Chapitre 44 : Conversation nocturne

 

 

 

- C’est possible, dit Xiao Chiye en baissant les yeux. Mais c’est Shen Wei qui a décidé du succès ou de la défaite sur la ligne de front.

Lorsqu’il avait les cils baissés, ses traits étaient empreints d’une tendresse inhabituelle. L’intérêt brûlant manifesté plus tôt ne s’était pas encore dissipé ; il scintillait dans ses yeux telles des lucioles dans la nuit. Shen Zechuan l’observa un instant.

- Ces cinq dernières années, il n’y a eu aucun changement de personnel majeur au sein du Ministère de la Guerre.

- Tu peux mener l’enquête, si tu veux, dit Xiao Chiye. Je ne t’en empêcherai pas.

- Bien sûr que non, répondit Shen Zechuan en reportant son regard sur le livre. Car tu as envie d’en savoir plus, toi aussi. Le Clan Hua devrait être le suspect le plus vraisemblable, mais il existe un millier de moyens plus aisés de se débarrasser d’une lame souillée telle que Shen Wei. Impliquer de trop nombreuses personnes ne ferait que laisser des traces plus compromettantes.

- Eh bien, tu as tué Ji Lei, sourit Xiao Chiye. J’imagine qu’il t’a donné plein d’informations. Les garder pour toi n’a rien d’amusant ; partage-les, afin que nous puissions spéculer ensemble.

- Oh ? Mais je savais déjà tout ce que tu m’as dit, et tu ne sais rien de ce que je pourrais dire.

Shen Zechuan écarta sa main de celle de Xiao Chiye, un centimètre après l’autre.

- Ça ne me semble pas être un échange équitable.

Xiao Chiye y réfléchit.

- Nous échangerons une information contre une autre ; qu’en penses-tu ?

- D’accord, répondit Shen Zechuan. Mais d’abord, ôte-toi de mon chemin.

Profitant de son imposante stature, Xiao Chiye avait barricadé Shen Zechuan contre l’étagère. Il feuilleta paresseusement les pages.

- Tu ne connais pas les règles ? Les secrets doivent être murmurés.

Shen Zechuan se pencha en avant pour s’écarter de lui.

- Cela ne veut pas dire que nous devons être collés l’un à l’autre.

- Les murs ont des oreilles.

Xiao Chiye rangea le livre, posa un bras contre l’étagère et lui sourit.

- Après tout, je viens d’acheter cette résidence et ne me suis pas encore familiarisé avec ses secrets. Mieux vaut rester prudents.

- Xiao Er, dit Shen Zechuan en baissant les yeux vers le livre. Tu n’es qu’un trou du cul.

- En effet, dit Xiao Chiye. Mais que peux-tu bien y faire ? Bon, je vais commencer.

Shen Zechuan attendit, les yeux baissés. Comme il n’entendit aucun son, il se retourna et réalisa que Xiao Chiye continuait de le regarder. Ce n’est qu’une fois leurs souffles mêlés que Xiao Chiye débuta :

- Shen Wei ne s’est pas immolé par le feu. L’incendie de la résidence du Prince de Juexi a été allumé par la Police Militaire, et Ji Lei avait reçu l’ordre de s’y rendre. Mais tu le sais déjà, n’est-ce pas ?

- Oui, dit calmement Shen Zechuan. Ce n’est pas un secret.

- Dans ce cas, connais-tu la véritable raison derrière la chute de Duanzhou ? demanda Xiao Chiye.

Shen Zechuan ne pouvait pas détourner le regard – il ne pouvait même pas prendre une seconde pour réfléchir. A la seconde où il ne parviendrait plus à suivre le fil des pensées de Xiao Chiye, il tomberait dans son piège.

- Durant l’attaque de la Rivière Chashi, Shen Wei a ordonné aux Troupes de Garnison de battre en retraite, laissant derrière lui son héritier, Shen Zhouji, pour couvrir leur fuite, dit Shen Zechuan. Shen Zhouji était fait du même bois que son père. Face à une bataille sans espoir, il a abandonné ses troupes à la Rivière Chashi et s’est enfui avec sa garde personnelle. Le même jour, la Cavalerie de Biansha l’a traîné sur la route jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une fois Shen Zhouji décédé, le moral des troupes de la Rivière Chashi s’est effondré. Après le massacre, à Duanzhou, il n’y avait plus aucun soldat sur la ligne de front.

