Chapitre 44 : Bras de fer
A présent, Gu Yun était entièrement éveillé.
- Des faucons ? demanda doucement Gu Yun. Vous êtes certain qu’il n’y a pas d’erreur ?
- Ce subordonné est prêt à le jurer sur sa tête.
Parmi les huit branches militaires, les faucons étaient uniques. Bien qu’ils ne soient pas les plus consommateurs de carburant, l’entretien et la maintenance de leurs armures étaient extrêmement exigeants. La Division du Faucon Noir nécessitait des travaux de manutention annuels auprès d’un groupe de spécialistes dédiés de l’Institut Lingshu et, au bout du compte, son équipement n’était pas moins cher que les armures lourdes. En comparaison, les armures lourdes étaient bien plus communes. Chacune des armées régionales, et même la garde pas si légale de Kuai Lantu, en possédaient quelques exemplaires. Mais, à travers l’empire du Grand Liang, les Faucons Noirs du Bataillon de Fer Noir étaient la seule division de faucons complète. Où ces bandits avaient-ils trouvé ces faucons ? Les avaient-ils volés au Bataillon de Fer Noir ?!
Gu Yun se leva et sortit d’un pas vif. Le nid de bandits du Verger d’Abricotiers vibrait d’anxiété, et Fu Zhicheng, dépouillé de son armure et ficelé comme un poulet, était agenouillé en son centre. Dès qu’il aperçut Gu Yun, il commença à clamer son innocence.
- Maréchal ! Maréchal, j’ai été faussement accusé !
Gu Yun lui assena un coup de pied en pleine poitrine. Ce costaud de Fu Zhicheng fut projeté en arrière et recracha une gorgée de sang, puis trébucha sur le sol en toussant, incapable de prononcer un mot de plus.
- Faussement accusé ? demanda Gu Yun d’une voix glaciale. Espèce de salopard, vous avez levé une armée rebelle juste sous notre nez. Vous possédez toute la panoplie : armures lourdes et légères, une rangée d’arc parhéliques de deux kilomètres de long – vous avez même des faucons à déployer. Vous êtes un plus grand dépensier que la Marine de Jiangnan ! Quel travail impressionnant, Fu Zhicheng !
Fu Zhicheng avait l’air pitoyable, vautré sur le sol, mais l’expression stupéfaite sur son visage paraissait sincère. Il continua à plaider sa cause.
- Maréchal, je le jure devant les cieux ; je ne sais absolument pas d’où viennent les faucons de fer – même mon Armée de la Frontière Sud ne possède pas de faucons. Maréchal, je dis la vérité !
- Monsieur, intervint doucement Shen Yi, j’ai passé toute la nuit à l’interroger. Le Général Fu ne sait pas non plus entièrement expliquer l’origine de l’or violet. Il a seulement avoué avoir demandé à Jing Xu d’établir un lien.
- Idiot, vous avez commercé avec un tigre en pensant élever un chat domestique, dit Gu Yun en fusillant Fu Zhicheng du regard. Continue la surveillance et apporte-moi la carte – ordonne à toutes les troupes de se mettre en formation et de se préparer à affronter l’armée rebelle. L’Armée de la Frontière Sud est temporairement sous mon commandement. Quiconque désobéira aux ordres paraîtra à la cour martiale !
Il enfila son armure légère mais, lorsqu’il tendit les doigts vers son arc, sa main n’attrapa que de l’air. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se souvint l’avoir prêté au jeune prince. Gu Yun demeura immobile un instant, puis demanda :
- Où est Chang Geng ?
***
Au même moment, Jing Xu le grand chef des bandits était en train de courir à travers les tunnels sinueux des montagnes. Quelqu’un l’attendait.
L’homme était grand, avec des traits anguleux qui, à la lueur des lampes, semblaient avoir été taillés au couteau. De profondes rides cernaient les coins de sa bouche, mais il était difficile de juger de son âge et de sa nationalité en se basant sur sa seule apparence. Quoi qu’il en soit, il n’était pas originaire des Plaines Centrales. Son visage était intensément halé, chaque centimètre de peau exposée érodé par les éléments, et ses yeux étaient légèrement bleutés. Il était en train d’observer un immense plateau tactique.
Jing Xu se montra extrêmement prudent dans ses interactions avec cet homme.
- Monsieur Ja. Gu Yun va-t-il tomber dans le panneau ?
« Monsieur Ja » leva les yeux vers Jing Xu.
