yun. Dans sa hâte de le rattraper, Chang Geng perdit l’équilibre et tomba sur lui. Le brusque poids de Chang Geng contre sa poitrine expulsa l’air des poumons de Gu Yun. Après avoir haleté un moment, Gu Yun tapota le dos de Chang Geng et dit de façon insensée :

- Ayio, chéri, tu m’écrases.

Alors que Chang Geng était allongé contre le corps de Gu Yun, la graine qu’il avait peiné à enfouir tout au fond des ténèbres de son cœur se déploya silencieusement. Observant attentivement les contours pâles de la mâchoire de Gu Yun, il demanda soudain d’une voix grave :

- A qui est-ce que vous parlez ?

Gu Yun n’émit pas un son. Chang Geng était ivre. Autrement, comment aurait-il pu agir de manière si intrépide ? Il se pressa un peu plus contre lui, saisissant le menton de Gu Yun.

- Yifu, à qui est-ce que vous parlez ?

Le mot « yifu » sembla raviver la mémoire de Gu Yun.

- Chang Geng, marmonna-t-il.

Ces deux syllabes furent telle une tôle de fer émoussée effleurant les oreilles de Chang Geng. Une explosion retentissante se produisit dans sa tête, et les mots « laissez la nature suivre son cours » le propulsèrent en avant lorsqu’il se pencha pour embrasser Gu Yun, comme possédé. Gu Yun sursauta, surpris. Après un long moment, il se mit lentement à réagir. Il agrippa maladroitement le col de Chang Geng, puis le repoussa brutalement. Le dos de Chang Geng heurta le lit dur comme de la pierre de Gu Yun. Ses idées s’éclaircirent ; les couleurs quittèrent son visage. Qu’est-ce que je fabrique ? songea-t-il, paniqué.

Le surplombant, Gu Yun baissa les yeux vers lui. Chang Geng ouvrit la bouche pour dire « Yifu », et se retrouva incapable de parler. Soudain, Gu Yun sourit. L’ivrogne ne semblait plus le reconnaître et tendit la main pour caresser sa joue. Il bredouilla d’une voix nasillarde :

- Maintenant, sois sage.

Il enlaça Chang Geng, qui s’était raidi de la tête aux pieds, et déposa une rangée de baisers enthousiastes de son front à sa bouche. Il lécha le coin des lèvres de Chang Geng avec la plus grande tendresse, le soumettant avec ferveur à la plus douce des tortures. Ses mains ne restèrent pas plus tranquilles, triturant les vêtements de Chang Geng.

Chang Geng avait le sentiment d’être sur le point d’exploser. Sa main trembla, posée sur la taille de Gu Yun, mais il résista à l’envie de resserrer son étreinte. Gu Yun sembla percevoir le tremblement de son corps. Au lit, il était étonnamment calme, comme l’on pourrait s’y attendre de la part d’un élégant jeune maître originaire d’une famille aristocrate. Alors qu’il tâtonnait autour de la ceinture de Chang Geng, il lui adressa un sourire débordant d’ivresse.

- N’aie pas peur, susurra-t-il d’une voix douce. Reste avec moi, et je m’occuperai bien de toi.

Chang Geng baissa le ton jusqu’à n’émettre plus qu’un murmure et demanda d’une voix rauque :

- Qui suis-je ?

Gu Yun le fixa, le regard vide, puis se figea pour réfléchir à sa réponse. Hélas, son esprit imbibé était incapable d’effectuer un tel exercice mental. Non seulement il échoua à parvenir à une conclusion définitive, mais il parvint également à s’empêtrer les doigts dans la ceinture de Chang Geng. Il batailla pendant un long moment mais, plus il s’escrimait à la défaire, plus le nœud se resserrait. Au final, épuisé par son effort pour déshabiller Chang Geng, Gu Yun se laissa tomber sur le flanc et s’endormit.

Dans les profondeurs du silence qui s’ensuivit, Chang Geng serra les dents et compta difficilement ses longues inspirations frémissantes. Lorsqu’il parvint à soixante, il avait rassemblé suffisamment de force pour repousser Gu Yun et se redresser sur ses jambes. Il tira sa ceinture des doigts de Gu Yun, l’allongea à plat sur le lit et plaça erratiquement une couverture sur son corps. Incapable de rester une seconde de plus, il se retourna et s’enfuit.

