Chapitre 43 : Le sud

 

 

 

Le chef des bandits Jing Xu avait accompagné le soldat porteur du message « Armée de la Frontière Sud » pour aider Fu Zhicheng. Mais, alors qu’ils se précipitaient vers leur destination, le bandit vétéran avait senti que quelque chose clochait – le meneur du groupe semblait les emmener le long d’un sentier où les bandits sonnaient souvent la cloche. Il y avait de nombreux endroits similaires dans les montagnes du sud-ouest. Le terrain était escarpé, un labyrinthe naturel, et tout étranger qui y pénétrait se retrouvait vite désespérément perdu. Une série complexe de tunnels s’éparpillait sous terre dans toutes les directions et, une fois que les habitants du coin s’y terraient, ils pouvaient apparaître et disparaître à volonté. Les bandits trouvaient souvent un moyen d’attirer les gens dans ces passages de montagne sinueux, puis les prenaient en embuscade pour les piller. Un vol dans un tel lieu était un succès garanti, et cette tactique était adaptée pour contourner certaines forces d’escortes armées ou sectes martiales. Dans le jargon des bandits, ils appelaient ça « sonner la cloche ».

Jing Xu avait beau être pressé, il avait les idées claires. Alors qu’ils approchaient la zone, il réalisa qu’il s’agissait de l’une de ces fameuses « cloches ». Des sueurs froides lui coulèrent dans le dos. Il s’arrêta brusquement et envoya quelqu’un interroger le soldat qui leur montrait le chemin. Il lui suffit d’échanger quelques mots pour découvrir que le récit de ce soi-disant soldat était criblé de lacunes. Pris sur le fait, le soldat tenta de lancer une attaque surprise. Les bandits des montagnes le maîtrisèrent en un imbroglio de bras et de jambes, seulement pour qu’il se suicide avec un poison. Surpris et soupçonneux, Jing Xu ordonna à ses subordonnés de rebrousser chemin. Sur le trajet du retour, ils tombèrent nez-à-nez avec l’un de leurs camarades resté dans le bastion qu’ils venaient de quitter, couvert de sang. Ce n’est qu’à ce moment-là que Jing Xu apprit que leur repaire avait été démoli. Le temps qu’ils s’y précipitent, paniqués, il ne restait plus que des tuiles brisées et des murs écroulés autour d’un sol jonché de cadavres brûlés. Le travail d’une décennie avait été réduit en cendres en une nuit.

- Dage !

Un bandit affolé tituba jusqu’à eux et agrippa le bras de Jing Xu.

- Les tunnels. Ne paniquez pas ; on a encore les tunnels secrets !

Le sud-ouest était montagneux, et les bandits étaient rusés comme des lièvres, avec trois sorties à leur terrier. Nombre d’entre eux avaient creusé des tunnels secrets au plus profond des pics rocheux, où ils pouvaient disparaître sous terre. Si leurs ennemis atteignaient le sommet des collines dans la bataille, les habitants du coin pouvaient se volatiliser dans les montagnes après un simulacre de tentative de défense. Même les Faucons Noirs dans le ciel ne pouvaient attraper une taupe dans son terrier. Les yeux des autres bandits s’illuminèrent à ce rappel.

Jing Xu chancela sur ses jambes, le visage inexpressif, sans la moindre trace de joie. Il regarda ses subordonnés s’en aller joyeusement à la recherche des tunnels, espérant un coup de chance – mais il savait que c’était inutile. Si leurs assaillants s’étaient contentés de venir les tuer avec lances et épées, la majorité des résidents de la montagne aurait pu s’échapper via les tunnels, et l’attaque n’aurait pas ébranlé les fondations de leur place forte. Mais ils avaient réduit la montagne en cendres. Kuai Lantu lui-même ne savait pas ce qu’il avait brûlé dans ce brasier.

Jing Xu demeura figé un long moment, jusqu’à ce qu’un cri perçant retentisse en direction des tunnels. Les hommes qui étaient allés mener leurs recherches hurlèrent avec désespoir :

- Les tunnels se sont écroulés !