- Vous pourrez peut-être l’attirer ici, mais vous ne pourrez pas totalement le freiner. Le Marquis d’Anding vit à la dure sur le champ de bataille depuis qu’il est enfant. Il saura discerner que vos engins de fer sont loin de pouvoir égaler le Bataillon de Fer Noir à la seconde où il posera les yeux dessus.
Jing Xu se figea.
- Alors…
Monsieur Ja leva un doigt pour le faire taire.
- Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Le Bataillon de Fer Noir a été forgé sur trois générations en épuisant les forces de votre nation. C’est l’une des forces militaires les plus avancées du monde, une arme létale en avance sur son temps. N’allez pas croire que vous pouvez l’affronter frontalement. C’est aussi futile qu’un nourrisson qui tenterait de provoquer un géant en duel. On ne fait qu’attirer momentanément le tigre à l’écart de son repaire montagneux et le maintenir occupé autre part.
Tout en parlant, il tapota légèrement le plateau du doigt.
- Les unités de faucons et d’armures lourdes que nous avons agitées sous son nez attireront Gu Yun jusqu’à nous. Ça ne le retardera probablement pas longtemps. Mais je viens de recevoir une information – Fu Zhicheng vous a fait une faveur. Il a amené la majorité de son armée au Verger des Abricots, si bien que les défenses de la Garnison de la Frontière Sud sont affaiblies. Ceux qu’il a laissés pour la garder ne savent pas encore que vous êtes en froid avec lui.
Les yeux de Jing Xu scintillèrent.
- Faites comme si vous transportiez de l’or violet pour Fu Zhicheng comme d’habitude, mais dissimulez vos hommes dans les caisses d’or violet. Les gardes de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest ne vous arrêteront pas, et ils resteront discrets quant à votre arrivée. Nous coordonnerons nos attaques depuis l’intérieur et l’extérieur, dit Monsieur Ja en tranchant l’air de la main, et nous nous serons emparés de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest en moins de temps qu’il n’en faut pour finir une tasse de thé.
L’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest stockait de grandes quantités d’or violet à usage militaire. Si une personne munie d’une torche parvenait à se glisser à l’intérieur – oubliez le Bataillon de Fer Noir, même une divinité descendue des cieux n’oserait pas avancer d’un pas.
- Des millions de kilogrammes d’or violet sont stockés là-bas. Si les entrepôts venaient à brûler, même le Marquis d’Anding serait condamné pour ce crime de négligence.
Monsieur Ja joua distraitement avec la lampe à gaz suspendue au-dessus du plateau et, dans l’obscurité, le reflet de la flamme vacilla dans ses yeux. Un sourire indéchiffrable étira le coin de ses lèvres.
- Vous aurez largement de quoi négocier avec la cour impériale.
Leurs plans étaient bien ficelés – comment auraient-ils pu savoir qu’une autre force, totalement ignorée de leurs calculs, rôdait sur les terrains montagneux du sud-ouest ? Avant que le Bataillon de Fer Noir n’ait pu se mobiliser, un second oiseau de bois vint trouver Chang Geng au Verger d’Abricotier.
Chang Geng avait renvoyé le premier oiseau à son expéditeur peu après son arrivée, et Shen Yi avait échoué à mettre la main sur ne serait-ce qu’une simple plume. En voyant le deuxième virevolter à l’intérieur, le Général Shen manqua d’en baver sur ses vêtements. Il s’élança impatiemment vers Chang Geng, frottant ses mains l’une contre l’autre, et demanda :
- Votre Altesse, voyez-vous… que diriez-vous que j’ouvre celui-ci pour vous ?
Chang Geng le luit tendit volontiers. La fabrication de la petite créature était si vraisemblable qu’on aurait pu la prendre pour un authentique oiseau. Même lorsqu’il la prit dans ses mains, la fermeté de sa surface de bois était tout ce qui la différenciait d’un véritable animal. Shen Yi tint l’incroyable création entre ses paumes, et sentit que son cœur était à deux doigts de fondre.
- Il peut même hocher la tête et picorer !
Gu Yun le regarda, incrédule.
- Veux-tu bien arrêter de te couvrir de ridicule ?
Une fois l’oiseau miraculeux dans les mains, qu’était donc le Marquis d’Anding ? Shen Yi ne lui prêta pas la moindre attention. Il caressa le dos de l’oiseau de bois avec un air d’ivresse béate, puis tâtonna prudemment à la recherche de la prise sur son ventre.
- D’accord, je vais l’ouvrir.