Cette année-là, la nation fit peau neuve. Le Marquis d’Anding rendit son Amulette du Tigre de Fer Noir, et l’application du Décret d’Autorisation de Déplacement devint inéluctable. Le Ministère de la Guerre déploya rapidement des officiers expressément nommés pour superviser les troupes à travers la nation. Ce faisant, l’Empereur Longan exerça un contrôle extrême et sans précédent sur l’armée, surpassant même l’Empereur Wu.

Alors que l’année touchait à sa fin, l’aisance avec laquelle Gu Yun s’adapta à sa nouvelle situation fut probablement la seule chose qui ne causa pas de frustration excessive à Li Feng. Et, comme Chang Geng l’avait prédit, ayant obtenu le résultat qu’il désirait, l’empereur fit preuve d’égards envers Gu Yun, promouvant Shen Yi de deux rangs et rédigeant un décret impérial le nommant commandant en chef de l’Armée du Sud-ouest. Au même moment, il conféra le titre de Prince Yanbei au Quatrième Prince Impérial Li Min.

Au seizième jour du premier mois, sous couvert de fêter l’anniversaire du Marquis d’Anding, le Vieux Shen traîna deux énormes charrettes remplies de cadeaux et bloqua complètement l’entrée de la Résidence du Marquis.

Le Vieux Shen avait pris sa retraite plusieurs années auparavant, et son fils unique, Shen Yi, était un oisif ambitieux. Shen Yi avait été particulier dès l’enfance. Il se débrouillait bien en littérature et en arts martiaux, mais se refusait à se dédier à l’un ou à l’autre. A la place, il préférait s’assoir dans sa cour et jouer avec des machines à vapeur. Chaque objet mécanique contenu dans la maison familiale Shen – des grandes machines tels que les pantins de fer qui protégeaient la propriété aux lampes à gaz de toutes tailles suspendues dans la maison – avait été démonté par Shen Yi. Le Vieux Shen était un pieux Taoïste et pensait qu’une personne devait suivre ses penchants naturels. Pourtant, la force de sa foi devait être insuffisante, car il se raccrochait encore à certains espoirs et aspirations pour son fils.

Gu Yun avait été appelé au palais pour discuter affaires aux premières lueurs du matin et avait déjà quitté la résidence. Bien qu’il ait passé la majeure partie de l’année à l’écart de la capitale, il demeurait une puissante figure de haut rang, aussi de nombreuses personnes lui envoyaient-elles des cadeaux. Puisque la Résidence du Marquis ne possédait aucune maîtresse de maison, la responsabilité du tri des cadeaux pour la Nouvelle Année revenait au vieux concierge. En apprenant que le Vieux Shen était venu en rajouter une couche, Chang Geng suivit le vieux concierge jusqu’au portail pour le saluer et l’observa avec curiosité.

Le Vieux Shen était lui-même relativement excentrique. Il avait passé sa jeunesse à se laisser aller aux plaisirs de la vie et avait continué dans cette veine jusqu’à la quarantaine, avant de finir par s’en lasser dans ses vieux jours. C’est à ce moment-là qu’il avait commencé à se focaliser sur les théories Taoïstes de transcendance et d’immortalité. Ces jours-ci, il s’inquiétait peu du fonctionnement du monde humain, et passait son temps à s’adonner à ses deux passions : l’alchimie et l’œnologie. Parmi les cadeaux qu’il avait offerts à Gu Yun, il n’y avait ni métal précieux ni joyaux, ni rouleaux des meilleures soies et satins, ni antiquités rares ni étranges trésors. A la place, il était venu avec deux chargements de vin, qu’il avait produit lui-même.

Partagé entre le rire et les larmes, Chang Geng leva les yeux pour voir le Commandant de l’Armée du Sud-ouest fraîchement promu arriver en galopant, l’air totalement lessivé. Le Vieux Shen avait agi de sa propre initiative et, lorsque Shen Yi le remarqua et le prit en chasse, il était trop tard. Alors qu’il observait les chariots de vin barricadant l’entrée de la Résidence du Marquis, Shen Yi était à court de larmes. Il enfouit son visage dans la crinière de son cheval et songea : C’est beaucoup trop embarrassant !