Le grand chef des bandits ferma les yeux. Evidemment.

Sous cette montagne sans prétention, caché dans des pièces secrètes – il y avait non pas de l’or ou de l’argent comme au Verger d’Abricotiers, mais de l’or violet. Sans parler de l’Armée de la Frontière Sud, même le Bataillon de Fer Noir avait du mal à joindre les deux bouts avec la maigre quantité d’or violet que lui fournissait la cour. Naturellement, Fu Zhicheng avait ses propres fournisseurs sur le marché noir. Kuai Lantu avait été informé du fait que Fu Zhicheng et le grand chef des bandits Jing Xu étaient proches, mais il ne savait pas que le prêtre taoïste Jing Xu était le « marchand » auquel Fu Zhicheng achetait de l’or violet du marché noir. Le commerce du bandit était le pillage ; il ne manquait jamais une opportunité de tricher. Jing Xu faisait des affaires sur le marché noir et transportait clandestinement de l’or violet pour Fu Zhicheng – bien entendu, il en prélevait une partie. Jing Xu ne se considérait pas comme un homme avare, aussi ne gardait-il qu’un dixième de la marchandise à chaque transaction. Fu Zhicheng en était parfaitement conscient et l’avait tacitement autorisé à continuer. Peu avant cet incident, Jing Xu avait livré la dernière fournée d’or violet à l’Armée de la Frontière Sud. Le dixième qu’il avait gardé pour lui était stocké dans sa chambre secrète sous la montagne. A présent, embrasé par les incendies qui calcinaient la montagne, il était devenu le coup fatal qui avait fait exploser les tunnels et tué les dernières âmes restantes dans son bastion. Etait-ce une coïncidence ? Comment cela pouvait-il être une coïncidence ?

Jing Xu se souvint d’une chose qu’il avait entendue longtemps auparavant : « Le gentleman est ému par la justice ; le mécréant est ému par le profit. Ceux qui s’associent au nom du profit se sépareront en raison de ce même profit[1]. » Fu Zhicheng et lui s’étaient associés au nom du profit et, maintenant que leur commerce peu recommandable avait été révélé au grand jour, Fu Zhicheng l’abandonnerait sans y réfléchir à deux fois. Les montagnes regorgeaient de bandits ; même s’il rejetait Jing Xu, il pourrait en fréquenter plein d’autres à sa place.

- Dage, sanglota l’un de ses subordonnés. Dégageons les tunnels, il reste peut-être quelques survivants.

Jing Xu demeura silencieux et secoua la tête.

- Dage !

Des cris et des pleurs retentirent alentour.

- Ça suffit ! rugit Jing Xu.

Les survivants, debout sur la terre brûlée, le dévisagèrent.

- Venez avec moi.

Ses yeux rougirent progressivement, comme ceux d’une bête féroce sur le point de plonger ses crocs dans sa malheureuse victime. Il baissa la voix et dit entre ses dents serrées :

- Si Fu Zhicheng ne fait pas preuve d’humanité envers nous, il ne peut pas prétendre que mes actes ne sont pas que justice. Après tant d’années, il croit vraiment que je ne peux pas me défendre contre lui ?

 

***

 

Dans le Verger d’Abricotiers, le repaire des bandits, Chang Geng était en train de parler :

- La frontière sud comprend de nombreuses montagnes et de nombreux bastions en leur sein. Les bandits ne s’auto-gouvernent pas, mais suivent une hiérarchie pré-établie. D’après ce que l’on sait, il y a trois grands chefs des bandits.

Chang Geng sortit une carte en peau de mouton élimée et en montra plusieurs points à Gu Yun. Elle était densément recouverte de notes complexes indiquant le terrain, le climat, les types de routes, quelles voitures pouvaient circuler sur chaque route, et toutes sortes d’autres informations. Gu Yun avait déjà vu ce genre de carte à Jiangnan. Il n’y avait pas à s’y méprendre – c’était indubitablement l’œuvre du Pavillon Linyuan. Il observa Chang Geng d’un regard songeur sous la lueur de la lampe mais ne dit rien. Il lui fit signe de poursuivre.