- Correct, confirma Xiao Chiye. Mais il y a une chose que tu ne sais pas. Avant que Shen Zhouji ne périsse, Shen Wei et lui ont étranglé et tué le commandant des Troupes de Garnison de Duanzhou, Tantai Long.

Tantai Long… Tantai Hu !

Pas étonnant que Tantai Hu ait dit que son frère se trouvait dans le Gouffre de Chashi.

- Etranglé et tué ? demanda Shen Zechuan en fronçant les sourcils.

- Tantai Long a insisté pour déployer des troupes pour affronter l’ennemi. Il a contredit Shen Wei en public à plusieurs reprises. Lorsque Shen Wen a donné l’ordre de battre en retraite, Tantai Long a refusé d’obéir. Shen Wei a prétendu vouloir faire amende honorable autour d’un verre puis, avec Shen Zhouji, a étranglé Tantai Long dans sa chambre.

Xiao Chiye s’interrompit.

- Lao-Hu ne le sait pas ; il pense que Tantai Long a été tué au combat. Voici la première information que je te confie. A ton tour.

Shen Zechuan remit rapidement de l’ordre dans ses pensées.

- Shen Wei a pris part à la lutte pour le trône durant le règne de l’Empereur Guangcheng et commis des assassinats pour le compte de l’impératrice douairière, qui l’a ensuite mis sous surveillance rapprochée. Lorsqu’il s’est rendu compte du danger, il a soudoyé Pan Rugui et pris la fuite à Zhongbo.

- Il ne faut pas se débarrasser trop rapidement d’un chien de garde, dit Xiao Chiye. Dans des circonstances normales, le Clan Hua n’aurait pas tenté un moyen aussi risqué pour faire tomber Shen Wei. Il n’y a eu aucun bénéfice pour l’impératrice douairière, qui contrôlait déjà la plupart des leviers du pouvoir. Le coût de cette bataille a largement dépassé les fonds de la trésorerie de l’empire, et l’impératrice douairière espérait déjà pouvoir présider la cour en tant qu’empereur émérite derrière son rideau. Faire tuer Shen Wei aurait nui à ses plans. Sa mort n’en valait pas la peine.

Shen Zechuan acquiesça légèrement.

- C’est pourquoi ce qu’a dit Ji Lei pourrait bien ne pas être l’entière vérité ; il n’était qu’un pion. Afin d’enquêter comme il se doit, il faut commencer par le Ministère de la Guerre. A partir de là, on pourra découvrir les dessus et les dessous de l’affaire.

- Je prendrai les dessus, et tu prendras les dessous, dit Xiao Chiye.

- Les dessus et les dessous sont liés ; ils sont inséparables.

Ce n’est qu’après avoir parlé que Shen Zechuan réalisa que Xiao Chiye lui avait fait des avances. Il parcourut les pages du livre et feignit l’ignorance. Avec l’ombre d’un sourire, Xiao Chiye s’écarta.

- Assieds-toi.

Il faisait affreusement chaud. Xiao Chiye était vêtu d’une tunique de cour écarlate, le lion de son rang militaire rugissant sur son carré mandarin[1]. Il était désormais un véritable commandant suprême de second rang à la tête de deux armées de Qudu. Il était probable qu’il soit venu directement du palais et n’ait pas eu le temps de se changer. Ses traits étaient encore plus frappants contre la couleur vive de sa tenue, lui prêtant un air de magnificence qui remplaçait son attitude habituellement frivole.

Les deux hommes se faisaient face de chaque côté de la table. Xiao Chiye riva son regard sur Shen Zechuan, qui gardait les yeux posés sur son livre. Il ne se donna pas la peine de dissimuler son intérêt ; son inspection s’attarda sur le cou de Shen Zechuan et s’arrêta sur ses mains. Il n’était plus limité à l’étude d’une seule de ses caractéristiques ; il voulait admirer chaque recoin de Shen Zechuan. Il regarda ses doigts s’enrouler tandis qu’il tournait une page et songea à ces mêmes doigts, trempés de sueur, et à la façon similaire dont ils s’étaient enroulés lorsqu’il avait agrippé les draps, allant et venant tel le déferlement des vagues. Shen Zechuan sentit le regard de Xiao Chiye comme s’il s’était agi d’une caresse – comme s’il tenait encore son doigt dans sa main. Une étrange agitation s’empara de lui. Il ferma le livre et regarda Xiao Chiye dans les yeux.