Lorsque Gu Yun rentra ce soir-là, il fut accueilli par la vue de sa maisonnée déchargeant les chariots de vin tandis que Shen Yi se tenait à l’écart, livide. Qui sait ce que l’empereur lui avait dit, mais Gu Yun était inhabituellement silencieux. D’ordinaire, il était ravi de retourner à la Résidence du Marquis. Pourtant, ce jour-là, lorsqu’il franchit le portail, il ne sourit pas et ne fit pas sa blague habituelle au garde en faction. Il semblait profondément et véritablement malheureux.

- Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Gu Yun.

Shen Yi tendit le menton vers le ridicule chariot de vin.

- Un pot-de-vin de la part de mon père pour vous remercier d’avoir soutenu ma promotion.

Gu Yun inspira profondément par le nez et avança d’un pas pour s’emparer de l’un des flacons. Ici, devant la porte d’entrée, il brisa le sceau d’argile et huma le contenu, puis en avala une gorgée.

- Excellent timing. Ton père l’a fait lui-même, pas vrai ? Je peux le dire à l’odeur, soupira joyeusement Gu Yun. C’est parfait. Puisque tu es déjà là, tu n’as qu’à rester. Nous nous séparerons d’ici la fin du mois et, puisque nous serons postés aux deux extrémités du pays, qui sait quand nous aurons l’occasion de nous revoir. Reste et bois un coup avec moi ce soir.

C’était précisément l’intention de Shen Yi, aussi accepta-t-il avec joie.

- Où est Chang Geng ? demanda Gu Yun.

- Dans la cuisine.

Gu Yun se figea.

- Quoi ?

- Il a insisté pour préparer les nouilles lui-même, s’esclaffa Shen Yi. Oncle Wang a vraiment essayé, mais il n’a pas pu l’en empêcher. Notre prince de commanderie est un sacré personnage. Il tient bon face à l’ennemi sur le champ de bataille et pratique l’acupuncture en dehors. Il fabrique des bourses en cuir pendant son temps libre et fait montre d’une main agile, même sur le sol sacré de la cuisine… S’il s’agissait d’une jeune demoiselle, même le Bataillon de Fer Noir ne pourrait lutter contre l’essaim de prétendants à votre porte.

Gu Yun fronça les sourcils.

- Un gentleman reste loin de la cuisine. C’est absurde.

Remarquant l’étrange expression sur le visage de Gu Yun, Shen Yi demanda :

- Qu’y a-t-il ? Pourquoi Sa Majesté vous a-t-il convoqué au palais ?

Gu Yun se figea, puis baissa la voix.

- Sa Majesté souhaite punir Maître Fenghan.

- Quoi ?!

Shen Yi était abasourdi.

Maître Fenghan portait le nom de famille Zhang et le nom de courtoisie Fenghan. Il avait été à la tête de l’Institut Lingshu pendant dix-huit ans. Durant le temps que Shen Yi y avait passé, il avait travaillé directement sous la supervision de Maître Fenghan. L’homme avait déjà plus de soixante ans et avait passé l’intégralité de sa vie à l’Institut Lingshu. Il ne s’était jamais marié et n’avait ni épouse ni enfants, tout comme il n’éprouvait aucune tendresse pour ceux de son sexe. La rumeur racontait que même les serviteurs de sa résidence étaient faits de fer. A part lui, la seule créature vivante sur les lieux était un vieux chien aux portes de la mort. Cependant, il s’agissait seulement de ragots – personne, ni même Shen Yi, n’avait jamais mis les pieds dans la résidence de Maître Fenghan. Le vieil homme avait une personnalité plutôt étrange. Il était réticent à l’idée d’accueillir des invités et avait dédié sa vie au monde des machines à vapeur et des armures en acier. Il avait clairement pris position lorsque Gu Yun avait rebâti le Bataillon de Fer Noir mais, en dehors de ça, il faisait rarement attention aux autres, et se souciait encore moins de la politique. Comment une personne aussi indifférente aux affaires mondaines avait-elle pu mettre l’empereur en colère ?

- Mais pourquoi ? demanda Shen Yi.

- Il a soumis un rapport exprimant son opposition à la Loi sur l’Insigne de Maîtrise. Sa Majesté est furieux.

Shen Yi fronça les sourcils.

