Chapitre 42 : En route vers le chaos
Les gardes personnels de Kuai Lantu obéirent à l’ordre de s’écarter pour laisser passer l’Armée de la Frontière Sud, mais ils ne rengainèrent pas leurs armes. Ils laissèrent à Fu Zhicheng un passage étroit et hérissé de lames jusqu’au sommet de la montagne. Le bandit Fu abandonna également tout faux-semblant de subtilité. Il emmena plus d’une centaine de ses hommes avec lui, tous armés jusqu’aux dents. Ils avancèrent en deux longues colonnes, dégainant leurs lames pour éloigner les gardes personnels qui les flanquaient. Les deux camps s’affrontèrent durant toute leur grimpée, et Fu Zhicheng serra les dents et se fraya un chemin sous le bruit du métal raclant le métal. Il ne semblait pas venir pour implorer le pardon, mais semblait plutôt avoir l’intention d’être arrêté et interrogé par Gu Yun. Le reste des soldats de l’Armée de la Frontière Sud encercla le Verger d’Abricotiers en un rempart solide, toisant le sommet de la montagne d’un air menaçant. Kuai Lantu contracta la mâchoire. Il ne s’était pas attendu à une telle audace de la part de Fu Zhicheng – cet homme ne s’était même pas encombré des politesses les plus basiques avant de charger tout droit, toutes armes brandies, faisant abstraction de la présence du Marquis de l’Ordre.
Fu Zhicheng gravit la montagne telle une violente tempête et apparut au sommet dans un élan de soif de sang. Agissant comme un chien de garde, Sun Jiao essuya son attaque initiale de plein fouet et, dans sa retraite hâtive, marcha accidentellement sur l’un des bandits ligotés et allongés sur le sol. Le bandit glapit, et la férocité de son cri fit violemment trembler la paire de baguettes qui tenait lieu de jambes au Ministre Adjoint Sun. Fu Zhicheng n’avait pas encore ouvert la bouche, mais le camp opposé comptait déjà une victime.
Chang Geng observa la scène depuis le grenier avec un intérêt manifeste.
- Je me souviens, à présent, dit-il à un Shen Yi stupéfait.
Shen Yi tendit l’oreille.
- La petite sœur du Ministre Adjoint Sun, née de la première femme de son père, est devenue la seconde épouse de l’Oncle Impérial Wang après qu’il soit devenu veuf… tss, à quoi pensait l’empereur, en laissant le beau-frère de son oncle travailler au Ministère de la Guerre ? Le fait d’obliger cet homme à s’occuper d’une bande de généraux mécontents à longueur de journée n’est-il pas plus un châtiment qu’une récompense ?
- Votre Altesse, demanda prudemment Shen Yi, vous venez de dire que le maréchal n’était peut-être pas déterminé à sauver Fu Zhicheng. Pourriez-vous m’éclairer, je vous prie ?
Chang Geng lui lança un regard oblique.
- Autrement, pourquoi serait-il resté dans la place forte des bandits ? S’il voulait absolument protéger Fu Zhicheng, il se serait déjà hâté de rejoindre le Campement de la Frontière Sud pour l’interroger.
Shen Yi était silencieux. En toute honnêteté, il s’était également posé des questions concernant la décision de Gu Yun – mais il avait l’habitude de vouer une confiance aveugle à Gu Yun depuis de nombreuses années. Il avait pensé que Gu Yun avait encore un tour dans son sac.
- J’ai deviné que, quand yifu a vu ces bandits sans foi ni loi nous barrer la route, il était déjà en train de commencer à peser les pours et les contres. Si Fu Zhicheng s’était présenté en personne pour avouer ses crimes, yifu aurait pu considérer de laisser couler par respect pour ses années de labeur et de service, mais maintenant…, gloussa Chang Geng. Être cupide, fourbe, voire même stupide n’est pas un crime. Mais Fu Zhicheng n’aurait jamais dû défier ouvertement le Bataillon de Fer Noir.
Le Bataillon de Fer Noir était le produit de trois générations d’efforts fastidieux. Qu’importe que le véritable pouvoir militaire de la nation repose entre les mains de l’empereur ou de Gu Yun, chaque jour où la gloire du Bataillon de Fer Noir perdurait était un jour de plus durant lequel l’empire du Grand Liang parvenait à maintenir un certain degré de sécurité, ne serait-ce qu’en surface. Un défi public contre le Bataillon de Fer Noir était une tentative d’ébranler les fondations de la nation. Cette simple action était intolérable, pour Gu Yun.
A l’étage inférieur, Fu Zhicheng toisait Gu Yun en silence. Il semblait lui rester une petite once de raison, suffisamment pour qu’il range son épée dans son fourreau et s’incline devant lui.
- De nombreuses années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre. Je suis heureux de voir le Maréchal Gu sain et sauf, après tout ce temps.
En voyant Fu Zhicheng incliner la tête, ses gardes rengainèrent leurs propres armes et s’organisèrent autour de lui en un rempart de chair loyal. La tension s’apaisa instantanément dans la pièce. Kuai Lantu et Sun Jiao se réjouirent intérieurement – amener Gu Yun ici avait été la bonne décision, finalement. Pourtant, après avoir regardé Gu Yun dévisager Fu Zhicheng pendant un moment, ses paroles les prirent au dépourvu.