Gu Yun avait ordonné à trois mille soldats du Bataillon de Fer Noir de se déguiser parmi les caravanes marchandes en partance pour le sud et empruntant les routes de montagne. Avec les signaux de fumée comme repère, ils s’étaient déplacés silencieusement sous le couvert des ténèbres et étaient tombés du ciel une fois que les gardes de Kuai Lantu avaient piégé Fu Zhicheng sur le pic du Verger d’Abricotiers. Plus de deux dizaines de Faucons Noirs, assassins aériens, avaient repris les rênes sur la lutte au sommet tandis que les Carapaces Noires et les Etalons Noirs se scindaient en deux pour diviser les forces de l’Armée de la Frontière Sud au pied de la montagne. L’Armée de la Frontière Sud avait l’avantage du nombre mais, leur commandant ayant été capturé et face au Bataillon de Fer Noir en chair et en os, Gu Yun les avait encerclés aussi aisément qu’un troupeau de moutons sans défense. Lorsqu’un commandant levait une grande armée, non pas pour abattre son adversaire mais pour se donner du courage, même s’il amenait une armée de tigres et de loups, à la fin, ils n’étaient rien de plus que des moutons prudents.

Pourtant, avant que la bataille chaotique du Verger d’Abricotiers ne puisse atteindre sa conclusion, Chang Geng transmit une autre information.

- Yifu, regardez : les factions des trois grands chefs des bandits divisent la frontière sud en trois. Généralement, ils coexistent paisiblement, chacun maîtrisant correctement les bandits de son territoire, et ils ont tous une quelconque connexion avec l’Armée de la Frontière Sud. Le plus notable d’entre eux est le prêtre taoïste, Jing Xu, dont le territoire est ici, le plus au nord.

- Pourquoi cette personne est-elle spéciale – parce qu’elle est la plus puissante ? demanda Shen Yi. Ou parce qu’elle est la plus proche de Fu Zhicheng ?

- Parce qu’elle fait entrer de l’or violet de contrebande pour Fu Zhicheng, dit doucement Chang Geng.

La paupière de Gu Yun tressauta, et il leva brusquement la tête.

- Comment le savez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu au sud-ouest ?

Quatre ans plus tôt, lorsque le moine Liao Ran l’avait attiré à Jiangnan, Gu Yun avait déjà commencé à nourrir des soupçons. Le Pavillon Linyuan était profondément enraciné dans le monde martial et se tenait à l’écart des affaires politiques – il ne pouvait surveiller toutes les interactions entre les plus hauts fonctionnaires de la cour. Ils avaient probablement découvert la menace du dragon dans la Mer de l’Est en traquant l’or violet du marché noir.

Chang Geng sourit, mais sembla refuser d’en expliquer davantage.

- Les gens du monde martial ont leurs propres moyens. Yifu n’a pas besoin de s’inquiéter…

Gu Yun l’interrompit en levant la main, le visage obscurci.

- Vous savez quel crime représente la contrebande d’or violet selon nos lois. Se faire prendre équivaut à une mort certaine. Toute personne impliquée dans le trafic d’or violet est une canaille. Vous ne connaissez pas le dicton « Un gentleman ne se tient pas sous un mur croulant[2] » ?

Tandis qu’il l’écoutait, Shen Yi regrettait de ne pas pouvoir rougir à la place du Maréchal Gu. Voyez l’air vertueux qu’il se donnait en réprimandant les autres – comme si lui-même n’avait rien avoir avec la contrebande d’or violet !

Chang Geng ne s’offusqua pas et le ne contredit pas. Il se contenta d’observer Gu Yun avec le fantôme d’un sourire, les mots « je sais ce que vous avez fait, mais je ne vous trahirai pas devant une audience » visiblement écrits sur son visage. Gu Yun tressaillit, surpris – il avait instantanément compris la signification de ce regard. Quoi, ce petit bâtard enquête aussi sur moi, maintenant ?

Chang Geng baissa la main de Gu Yun.

- Gu Yun, ne vous énervez pas. Laissez-moi finir.