- Attendez, vous devez le secouer…
Avant que Chang Geng ne puisse terminer, Shen Yi avait déjà ouvert le verrou sur la face inférieure de l’oiseau de bois. Cette délicate petite créature était en fait truffée de pièges, comme tout le monde le découvrit lorsqu’une boulette de papier surgit avec la force d’un canon à la seconde où elle fut ouverte. Le projectile frappa le haut de l’arête du nez du Général Shen, manquant presque de le faire saigner, puis se déploya et couvrit l’intégralité de son visage. Shen Yi était incapable d’émettre le moindre son. Un morceau de papier assez grand pour recouvrir un pan de mur entier avait été fourré dans le ventre de l’oiseau, qui ne faisait même pas la taille d’une paume.
- Vous devez le secouer d’abord, parvint enfin à dire Chang Geng. L’espace à l’intérieur du ventre de l’oiseau est limité, alors ils utilisent parfois du papier gondolé…
- Oh, du papier gondolé !
Shen Yi oublia entièrement les larmes de douleur qui coulaient de ses yeux et entreprit un cours magistral, la voix un peu plus étouffée qu’auparavant.
- Je connais. C’est une sorte de papier fabriquée à partir d’une technique spéciale – qu’importe la largeur de la feuille, elle peut être comprimée en une boulette de la taille d’une pilule sans faire baver l’encre. Elle redevient même lisse au bout d’un certain temps !
Rien au monde ne pouvait se mettre entre le Général Shen et son incorrigible addiction à l’enseignement – ni une blessure, ni un saignement de nez. Pourquoi n’a-t-elle pas plutôt couvert sa bouche ? songea Gu Yun sans une once d’empathie. Il arracha la feuille de papier gondolé meurtrière du visage de Shen Yi.
Il s’agissait du schéma d’une armure-faucon. Chaque partie était représentée en détails justes et précis, des ailes au réservoir d’or, en passant par la visière et la cuirasse. Le dessin était négligemment signé du caractère Ge.
- Ce sont les faucons des bandits ?
Gu Yun n’était pas mécanicien, mais il avait utilisé toutes les armures de combat existantes comme des extensions de son propre corps et connaissait intimement chacune d’entre elles. Il avait pu voir la différence entre l’armure-faucon de ce diagramme et les ensembles utilisés par les Faucons Noir d’un simple coup d’œil.
- Une imitation médiocre, tout au plus.
Les mains plaquées sur son nez en un geste protecteur, Shen Yi se pencha pour regarder.
- Contrairement aux Faucons Noirs, ils ont dû ôter l’équivalent du poids d’un ensemble d’armure légère entier. C’est probablement pour économiser du carburant.
- Voler avec des cerfs-volants en bambou en économiserait encore plus…, marmonna Gu Yun.
Mais, avant qu’il ne puisse aller au bout de sa pensée, son expression se modifia.
- Une minute !
Ce genre d’armure-faucon n’était rien de plus qu’une carapace inutile, mais son créateur avait manifestement compris les tenants et aboutissants des armures-faucons. Comment pouvait-il ne pas savoir que ce modèle n’était pas adapté au combat ? Faire défiler des armures-faucons de manière si peu subtile était de toute évidence une tentative d’attirer un tigre à l’écart de son repaire. Mais, dans le cas présent, quel était le « repaire » en question ? A la chasse au serpent, il faut frapper quinze centimètres sous la tête pour toucher le point faible. Mais quel était le point faible de l’Armée de la Frontière Sud – ou de Gu Yun ?
Gu Yun se retourna et se dirigea vers Fu Zhicheng.
- Où faites-vous livrer l’or violet par ces bandits ?
Le visage couvert de sang, Fu Zhicheng fixa aveuglément Gu Yun pendant plusieurs secondes. Il sembla réaliser quelque chose, et une expression hésitante passa sur son visage, comme s’il n’était pas certain de devoir répondre. Confesser son trafic d’or violet n’inscrirait-il pas son crime de trahison dans le marbre ?
Chang Geng intervint d’une voix douce derrière Gu Yun.
- Général Fu, réfléchissez soigneusement. L’Inspecteur Général Kuai est déjà mort par votre faute. Avec le témoignage du Ministre Adjoint Sun du Ministère de la Guerre, il ne fait aucun doute que vous serez condamné pour rébellion armée. Vous êtes un homme mort – y a-t-il une différence entre mourir à la capitale et mourir aujourd’hui, sur cette montagne ?