- Mais il y a toujours été opposé. Il n’a pas cessé de protester depuis que la Loi sur l’Insigne de Maîtrise a été annoncée. L’un de mes anciens camarades m’a dit qu’il soumettait un rapport tous les trois jours, qu’il pleuve ou qu’il neige. Sa Majesté ne lui a jamais prêté aucune attention – pourquoi veut-il soudainement…

La Loi sur l’Insigne de Maîtrise était le décret qui restreignait les activités des mécaniciens civils. Une fois présenté, il avait été sujet à une période d’intenses débats, mais la discussion avait bientôt été submergée par le raz de marée de polémiques soulevé par le Décret d’Autorisation de Déplacement.

- Le caractère de Maître Fenghan est vraiment…, soupira Gu Yun. Tu n’as pas vu ce qu’il a écrit dans son rapport, l’autre jour. Il a dit que la Loi sur l’Insigne de Maîtrise ne restreint pas seulement les mécaniciens, mais la sagesse et l’intellect des gens – et que, à long terme, la mise en œuvre de cette politique mettrait la nation en péril. Pendant que nous restons assis à nous tourner les pouces, les Occidentaux arriveront en volant dans leurs machines à vapeur tels des immortels apparaissant dans la brume pour frapper aux portes de l’empire du Grand Liang. Selon moi, il est passé à deux doigts de montrer Sa Majesté du doigt et de le qualifier de traître à la nation. Honnêtement, en temps normal, Sa Majesté ne se serait pas abaissé à son niveau… mais depuis les échauffourées à la frontière sud, l’empereur ne cesse de se torturer l’esprit. L’hiver est presque fini, et il ne s’est toujours pas apaisé. Maître Fenghan a couru tout droit dans la gueule du canon. 

Gu Yun secoua la tête.

- Aujourd’hui, Sa Majesté m’a arrêté au moment où je partais. Il m’a dit : « Nous nous sommes posé des questions et avons fait une introspection. Depuis que nous sommes monté sur le trône, nous nous sommes montré si diligent dans nos devoirs que nous perdons fréquemment le sommeil. Alors comment se fait-il que la nation ne soit pas en paix ? » Dis-moi ce que j’aurais bien pu lui répondre.

Cela faisait seulement quelques petites années que l’Empereur Longan était sur le trône. Pourtant, c’est d’abord son frère de sang qui avait été surpris en train de fomenter une rébellion avec le peuple de Dongying, puis un commandant régional avait conspiré avec les bandits des montagnes pour mener une insurrection armée. Pour l’empereur, chacun de ces incidents était la pire des humiliations. Pendant ce temps-là, le marché noir d’or violet, qui continuait sans relâche malgré les prohibitions répétées, était devenu une source majeure d’anxiété.

Shen Yi demeura silencieux tandis que les deux hommes arpentaient côte-à-côte la cour intérieure de la Résidence du Marquis. Bien que Maître Fenghan ait indubitablement cherché les ennuis en prenant la parole, ils savaient tous les deux que ce qu’il disait était parfaitement logique. Si on interdisait aux mécaniciens civils de pratiquer leur commerce, et si tout le monde était obligé de se tourner vers l’Institut Lingshu, comment les mécaniciens de l’institut auraient-ils le temps d’innover ? Par ailleurs, la priorité de l’Institut Lingshu avait toujours été l’armement militaire – quelle place avait-il pour le développement de technologies utilisées par les civils ?

- Y a-t-il quoi que ce soit que vous puissiez faire pour le sauver ? demanda doucement Shen Yi.

Gu Yun leva les cieux vers le ciel crépusculaire qui s’étirait jusqu’aux confins de la capitale et expira un nuage blanc dans l’air glacé.

- Je ne sais pas. Je ferai ce que je peux.

Shen Yi acquiesça. Après une pause, il dit :

- Monsieur, j’ai grandi dans la capitale mais, quand je suis ici, il y a des moments durant lesquels je ne peux même pas respirer.

Gu Yun lui tendit le pichet de vin sans dire un mot, et Shen Yi préleva une gorgée du cru familial. Le vin était si fort qu’il parvint à peine à l’avaler. Il frappa le dos de Gu Yun.

- Tout le monde attend pour fêter votre anniversaire. Faites quelque chose pour cacher votre grise mine, quand on entrera à l’intérieur.

Les deux hommes restèrent sur cette allée abritée, buvant dans le flacon en terre cuite chacun leur tour jusqu’à en avoir vidé le contenu. Le vin avait le pouvoir de soulager l’anxiété et de réchauffer le sang. Il pouvait ajouter du rose aux joues, permettre d’oublier les inquiétudes concernant le présent et l’avenir et de se détendre – du moins pendant un temps.