Lorsque Chang Geng posa sa main d’adulte sur celle de Gu Yun, sa paume était chaude et son geste doux, comme s’il tenait un bébé oiseau. Il la lâcha immédiatement mais, pour une raison inconnue, l’interaction lui parut étrange. Gu Yun se sentit soudain légèrement mal à l’aise. Entre des amis proches ou des frères, les étreintes, les poignées de main, les chahutages – même un baiser ou deux étaient anodins. Les officiers militaires n’avaient que faire de cette étiquette insignifiante, et leurs subalternes encore moins. Mais… ce geste était vraiment trop intime. Les doigts de Gu Yun tressaillirent, et il oublia ce qu’il était sur le point de dire. Chang Geng, visiblement imperturbable, poursuivit :

- Ge Chen vient de m’envoyer un message via l’oiseau de bois. Quelqu’un a réduit le bastion de montagne de Jing Xu en cendres.

- … Ge Cheng ?

- Ah, Ge Pangxiao.

Gu Yun lança un regard à Sun Jiao. Depuis la mort de Kuai Lantu et la capture de Fu Zhicheng, le Ministre Adjoint Sun n’était rien de plus qu’une petite caille pathétique et avait oublié comment faire autre chose que trembler. Gu Yun avait ordonné à quelqu’un de le surveiller.

Au premier coup d’œil, la situation semblait compliquée mais, lorsqu’on y réfléchissait quelques instants, tout s’élucidait. Fu Zhicheng connaissait l’itinéraire de la délégation de Gu Yun ; c’est pourquoi, s’il désirait vraiment se laver de tout soupçon concernant l’affaire de collusion avec les bandits, il était impossible qu’il ait choisi ce moment-là pour prendre des mesures contre Jing Xu. Agir de la sorte reviendrait à avouer qu’il faisait taire les témoins pour couvrir ses traces. Ceci, additionné à la stupide confidence de Sun Jiao concernant le complot qu’il avait fomenté avec Kuai Lantu, rendait la vérité limpide : le Ministère de la Guerre voulait imposer le Décret d’Autorisation de Déplacement coûte que coûte, et Kuai Lantu voulait se débarrasser de Fu Zhicheng. Ainsi, ils avaient joint leurs forces pour exacerber le conflit entre Fu Zhicheng et les bandits et poussé les deux camps à se battre juste sous le nez du Marquis d’Anding. Qu’importe à quel point Gu Yun avait voulu protéger Fu Zhicheng, il ne pouvait pas changer le noir en blanc alors que la vérité était étalée devant lui. Le salopard cruel qui avait mis le feu à la montagne était très probablement Kuai Lantu. Mais il était impossible que Kuai Lantu connaisse la véritable nature de l’arrangement entre Jing Xu et Fu Zhicheng. Autrement, il n’aurait jamais choisi de brûler la montagne. Même si la collusion de Fu Zhicheng avec les bandits avait été dévoilée au grand jour, cela n’aurait probablement pas constitué un crime assez grave pour que le Gouverneur du Sud-ouest et commandant en chef de l’Armée de la Frontière Sud soit condamné à mort. Si Kuai Lantu avait su que Fu Zhicheng se servait de Jing Xu pour se procurer de l’or violet de contrebande, il ne l’aurait pas inconsidérément aidé à en détruire la preuve. La contrebande d’or violet était un acte de trahison, suffisant pour condamner dix Fu Zhicheng à la mort.

- L’or violet du marché noir a trois sources principales, commença Chang Geng. Premièrement, les réserves officielles du gouvernement. Même avec des lois aussi strictes que les nôtres, il y a toujours des rats avares de profits prêts à prendre des risques pour en tirer des bénéfices. Ils volent dans les réserves officielles d’or violet, puis vendent un produit frelaté aux civils. La deuxième, ce sont les « orpailleurs noirs », les chercheurs d’or suicidaires qui voyagent au-delà de nos frontières pour chasser les mines d’or violet et risquent la mort pour son extraction. La troisième provient d’outre-mer. Nous avons enquêté sur la troisième piste car cette fournée d’or violet en particulier est issue des nations étrangères du sud.