Fu Zhicheng n’avait jamais rencontré le quatrième prince. Au premier coup d’œil, son impression du jeune homme avait été celle d’une personne élégante, noble et raffinée – une personne qui n’aurait jamais travaillé dur un seul jour de sa vie. Mais, en cet instant, il ne douta pas une seconde que, s’il ne coopérait pas, cet érudit de quatrième prince tiendrait parole et le tuerait sur le champ.
- Si vous vous rendez à l’évidence dès à présent, intervint doucement Gu Yun, vous aurez encore une chance d’expier vos crimes avec une mort décente.
Les lèvres de Fu Zhicheng frémirent. Après un long moment, il se mit à parler d’une voix tremblante :
- L’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest. Il n’y avait pas d’autre endroit ; j’ai toujours demandé à Jing Xu de livrer directement l’or violet à l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest. Je n’en ai jamais ramené une seule goutte chez moi.
Le dos de Gu Yun se raidit instantanément.
- Maréchal ! s’écria Fu Zhicheng. J’ai beau être coupable de meurtre, incendie volontaire, vol aggravé et tout autre acte méprisable sur cette terre, j’ai toujours été dévoué à mon devoir – celui de garder la frontière sud. Ma loyauté n’a jamais dévié ! En ce qui me concerne, je n’ai jamais lésé Sa Majesté… mais voilà comment je suis remercié. Qui sait ce qu’en penseront mes frères et camarades lorsqu’ils apprendront la nouvelle – ou ce que vous en pensez, Maréchal !
Gu Yun le gratifia d’un regard pénétrant. L’espace d’une seconde, Fu Zhicheng pensa qu’il l’avait convaincu. Mais Gu Yun n’était ni compatissant, ni en colère. C’était comme si son visage était un masque impénétrable, hermétique au vent hurlant et à la pluie torrentielle. Tandis qu’il se tournait pour partir, il ne laissa que quelques mots derrière lui.
- Ce que je pense vous concerne-t-il ? Jiping, pars avec les Faucons Noirs ; tu dois prendre le contrôle de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest avant que l’ennemi n’arrive. Xiao-An…
Le jeune soldat du Bataillon de Fer Noir qui avait suivi Chang Geng à travers la région de Shu sortit du rang à cet appel. Gu Yun lui distribua ses ordres sans un regard en arrière.
- Emmenez un contingent de l’Armée de la Frontière Sud et prétendez une attaque sur le pic où les bandits se rassemblent.
- Oui, monsieur !
- Attendez, poursuivit Gu Yun. Peignez leurs armures en noir. Vous pouvez vous contenter de verser de l’encre dessus. Ça n’a pas besoin d’être parfaitement réaliste, mais faites ça intelligemment.
Il avait appris cette astuce au contact de Liao Ran – si ce n’est pas ironique. Xiao-An cligna des paupières avec stupéfaction. Il comprit promptement le sous-entendu derrière l’ordre de Gu Yun et s’en alla joyeusement lui obéir.
***
Ailleurs, les trois grands chefs des bandits de la frontière sud venaient d’achever le compte de leurs subordonnés. Jing Xu observa la masse silencieuse des bandits rassemblés là et ressentit une brève bouffée d’orgueil, comme s’il avait posé les yeux sur une fière armée de plusieurs milliers d’hommes. Il brandit son poing vers le ciel et cria :
- Les armées de garnison de chaque région sont entravées d’armures de fer et célèbres pour leur prestige et leur puissance. Le Bataillon de Fer Noir descend du ciel telles des corneilles démoniauqes, et on parle de sa force immense par-delà les mers. La puissance de l’armée de l’empire du Grand Liang est considérable – pourtant, en l’espace de moins d’une décennie, Fujian et la Marine de Jiangnan se sont toutes deux rebellées, l’une après l’autre. Pourquoi donc ?
« Un dirigeant maladroit se tient à la tête de la nation, et les lèches-bottes sont légion. Sans cela, pourquoi les gens du peuple tels que nous auraient-ils besoin de se battre en mettant leur vie en jeu, de courir au désastre telle une mouche virevoltant vers une flamme ? Aujourd’hui, nous avons été acculés. Nos vies et nos gagne-pains sont aussi précaires qu’un fardeau de cinq cents kilos porté sur une fine couche de glace. Battre en retraite revient à une mort certaine. A moins que nous ne nous battions pour nos vies, nous n’avons aucune chance de survie. J’appelle tout le monde à sceller un pacte de sang – à se joindre à notre cause commune, à partager joies et peines comme un seul homme. L’acceptez-vous ?