Néanmoins, lorsque Gu Yun entra dans la cour intérieure, il fut tout de même stupéfait. Apparemment, Ge Chen avait ressorti un certain nombre des vieux pantins de fer de la Résidence du Marquis relégués au rang de détritus. Qui sait combien de temps il avait mis à tous les réparer. Alignées en un rang irrégulier, les immenses machines noires se mouvaient avec autant de fluidité que le jour de leur confection. Soulagé de son armure et de ses armes, chaque pantin avait été équipé d’une paire d’éventails en soie, et la troupe performait un joyeux numéro de danse folklorique désorganisée au milieu de la cour. Le danseur principal et seul corps de chair et de sang du groupe était un Cao Niangzi vêtu de couleurs vives.

Gu Yun n’avait pas les mots. Secouant la tête, Shen Yi poussa un profond soupir.

- Quel génie.

- … Tu veux bien répéter ?

Shen Yi passa un bras autour de ses épaules.

- Ce Ge Cheng est un vrai prodige. Chaque fois que je me souviens que la première armure à vapeur qu’il a touchée venait de moi, honnêtement, je… tss, je regrette de ne pas pouvoir l’emmener avec moi à la frontière sud.

Gu Yun tint sa langue. Quelque chose lui paraissait un peu étrange, dans les propos du Général Shen.

Comme promis, Chang Geng avait préparé un bol de nouilles de longévité[1] à Gu Yun. La dernière fois, il y avait cassé un œuf et lui avait servi la coquille au passage. Cette fois, lorsqu’il était entré dans la cuisine de la résidence, ce jeune homme avait paru être une personne entièrement différente. Ses talents culinaires actuels étaient difficilement comparables à ses efforts passés. Les nouilles étaient divinement bonnes. Après avoir terminé son plat, Gu Yun aspira pratiquement le bol avec et ne prononça plus jamais des mots aussi décourageants que « un gentleman reste loin de la cuisine ».

Trois bols de vin plus tard, dans la cour, tout le monde se comportait de manière incongrue.

- Pendant toutes ces années, de la capitale aux Régions Occidentales, de la frontière nord à Loulan, où que je sois allé, vous avez toujours été à mes côtés, soupira Shen Yi. Ça va me paraître étrange, maintenant, sans vous.

- Assez bavardé, dit Gu Yun. Bois !

Ge Chen s’approcha.

- Général Shen, dit-il avec sincérité. J’ai quelques amis du monde martial, au sud-ouest. Si vous avez le moindre ennui, demandez leur aide !

Shen Yi était tellement ému que des larmes embuèrent ses yeux.

- Je me fiche de tes amis du monde martial. M’offrirais-tu l’un de tes oiseaux de bois ?

Les deux hommes se contemplèrent avec chagrin, avec l’impression d’avoir retrouvé un ami perdu de longue date, avant de s’empresser de s’engager dans une discussion animée sur les moyens d’améliorer la durée de vie des machines à vapeur. Ils furent punis par Gu Yun avec trois bols de vin chacun. Après avoir avalé sa sanction, Ge Chen roula sous la table et disparut. Epuisé par son passage sous la lumière des projecteurs, Cao Chunhua finit également par s’écrouler en un tas au milieu des pantins de fer de la cour. Chang Geng était au four et au moulin, s’occupant de chaque personne les unes après les autres. A la fin, tout le monde fut saoul.

Tirant sur Gu Yun, Shen Yi peinait à articuler des mots de sa voix épaisse et pâteuse :

- Zixi… oh, Zixi. La famille Gu se tient là où le vent et les vagues sont les plus puissants – hic… elle s’est toujours tenue là où le vent et les vagues sont les plus puissants. Vous devez… vous devez être prudent…

Gu Yun était avachi contre un pichet de vin. Il n’avait nullement envie de bouger, encore moins de parler, aussi se contenta-t-il de s’esclaffer. Une fois qu’il eût commencé, il lui fut difficile de s’arrêter, et il rit jusqu’à ce que des larmes coulent le long de son visage. Il songea : Je suis le dernier membre de la famille Gu.

Shen Yi tituba, fit deux pas branlants sur la gauche, et chuta avec un bruit sourd en marmonnant :

- Sa Majesté… Sa Majesté a peur de vous.