Gu Yun se redressa sur son siège.

- Vous en êtes sûr ?

Chang Geng acquiesça silencieusement.

La mine de Shen Yi devint grave, elle aussi. Tout le monde savait que les nations du sud ne produisaient pas d’or violet. L’or violet étranger qui s’écoulait dans les marchés noirs de l’empire du Grand Liang venait directement des Occidentaux, via des routes pré-définies et un réseau pré-défini de trafiquants du marché noir. Les fournisseurs n’auraient pas compliqué les choses en ouvrant une branche collatérale de ces opérations et en faisant passer la contrebande par de nouvelles mains – c’était trop risqué. S’il y avait réellement un intérêt à se servir des nations du sud comme écran tout en manipulant le marché d’or violet du sud-ouest depuis l’étranger, ceux qui tenaient les ficelles n’auraient certainement pas pris un tel risque et ne se seraient pas si bien dissimulés dans le seul but de vendre quelques kilogrammes d’or violet illégal.

- Puisque les nations du sud se trouvent au-delà de nos frontières, notre capacité à intervenir est limitée, dit Chang Geng. Nous avons envoyé des gens au sud pour mener l’enquête à plusieurs reprises, mais ils sont tous rentrés les mains vides. Et ce prêtre taoïste Jing Xu, qui ne s’est pas encore montré, est un autre élément imprévisible. Yifu, je doute qu’un bandit féroce ayant accédé à l’or violet prévoie de couvrir les montagnes de pantins fermiers et de transformer ces étendues sauvages en champs fertiles.

Gu Yun réfléchit un moment, puis se leva et siffla. Un Faucon Noir qui tournoyait dans les airs descendit en silence et se posa devant Gu Yun. Un pli barra le front de Gu Yun, et il donna trois ordres à la suite :

- Prenez cette carte et envoyez deux escadrons d’éclaireurs Faucons Noirs localiser les trois grands chefs des bandits de la frontière sud. On doit d’abord les capturer.

« Arrêtez les gardes de l’Inspecteur Général de Nanzhong et trouvez quel voyou sans foi ni loi a donné à Kuai Lantu la brillante idée de déclencher de tels conflits entre Fu Zhicheng et les bandits.

« Interrogez Fu Zhicheng. Jiping, tu t’en occupes.

Après avoir distribué ses ordres à tout le monde, Gu Yun plissa involontairement les yeux. Avant même que Shen Yi ne puisse remarquer que quelque chose n’allait pas, Chang Geng s’était déjà emparé de son bras.

- Yifu, est-ce… avez-vous apporté vos médicaments ? L’aube ne saurait tarder ; vous devriez peut-être aller vous reposer.

Shen Yi ne réalisa ce qu’il se passait que lorsqu’il entendit les mots « médicaments ». Il pensa qu’il y avait quelque chose d’étrange. C’était comme si les yeux de Chang Geng étaient rivés à Gu Yun, toujours à l’affut du plus infime signe d’inconfort. Par habitude, Gu Yun ouvrit la bouche pour nier, mais Chang Geng le devança :

- Je n’ai toujours pas essayé le kit d’acupuncture que Mademoiselle Chen m’a donné à l’auberge. C’est incident n’est peut-être pas encore terminé. Yifu, vous devriez me laisser vous aider, au cas où d’autres problèmes adviendraient.

Ce n’est qu’à ce moment-là que Gu Yun se souvint que Chang Geng savait déjà ; il était inutile de le lui cacher, désormais. Il marmonna : « Je vais aller m’allonger un moment » et laissa Chang Geng le suivre.

Chang Geng avait un kit d’instruments d’acupuncture, plusieurs ingrédients médicinaux de base, une petite quantité de pièces d’argent et quelques livres dans son sac de voyage. A présent, Gu Yun avait découvert que, bien qu’il ait l’air raffiné en surface, il ne possédait en réalité que quelques tenues et se contentait de les alterner. Gu Yun ne parvenait pas à comprendre cet enfant. Petit, il détestait tellement sortir que Gu Yun avait dû déployer dix-huit techniques d’arts martiaux différentes pour ne serait-ce que le traîner au marché. Pourquoi refusait-il désormais de rester tranquillement dans la capitale et insistait-il pour expérimenter tous les types de souffrance que le vaste monde avait à offrir ? Un mois ou deux pouvaient être excusés par l’attrait de la nouveauté. Mais y avait-il encore une quelconque nouveauté après quatre ans ?