Les bandits avaient passé leur vie à voler et piller ; ils pouvaient compter le nombre de caractères qu’ils étaient capables de lire sur les doigts d’une main. Ainsi, ils furent attisés par le discours passionné de Jing Xu, comme s’ils pouvaient déjà s’imaginer marcher sur ces nobles et ces ministres.
Jing Xu accepta la coupe de vin tendue par un subordonné debout à ses côtés et la vida d’un trait. Il jeta la coupe sur le sol, où elle se brisa.
- Que l’on gagne ou que l’on perde, tout s’arrête ici !
Les bandits avalèrent leur courage liquide, puis brisèrent leurs coupes sur le sol en une avalanche retentissante de craquements. Tandis qu’ils s’écoulaient à travers l’immense réseau de chambres secrètes, Jing Xu tourna les yeux vers Monsieur Ja. Ce mystérieux étranger avait été son contact, représentant des nations du sud, lorsqu’il avait fait entrer de l’or violet de contrebande pour Fu Zhicheng. C’était un homme rusé et, bien qu’il soit d’origine étrangère, il avait vécu dans les Plaines Centrales pendant un nombre d’années inconnu. Pas une seule once d’émotion n’avait traversé le visage de Monsieur Ja tandis qu’il écoutait le discours enflammé de Jing Xu. La lueur des lampes étirait et accentuait les rides qui encadraient sa bouche et, à moitié enveloppé par la pénombre, il semblait afficher un petit sourire moqueur.
La première fois que Jing Xu avait prélevé son dixième du meilleur or violet de Fu Zhicheng, il avait eu l’intention de le revendre via Monsieur Ja en échange d’une pile de lingots d’or et d’argent sur laquelle il pourrait dormir chaque nuit. Mais, depuis cette première fois, Monsieur Ja l’avait sincèrement exhorté de garder l’or violet et de le transférer dans un endroit sûr par petites quantités. Ensuite, lui avait dit Monsieur Ja, il pourrait progressivement amasser armes et armures. Monsieur Ja lui avait même conseillé de ne pas stocker ses armements et son argent au même endroit. En y repensant, c’était comme si cet énigmatique étranger avait prédit les évènements actuels depuis longtemps. Ce paranoïaque de Jing Xu éprouva soudain une once de doute. Ce Monsieur Ja n’est-il vraiment qu’un trafiquant d’or violet ?
A cet instant, un subordonné accourut pour faire son rapport.
- Dage, nous avons vu des hommes en armure noire se diriger vers l’endroit où sont stockés les faucons !
La graine de soupçon qui avait poussé dans le cœur de Jing Xu fut instantanément noyée par une bouffée de joie.
- Monsieur Ja avait raison ; ils sont tombés dans le panneau ! Chargez les arcs parhéliques – chaque minute durant laquelle nous pourrons leur faire perdre du temps compte ! Suivez le plan ; toutes les troupes doivent partir à toute vitesse ! Et que ça saute !
***
Plusieurs kilomètres plus loin, une caravane transportant de l’or violet approchait de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest, de manière discrète et inaperçue. Lorsqu’elle arriva au portail, l’homme qui menait la caravane souleva son chapeau en bambou, faisant apparaître le visage du capitaine de l’Intendance.
- C’est moi.
Moins il y avait de personnes au courant du trafic d’or violet, mieux c’était – aussi les hommes envoyés par les deux camps étaient-ils toujours les fidèles confidents de leurs chefs. Pour les bandits, le capitaine de l’Intendance était leur contact au sein de l’Armée de la Frontière Sud. Fu Zhicheng lui avait donné l’ordre strict de garder les livraisons d’or violet qu’il recevait secrètes, et de les emporter sans laisser de trace.
Comme d’habitude, le capitaine ne dit pas un mot devant ses subordonnés et les fit entrer avec une expression neutre. Il les conduisit jusqu’à l’entrepôt d’or violet, comme il l’avait fait de nombreuses fois auparavant – mais, pour une raison inconnue, après avoir fait quelques pas, le capitaine posa une question inattendue :
- N’en avez-vous pas déjà livré un lot il y a quelques jours ? Pourquoi y en a-t-il un autre si tôt ?
Le visage dissimulé sous son chapeau en bambou, le bandit escortant la livraison d’or violet répondit d’un ton bourru :
- Ce sont les affaires du général et de Dage, comment suis-je censé le savoir ?