Il était difficile de dire de qui Sa Majesté avait peur, mais Chang Geng avait assurément peur d’eux deux, en cet instant. Il s’empressa de faire signe aux gardes de la résidence d’approcher et leur ordonna d’aider Shen Yi à se lever.

- Dépêchez-vous d’amener le Général Shen dans l’une des chambres d’ami.

Gu Yun était accoudé à la table, la tête posée sur une main, un sourire indéchiffrable sur le visage. Sans son regard vide, on aurait pu penser qu’il était totalement sobre.

Grâce aux efforts des gardes dociles, si ce n’est maladroits, de la résidence, Shen Yi fut remis debout, mais refusa de rester tranquille. Se débattant contre les mains qui le soutenaient, il bafouilla :

- Vous… Gu Zixi… Vous vous en êtes peut-être… peut-être remis, mais ce n’est pas le cas de Sa M… Majesté. Il a peur de vous, exactement comme l’ancien empereur. Comment pourrait-il ne pas avoir peur ? Ils vous ont cruellement blessé, à l’époque… ils ont essayé de vous détruire… mais vous avez survécu. Et le Bataillon de Fer Noir est encore très… très puissant. Ces gens se demandent comment ils se seraient vengés, si la situation était inverse. Ils jugent les autres selon leurs propres standards, Zixi… Tout le monde juge les autres selon ses propres standards…

L’habileté de Chang Geng à tenir l’alcool n’était pas meilleure que la moyenne. Sous l’insistance de Gu Yun, il avait déjà énormément bu et ne se raccrochait plus qu’à un mince fil de clarté. Pourtant, en entendant les mots de Shen Yi, un frisson parcourut sa colonne vertébrale, le dégrisant instantanément. Que signifiait « ils ont essayé de vous détruire » ? Les paroles de Shen Yi n’étaient-elles que les divagations d’un ivrogne ? Chang Geng ne put s’empêcher d’avancer, dans l’espoir de mieux entendre. Cependant, après avoir braillé encore un peu, Shen Yi se tourna pour s’agripper au pilier situé derrière lui et vomit. Après avoir terminé son carnage, il s’effondra faiblement tel un tas de boue et s’évanouit, complètement saoul.

Chang Geng était au bout du rouleau. Il n’eut d’autre choix que de demander aux membres de la maisonnée encore sobres d’emmener les ivrognes débraillés parsemés dans la cour les uns après les autres. Au final, il ne resta plus qu’une poignée de pantins de fer balançant docilement leurs bras et leurs jambes tandis que des filets de vapeur blanche émanaient de leurs mains. Les rires et les acclamations de la capitale s’étaient lentement tus. Gu Yun était à-demi vautré sur la table. Il semblait désorienté, et marmonna d’une voix à peine audible :

- Pas si résistants que ça, hein ? Ces tocards ne peuvent même pas tenir debout ; il a fallu les porter.

Le culot de cet homme. Soupirant, Chang Geng joua le jeu, l’amadouant d’une voix douce :

- C’est vrai, et vous êtes le plus résistant d’entre tous. Puisque vous êtes si robuste, dirigeons-nous vers votre chambre. Je vais vous aider, d’accord ?

Gu Yun leva la tête vers lui, les yeux si noirs et profonds que l’ivresse chancelante que Chang Geng venait de réprimer repointa le bout de son nez.

- A-Yan…, l’appela doucement Gu Yun.

Chang Geng fronça les sourcils.

- A-Yan, gloussa Gu Yun, avec un mélange d’exaspération et de son irrévérence acerbe habituelle. Je vais te dire un secret, mais tu ne dois le dire à personne… Ton père… est un vrai salopard.

Chang Geng le dévisagea. Qu’est-ce que c’était que ce charabia ?!

Gu Yun pouffa dans un souffle et chuchota de manière incohérente :

- Qui sait tout le givre qui glace mon cœur, qui partagera avec moi cette amère liqueur…

Chang Geng n’avait aucune intention de faire un concours de regard avec un ivrogne. Il aida Gu Yun à se lever et le traîna jusque dans sa chambre. Qui aurait pu s’attendre à ce que Gu Yun s’avère être un poivrot aussi collant ? Chang Geng fut pris par surprise ; il sentit son bras s’affaiblir et manqua de lâcher Gu Yun. Dans sa hâte de le rattraper, Chang Geng perdit l’équilibre et tomba sur lui. Le brusque poids de Chang Geng contre sa poitrine expulsa l’air des poumons de Gu Yun. Après avoir haleté un moment, Gu Yun tapota le dos de Chang Geng et dit de façon insensée :

- Ayio, chéri, tu m’écrases.