Chang Geng avait pratiqué l’acupuncture sur de nombreuses personnes mais, maintenant qu’il était seul avec Gu Yun, il commença à se sentir nerveux. Même lorsqu’il avait appris l’acupuncture pour la première fois avec Mademoiselle Chen en plaçant les aiguilles sur sa propre peau, il n’avait pas été aussi anxieux. Il se lava les mains à plusieurs reprises, manquant de s’exfolier une couche de peau, jusqu’à ce que Gu Yun ne puisse plus en supporter davantage.

- Après tout ce temps, Mademoiselle Chen ne vous a-t-elle donc appris qu’à vous laver les mains ?

Chang Geng déglutit, la voix légèrement tendue tandis qu’il demandait avec prudence :

- Yifu, cela vous dérangerait-il de vous allonger sur mes genoux ?

Qu’est-ce qui était censé le déranger ? Ce n’était pas comme s’il s’agissait des genoux d’une fille ; quel était le problème si Gu Yun s’y allongeait ? Gu Yun avait très envie de lui demander : Êtes-vous certain d’en être capable ? Il ravala ces mots avant qu’ils n’aient pu quitter sa bouche, craignant de mettre encore plus de pression sur son médecin amateur. Adoptant une attitude insouciante, il songea : Ce n’est rien. Ce n’est pas comme s’il pouvait me poignarder à mort.

Il s’était préparé à souffrir des piqûres, mais Chang Geng s’avéra bien plus compétent qu’il ne l’avait imaginé. Il remarqua à peine les fines aiguilles lorsqu’elles pénétrèrent ses points d’acupuncture. Bientôt, la migraine familière lui assaillit le crâne… mais, peut-être pour une raison plus psychologique que physiologique, il se sentit vraiment mieux avec les aiguilles sur sa peau. Une fois Gu Yun détendu, il ne put résister à l’envie de commencer à déblatérer.

- Vous continuez de suivre le Pavillon Linyuan qu’il vente ou qu’il neige. Que cherchez-vous ?

Si Chang Geng désirait servir sa nation, il devait retourner à la capitale et entrer à la cour en tant que prince de commanderie. Pourquoi un rejeton impérial parcourait-il le monde pour enquêter sur l’or violet avec ces casse-cous martiaux du Pavillon Linyuan ?

Chang Geng fit une pause avant de répondre, bien que ses mains continuent de s’affairer, indéfectibles, derrière Gu Yun. Finalement, il choisit de décliner sa question avec tact et dit :

- Je n’ai jamais demandé comment yifu avait été empoisonné.

Gu Yun se tut. Chang Geng s’esclaffa, songeant qu’il était parvenu à mettre un terme à son interrogatoire. Mais, au bout d’un moment, Gu Yun dit d’un ton neutre :

- Lorsque j’étais jeune, le marquis m’a emmené sur le champ de bataille de la frontière nord. J’ai été éraflé par la flèche empoisonnée d’un barbare.

Chang Geng était abasourdi.

- Voilà votre réponse. Maintenant, à votre tour.

Gu Yun était un acteur accompli – qu’il feigne la sévérité, l’incompétence ou l’ignorance. Il récitait son texte avec un visage impassible, vérités et mensonges s’entremêlant selon son humeur et, lorsqu’il s’agissait de déterminer le vrai du faux, libre à chacun de le deviner. Chang Geng devait compter sur son intuition pour l’avertir que Gu Yun ne disait pas toute la vérité.  

- Je… Je voulais sortir voir le monde de mes propres yeux, commença Chang Geng.