- Hum ? demanda Xiao Chiye.

Shen Zechuan entremêla ses doigts, ourlant ses lèvres en une ombre de sourire.

- L’Armée Impériale est très occupée, ces derniers temps. Je crains que tu n’aies pas le temps d’enquêter sur cette autre affaire.

Xiao Chiye fit tourner sa bague autour de son pouce.

- C’est temporaire. Si la Police Militaire a un peu de temps libre, elle peut partager les fardeaux de l’Armée Impériale.

- Je ne suis qu’un humble soldat qui n’a ni un poste officiel, ni les faveurs de l’empereur. Comment pourrais-je avoir mon mot à dire sur ce que la Police Militaire peut faire ou non ? demanda Shen Zechuan en s’adossant contre sa chaise. L’Armée Impériale doit gérer les patrouilles de la capitale et les affaires privées de la cour impériale. Le commandant suprême doit faire attention à rester prudent sur tous les plans. Ce doit être épuisant.

Depuis qu’il avait mis la Police Militaire sur la touche, Xiao Chiye avait véritablement été occupé. Il pouvait entendre la réprobation dans les propos de Shen Zechuan, aussi joignit-il les mains, les posant sur la table, avant de dire avec assurance :

- Tu veux m’attirer des problèmes.

- Œil pour œil, répondit aimablement Shen Zechuan. Tu as interféré avec mes horaires de travail, ce qui m’a laissé du temps libre. Naturellement, je dois te remercier comme il se doit.

- Il y a de très nombreuses façons d’exprimer sa gratitude. Pourquoi ne pas en choisir une qui satisfait toutes les personnes impliquées ? demanda Xiao Chiye. Il semblerait que tu as effectivement des amis au sein des Six Ministères.

- Avoir de l’argent dans mes coffres n’est pas comparable au fait d’avoir des amis à la cour. Un de mes amis m’a dit quelque chose. J’ai pensé que ça pourrait t’intéresser.

Xiao Chiye l’observa calmement.

- Je suis tout ouïe.

Shen Zechuan parcourut la pièce du regard.

- Maintenant que j’y pense, il est dommage que je n’aie pas encore rencontré ce « jade à l’état brut », Yao Wenyu. J’imagine que tu es en bons termes avec lui ?

- Une simple connaissance, dit Xiao Chiye. Ce n’est rien, comparé à toi.

- Le Clan Yao est sur le déclin, mais il fait encore partie des Huit Grands Clans. Certaines personnes pourraient trouver cela inacceptable, remarqua Shen Zechuan. Yao Wenyu est l’élève officiel du Secrétaire Aîné Hai et, pourtant, il garde ses distances avec la cour impériale – une telle attitude revient à jeter son arme et demander à se faire massacrer.

- Le Clan Yao a beau être sur le déclin, l’écho du pouvoir et du prestige accumulés pendant trois règnes perdure, dit Xiao Chiye. Yao Wenyu est un érudit vertueux et bien élevé, mais il est loin d’être idiot. Qui pourrait bien vouloir s’en prendre au Clan Yao ?

Shen Zechuan afficha une expression songeuse.

- Comment pourrais-je le savoir ?

Xiao Chiye demeura silencieux mais, un instant plus tard, il fut obligé d’admettre :

- Tu n’es pas très généreux, Lanzhou. En prétendant faire de moi ton confident, tu n’as fait que me mettre dans une position délicate.

- Si nous devons enquêter ensemble, je t’aiderai avec joie dans les limites de mes compétences, dit Shen Zechuan. Cette information vient seulement de me revenir, car tu es en bons termes avec le Clan Yao. Les Huit Grands Clans ont été au pouvoir pendant très longtemps. Regarde comme tu es devenu important ; ne devrait-on pas s’attendre à ce qu’ils complotent contre toi ? Et, si le Clan Yao ne souhaite pas jouer le jeu, il deviendra inévitablement la cible de la colère des autres clans.