Alors que Chang Geng était allongé contre le corps de Gu Yun, la graine qu’il avait peiné à enfouir tout au fond des ténèbres de son cœur se déploya silencieusement. Observant attentivement les contours pâles de la mâchoire de Gu Yun, il demanda soudain d’une voix grave :

- A qui est-ce que vous parlez ?

Gu Yun n’émit pas un son. Chang Geng était ivre. Autrement, comment aurait-il pu agir de manière si intrépide ? Il se pressa un peu plus contre lui, saisissant le menton de Gu Yun.

- Yifu, à qui est-ce que vous parlez ?

Le mot « yifu » sembla raviver la mémoire de Gu Yun.

- Chang Geng, marmonna-t-il.

Ces deux syllabes furent telle une tôle de fer émoussée effleurant les oreilles de Chang Geng. Une explosion retentissante se produisit dans sa tête, et les mots « laissez la nature suivre son cours » le propulsèrent en avant lorsqu’il se pencha pour embrasser Gu Yun, comme possédé. Gu Yun sursauta, surpris. Après un long moment, il se mit lentement à réagir. Il agrippa maladroitement le col de Chang Geng, puis le repoussa brutalement. Le dos de Chang Geng heurta le lit dur comme de la pierre de Gu Yun. Ses idées s’éclaircirent ; les couleurs quittèrent son visage. Qu’est-ce que je fabrique ? songea-t-il, paniqué.

Le surplombant, Gu Yun baissa les yeux vers lui. Chang Geng ouvrit la bouche pour dire « Yifu », et se retrouva incapable de parler. Soudain, Gu Yun sourit. L’ivrogne ne semblait plus le reconnaître et tendit la main pour caresser sa joue. Il bredouilla d’une voix nasillarde :

- Maintenant, sois sage.

Il enlaça Chang Geng, qui s’était raidi de la tête aux pieds, et déposa une rangée de baisers enthousiastes de son front à sa bouche. Il lécha le coin des lèvres de Chang Geng avec la plus grande tendresse, le soumettant avec ferveur à la plus douce des tortures. Ses mains ne restèrent pas plus tranquilles, triturant les vêtements de Chang Geng.

Chang Geng avait le sentiment d’être sur le point d’exploser. Sa main trembla, posée sur la taille de Gu Yun, mais il résista à l’envie de resserrer son étreinte. Gu Yun sembla percevoir le tremblement de son corps. Au lit, il était étonnamment calme, comme l’on pourrait s’y attendre de la part d’un élégant jeune maître originaire d’une famille aristocrate. Alors qu’il tâtonnait autour de la ceinture de Chang Geng, il lui adressa un sourire débordant d’ivresse.

- N’aie pas peur, susurra-t-il d’une voix douce. Reste avec moi, et je m’occuperai bien de toi.

Chang Geng baissa le ton jusqu’à n’émettre plus qu’un murmure et demanda d’une voix rauque :

- Qui suis-je ?

Gu Yun le fixa, le regard vide, puis se figea pour réfléchir à sa réponse. Hélas, son esprit imbibé était incapable d’effectuer un tel exercice mental. Non seulement il échoua à parvenir à une conclusion définitive, mais il parvint également à s’empêtrer les doigts dans la ceinture de Chang Geng. Il batailla pendant un long moment mais, plus il s’escrimait à la défaire, plus le nœud se resserrait. Au final, épuisé par son effort pour déshabiller Chang Geng, Gu Yun se laissa tomber sur le flanc et s’endormit.

Dans les profondeurs du silence qui s’ensuivit, Chang Geng serra les dents et compta difficilement ses longues inspirations frémissantes. Lorsqu’il parvint à soixante, il avait rassemblé suffisamment de force pour repousser Gu Yun et se redresser sur ses jambes. Il tira sa ceinture des doigts de Gu Yun, l’allongea à plat sur le lit et plaça erratiquement une couverture sur son corps. Incapable de rester une seconde de plus, il se retourna et s’enfuit.

 

 

[1] Plat traditionnel chinois de nouilles aux œufs souvent servi aux anniversaires.

 

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