- Je n’ai pas été totalement sain et sauf. Général Fu, l’Inspecteur Général Kuai vient de m’informer que, en tant que Gouverneur du Sud-ouest, vous aviez pactisé avec les bandits locaux et conspiré avec les nations étrangères du sud, avec l’intention manifeste de commettre une trahison. Qu’en pensez-vous ?
Personne ne s’était attendu à ce que Gu Yun se montre encore plus direct que Fu Zhicheng. L’Armée de la Frontière Sud ayant toqué à sa porte, il ne mâchait pas ses mots et, à la place, interrogeait ouvertement le général. L’atmosphère s’alourdit à nouveau.
Dans le grenier, cependant, Chang Geng était détendu. Il semblait adorer l’arc que Gu Yun lui avait donné. Il pesait plusieurs dizaines de kilos et, pourtant, il ne l’avait pas reposé une seule seconde. Il l’avait attaché dans son dos plus tôt et, à présent, l’avait détaché et le tenait dans ses mains, l’essuyant soigneusement avec un mouchoir qu’il avait sorti de dieu sait où. Shen Yi réfléchit un instant.
- Mais s’il a l’intention d’abandonner Fu Zhicheng, n’aura-t-il pas d’autre choix que de regarder Sa Majesté mettre en œuvre le Décret d’Autorisation de Déplacement ?
- Général Shen, dit Chang Geng d’un ton placide, n’y avez-vous jamais réfléchi ? Même les paysans savent que, une fois le Décret d’Autorisation de Déplacement en place, cela divisera le pouvoir militaire détenu par l’Amulette du Tigre de Fer Noir de yifu. Tous les commandants régionaux s’y opposent. Alors pourquoi est-ce qu’il ne dit rien ?
- Pourquoi ? se surprit à demander Shen Yi.
- Parce qu’il a grandi avec Sa Majesté, et qu’il comprend la nature obstinée de Sa Majesté mieux que personne. Chaque jour où le Décret d’Autorisation de Déplacement est retardé est un jour durant lequel Sa Majesté est incapable de contrôler personnellement le pouvoir militaire de la nation, un jour durant lequel il ne parvient ni à manger, ni à dormir. S’y opposer ne ferait qu’intensifier le conflit à la cour, et tout ce que yifu parviendrait à faire serait de retourner les sujets contre leur seigneur, laissant une ouverture pour que de viles personnages s’emparent de sa position convoitée. Il est obligé de faire ce compromis ; la seule question, c’est de savoir comment…
Les derniers mots de Chang Geng furent noyés par un cri furieux en contrebas. Kuai Lantu était passé à l’action juste sous les yeux de Gu Yun !
Kuai Lantu n’était pas aussi timide que Sun Jiao. A la seconde où Gu Yun avait parlé, il avait su que les choses n’allaient pas bien se terminer. Fu Zhicheng ou lui – l’un d’eux mourrait au Verger d’Abricotiers aujourd’hui. L’Armée de la Frontière Sud se tenait prête au pied de la montagne et, plus il perdait de temps à bavarder ici, plus sa défaite serait rapide. Il avait tout à gagner à capturer de bâtard de Fu tant qu’il en avait encore la chance. Qu’importe combien de soldats de l’Armée de la Frontière Sud patientaient au pied de la montagne, sans leur chef, ne seraient-ils pas que des agneaux emmenés à l’abattoir ? Kuai Lantu avait pris la décision de passer outre Gu Yun. Il tendit un doigt en direction de Fu Zhicheng et hurla :
- Arrêtez ce traître !
Les gardes personnels de l’inspecteur général, qui étaient à fleur de peau depuis qu’ils étaient entrés dans le repaire des bandits, bondirent sous son commandement.
Chang Geng ricana. Il préleva une lourde flèche de fer dans son carquois et brandit lentement son arc depuis sa position dans le grenier. Une fine bouffée de vapeur blanche jaillit de la pointe de son arc et lui souffla au visage. Alors que la condensation perlait sur sa peau de jade, il semblait encore plus doux et beau. Shen Yi était silencieusement abasourdi. Cet arc avait été fabriqué sur mesure pour Gu Yun et, bien qu’il soit équipé d’un réservoir d’or qui lui permettait d’avoir l’effet d’un arc parhélique, il demeurait bien trop lourd pour qu’une personne ordinaire puisse le manier. Chang Geng n’avait pas plus de vingt ans et, pourtant, lorsqu’il brandit l’arc et visa, ses bras étaient aussi immobiles que la pierre, sans le moindre tremblement. Cette jeune altesse avait fait bien plus qu’ « entretenir » son entraînement martial.
- Même si le maréchal avait l’intention de faire un compromis, tenta Shen Yi, qui resterait-il pour faire le ménage à la frontière sud à la place du Général Fu ?
- Que voulez-vous dire ?
Shen Yi parcourut la liste de tous les généraux militaires majeurs et mineurs en service.