Le capitaine se sentait encore mal à l’aise. Il chercha ses clés et dit :
- Je vais être honnête ; notre général est parti avec la moitié de nos hommes hier. Personne ne sait ce qu’il se passe.
Le bandit avec le chapeau en bambou regarda avec impatience tandis que le capitaine déverrouillait l’entrepôt. Il se lécha les lèvres et dit d’un ton brutal :
- On ne fait que suivre les ordres ; on ne sait pas non plus. Dépêchez-vous d’ouvrir la porte !
Le capitaine se figea, la clé dans la serrure. Il fronça les sourcils et se retourna.
- Pourquoi êtes-vous aussi…
Sa voix mourut – à trois pas de là, un bandit pointait une petite arbalète en direction de sa gorge. Le capitaine inspira une bouffée d’air froid et se prépara à crier. La partie était terminée ; les bandits avaient décidé de jouer le tout pour le tout. Au signal de la main de leur chef, le carreau jaillit de l’arbalète telle la langue d’un serpent et se ficha dans la gorge du capitaine. L’air qu’il avait aspiré ne quitta jamais ses poumons. Le bandit avec le chapeau en bambou plongea en avant, rattrapant le corps du capitaine contre son épaule, et tendit la main vers la clé toujours enfoncée dans la serrure de la porte de l’entrepôt. Son cœur tambourinait comme s’il était à deux doigts de sortir de sa poitrine – s’il ouvrait cette porte, il tiendrait les dizaines de milliers de soldats de l’Armée de la Frontière Sud et trois mille corneilles démoniaques de Fer Noir à la gorge.
Quelque chose siffla à côté de son oreille. Encore exalté par l’excitation de sa victoire imminente, le bandit au chapeau en bambou se tourna pour regarder et ne vit que les visages horrifiés de ses subordonnés. Son bras lui semblait un peu étrange. Il baissa les yeux. La main qui s’était refermée autour de la clé quelques secondes plus tôt avait été transpercée par une flèche de fer, frappant tel un éclair dans un ciel tranquille et ne laissant qu’un lambeau de chair déchiquetée suspendu à son bras ! La main coupée du bandit demeurait serrée autour de la clé, incapable de la tourner, mais bloquant le passage. Enfin, un hurlement inhumain s’échappa de sa gorge.
Dans ce bref intervalle, les Faucons Noirs qui s’étaient précipités sur les lieux tombèrent du ciel. Shen Yi, qui tenait encore son arc chargé, atterrit sur le toit de l’entrepôt d’or violet et sortit une Amulette du Tigre de Fer Noir. Suspendu à une ficelle sous-jacente, faisant d’une pierre deux coups, se trouvait le tout premier Décret d’Autorisation de Déplacement de l’empire du Grand Liang. Shen Yi se tenait digne et droit, les ailes noires de son armure-faucon étendues derrière lui tels des nuages d’orage. Il baissa les yeux vers les soldats de garnison de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest pétrifiés et s’exclama :
- L’Amulette du Tigre de Fer Noir et le Décret d’Autorisation de Déplacement sont là. Je viens sous les ordres du Marquis d’Anding pour prendre le commandement de l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest et arrêter ces bandits insolents. L’Entrepôt de Ravitaillement est désormais en quarantaine. Exécutez ces bandits sur le champ !
***
Les trois chefs des bandits ne savaient absolument pas que, ailleurs, leur plan était allé de travers. Ils avaient divisé leurs forces en trois, et chacun menait ses propres subordonnés pour sortir de terre, frottant ses mains l’une contre l’autre avec impatience tandis qu’ils convergeaient vers l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest.
Soudain, Jing Xu entendit le raclement sec du métal sur la pierre, comme si un objet lourd dévalait la montagne, rebondissant sur les rochers au passage. Il leva instinctivement les yeux. Une tête humaine, encore parée de son armure lourde, chutait le long du flanc de la montagne. Il s’agissait de ce même ensemble d’armure lourde qu’ils avaient dissimulé dans la caravane de transport d’or violet pour le faire entre en douce dans l’Entrepôt de Ravitaillement du Sud-ouest.
Jing Xu se figea. A un moment donné, l’Armée de la Frontière Sud avait émergé de la montagne pour les encercler de toutes parts, son nombre ponctué ici et là des silhouettes sombres des armures de Fer Noir. Avant que la moitié des forces de Jing Xu n’ait pu émerger des tunnels souterrains, une dense volée de flèches tomba sur eux depuis le pic montagneux.
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