En prenant les commandes des Huit Grands Bataillons – l’atout le plus important des Huit Grands Clans à Qudu – Xiao Chiye avait anéanti leur mainmise sur le pouvoir militaire. Perdre une position à la cour n’était rien ; les plus jeunes générations pourraient les remplacer. Mais perdre les Huit Grands Bataillons signifiait qu’ils étaient à la merci d’une tierce personne. Que les huit clans se contrecarrent les uns les autres était une chose, mais qu’ils soient sous le contrôle de Xiao Chiye en était une autre. Comme le disait le dicton, ce qui avait toujours été divisé finirait certainement par s’unir, et ce qui avait toujours été uni finirait certainement par se diviser[2]. Désormais, les Huit Grands Clans avaient une raison de s’unir : leur ennemi commun, Xiao Chiye.

Shen Zechuan avait raison, mais Xiao Chiye pouvait sentir quelque chose de louche dans cette réponse d’apparence candide. Sans même cligner des paupières, il dit :

- Je ne représente pas une si grande menace pour eux.

- La clé d’un succès pérenne est de tuer la menace dans l’œuf, répondit Shen Zechuan. Tu as déjà montré ta dangerosité lors de la Chasse Automnale. Prétendre qu’il ne s’est rien passé revient à faire l’autruche.

- Qui est ton ami ? demanda brusquement Xiao Chiye.

Shen Zechuan sourit.

- Même si je te disais la vérité, la croirais-tu ?

Xiao Chiye fixa nerveusement Shen Zechuan.

Il ne le croirait pas. Cet homme était un renard sournois. Lorsqu’il était sobre, chaque mot qu’il prononçait était un tissu de vérités et de mensonges. Dans ce genre de situation, il était bien trop difficile à appréhender – Xiao Chiye trouvait qu’il était beaucoup plus simple de parler avec lui au lit.

- Je le trouverai, dit Xiao Chiye en se penchant en avant, réduisant la distance entre eux. A la seconde où tu feras la moindre petite erreur, tu ne pourras pas échapper à ma vigilance.

- Tu vas avoir du mal à garder la tête hors de l’eau, dit joyeusement Shen Zechuan. Tu ferais mieux de réfléchir à un moyen de sortir sain et sauf de cette tempête.

- Et dire que ton cœur ne se serre même pas pour moi.

Xiao Chiye abandonna son expression solennelle.

- Une nuit passée en tant que mari et femme, pendant cent jours brûlera la flamme. Lanzhou, tu es impitoyable.

Shen Zechuan répéta les mots qu’il avait prononcés plus tôt :

- C’est vrai. Mais que peux-tu bien y faire ?

Xiao Chiye s’assit et, se penchant en arrière, replia sa jambe sur son genou. Il réfléchit un instant.

- Cette affaire peut être résolue aisément ; c’est un problème mineur. Mais je vais devoir te remercier comme il se doit pour ce rappel.

- C’est trop aimable, dit Shen Zechuan. Cent taels feront l’affaire.

- Je suis fauché, rétorqua Xiao Chiye d’un ton trainant. Mon salaire annuel de fonctionnaire de second rang s’élève seulement à cent cinquante taels. Mais je peux offrir d’autres choses en échange – Er-gongzi peut réchauffer ton lit.

- Oublie, dans ce cas, sourit poliment Shen Zechuan. J’ai l’habitude de dormir seul. Je n’ai pas besoin d’un chauffe-lit.

- Les habitudes peuvent changer.

Xiao Chiye porta ses doigts à son nez et huma l’odeur de Shen Zechuan sur sa peau. Lançant un regard narquois à Shen Zechuan, il dit :

- As-tu pris l’habitude de renifler mon mouchoir ?

Pris au dépourvu, Shen Zechuan serra les poings, laissant des traces rouges sur ses doigts. Xiao Chiye inspecta le visage de cette beauté à la lueur des lampes : l’air faussement calme auquel il se raccrochait, les doigts rougis qu’il tentait de dissimuler. Finalement, il désigna son oreille et déclara d’un ton espiègle :

- Lanzhou, tu rougis.

 

 

[1] Le carré mandarin était un large insigne brodé, cousu sur les vêtements des mandarins de la Chine impériale. Il comportait des représentations d’animaux ou de plantes très colorées qui indiquaient le rang du dignitaire qui le portait.

[2] Extrait des « Trois Royaumes », roman historique de Luo Guanzhong.

 

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