Il hésita, puis continua :

- Un jour, le Grand Maître Liao Ran m’a dit que, si mon cœur était aussi vaste que le monde, les inquiétudes de la taille d’une montagne ne seraient rien de plus qu’une goutte dans l’océan. Si je traverse les montagnes, les rivières et les océans, si je vois l’immense profusion d’êtres vivants et observe régulièrement d’autres gens, je serai capable de baisser les yeux pour me voir, moi. Celui qui n’a jamais traité les mourants de ses propres mains considérera ses égratignures superficielles comme des blessures mortelles ; celui qui n’a jamais avalé une bouchée de sable jaune ne verra que le chatoiement des lances et des chevaux cuirassés lorsqu’il pense à la guerre ; et celui qui n’a jamais rongé des cosses vides parle de maladie imaginaire lorsqu’il aborde la souffrance du peuple.

Gu Yun ouvrit les yeux et les posa sur lui. Tandis que le traitement faisait effet, sa vue recouvrit progressivement sa netteté. Le premier réflexe de Chang Geng fut de l’esquiver. Lorsqu’il parvint à retrouver contenance et croisa le regarde de Gu Yun, il s’avéra malgré tout incapable de le soutenir très longtemps. S’il l’observait trop longuement, un réservoir d’or en surchauffe apparaîtrait dans sa poitrine pour le calciner, envoyant des picotements brûlants le long de sa colonne vertébrale. Il changea ses jambes de position, peinant à rester tranquille.

- Le nom de famille de votre professeur est Zhong – Zhong Chan, n’est-ce pas ? demanda brusquement Gu Yun.

Chang Geng sursauta légèrement.

- Le Général de la Cavalerie Volante, dont les talents d’archer à cheval sont inégalés dans tout le pays. Il y a environ une dizaine d’années, il a été accusé d’avoir défié l’ancien empereur mais, après que les fonctionnaires civils et militaires de la cour ont parlé en sa défense, il a évité le donjon et a simplement été démis de ses fonctions. Il a disparu sans laisser de trace. Lorsque les Régions Occidentales se sont rebellées, l’ancien empereur, paniqué, a essayé de lui faire reprendre son poste. Mais il n’a pas pu le trouver, soupira Gu Yun. A la seconde où cette flèche a quitté la corde de votre arc, j’ai su qu’il vous avait instruit – pas étonnant que vous ayez semé toutes les personnes que j’ai envoyées vous filer. Le vieux général est-il toujours en bonne santé ?

Chang Geng murmura une affirmation. Gu Yun ne dit rien pendant un long moment.

Il n’avait pas dit à Chang Geng que, à l’époque, Zhong Chan avait également été son professeur. Lorsque le Pavillon Linyuan avait présenté Chang Geng au Général Zhong, cela avait-il été une coïncidence, ou intentionnel ? Gu Yun ne put réprimer une bouffée d’appréhension – se pouvait-il que ce petit prince qu’il avait si maladroitement élevé ait pu passer d’un enfant d’à peine plus de dix ans à un pilier de la nation ?

Gu Yun sombra dans le sommeil en plein milieu de ses réflexions oisives. Aux abords brumeux de sa conscience, il lui sembla sentir quelqu’un caresser tendrement son visage.

 

***

 

Lorsqu’il se réveilla, il faisait déjà jour dehors. Il repoussa la couverture légère dont quelqu’un l’avait drapé et demanda à voix basse :

- Que se passe-t-il ?

- Monsieur, répondit le Faucon Noir posté près de la porte, dans la nuit, les trois grands chefs des bandits ont rassemblé leurs forces et formé une armée rebelle à l’embouchure de la Rivière Nandu…

Gu Yun fronça les sourcils.

- Ils possèdent une dizaine d’arcs parhéliques et plusieurs escadrons d’infanterie en armure lourde. Si l’on en croit ce qu’ont vu les yeux de ce subordonné – et je pense pouvoir leur faire confiance – les rebelles possèdent même des faucons.

 

 

[1] Tiré des Analectes de Confucius.

[2] Citation du texte philosophique Mencius (par l’auteur du même nom), signifiant qu’une personne avisée prévoit et tente de minimiser les risques.

 

Chapitre précédent - Chapitre suivant

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.