- Le Commandant Zhao Youfang récemment nommé à la tête de l’Armée et de la Marine de Jiangnan est relativement compétent mais, à part lui, les autres ne sont pas à la hauteur de cette tâche. Nous avons beau ne pas manquer de généraux féroces, le poste de commandant en chef d’une région entière requière plus que des aptitudes au combat. De l’expérience et des états de service sont indispensables, et ils doivent tenir bon face aux puissances locales et ces idiots inutiles du Ministère de la Guerre. Sa Majesté ne peut pas vraiment larguer un commandant naval dans les montagnes de la frontière sud, n’est-ce pas ?
Chang Geng s’esclaffa, mais son regard demeurait rivé sur la scène en contrebas. Fu Zhicheng n’allait pas se laisser arrêter sans se battre, et le général expérimenté de la frontière sud faisait effectivement honneur à sa vaillante réputation. D’un geste de l’épée, il décapita un homme, puis se retourna pour faire face à la charge d’un garde en armure lourde. Il ne fit pas mine d’esquiver, brandissant son épée pour parer l’attaque, puis bondit, posa un pied sur l’épaule de l’armure lourde, et culbuta dans les airs. Trois de ses soldats de l’Armée de la Frontière Sud chargèrent dans son sillage, les lassos qu’ils portaient sur eux virevoltant tels des fouets pour entraver l’armure lourde. Fu Zhicheng et la machine d’acier laissèrent échapper un rugissement simultané. Le général agrippa son épée de fer des deux mains et l’abattit, la lame trouvant avec une précision fatale l’interstice dans la nuque de l’armure lourde et tranchant le cou du soldat qui se trouvait à l’intérieur. L’armure lourde avança d’un dernier pas raide et s’immobilisa. Ce n’est qu’à ce moment-là que le sang commença à s’écouler par flots de l’armure. Fu Zhicheng s’assit sur les épaules de l’armure lourde et essuya la sang sur son visage, puis se tourna en direction de Kuai Lantu, le regard perçant. Kuai Lantu recula involontairement d’un pas.
A cet instant, une flèche jaillit de l’étage supérieur avec une force suffisante pour transpercer le soleil, tranchant l’air avec un sifflement aigu qui résonna dans le repaire des bandits. Les pupilles de Fu Zhicheng se contractèrent, mais il était trop tard. La flèche effleura le sommet du chapeau noir de Kuai Lantu, le scindant en deux sous la force de son passage. Ebranlés par sa brûlure, ses cheveux s’en déversèrent, lui donnant l’air d’un fantôme hirsute. La flèche n’avait pas encore atteint son but – elle transperça la poitrine de l’armure lourde, pulvérisant le plastron de fer de par et d’autre, avant de se ficher dans le sol sans avoir perdu une once d’élan. Secoué par la violence de l’impact, Fu Zhicheng tomba de son perchoir. Le sol explosa autour du point d’impact de la flèche, ne laissant qu’un cratère. Les trois soldats de l’Armée de la Frontière Sud bondirent simultanément en arrière. La flèche s’était encastrée au point d’intersection exact de leurs lassos. L’encoche de la flèche tremblait encore sous la force de l’impact, vibrant tel un nid de frelons.
- Quelle impertinence, marmonna Chang Geng dans un souffle.
Sous le regard stupéfait de toutes les personnes présentes dans la pièce, il sortit une seconde flèche de fer et l’encocha. Pendant ce temps, il poursuivit silencieusement sa conversation avec Shen Yi.
- Général Shen, n’oubliez pas qu’il reste encore une personne.
Shen Yi était encore profondément choqué par son incroyable tir. Il mit plusieurs secondes à retrouver sa voix.
- … Pardonnez-moi, je suis incapable de me souvenir de quelqu’un d’autre.
- Si proche et pourtant, si loin.
- Quoi ? laissa échapper Shen Yi, sidéré.
Le coin des yeux de Chang Geng se recourba avec un sourire.
- Oui, je veux parler de vous.
A l’étage inférieur, le visage de Gu Yun était dénué de son assurance habituelle. Ses traits crispés lui conféraient un air particulièrement glacial.
- Kuai Lantu, je voulais vous poser une question. Où avez-vous trouvé le cran de rallier autant de soldats privés ?
Le visage de Kuai Lantu était blafard tandis que le bourdonnement de la flèche de fer résonnait dans ses oreilles. Ne sachant dans quel camp se trouvait Gu Yun, il commença à paniquer.
- M… Maréchal, il y a certaines choses que vous ne savez pas. Comme l’Inspecteur Général de Nanzhong travaille à la frontière, la cour m’a octroyé une permission spéciale afin d’avoir une garde qui me protège contre les révoltes populaires…
Gu Yun ne se laissa pas décourager.
- A l’exception de la Garde Impériale de Sa Majesté, aucun détachement de garde n’est autorisé à receler des armures alimentées par la vapeur ayant une force de frappe plus puissante qu’une cavalerie dotée d’armures légères. Même l’armure lourde employée par la Garde Impériale n’a pas le droit de contenir des réservoirs d’or supérieurs à soixante centimètres de côté. Kuai Lantu, à qui la mémoire fait-elle défaut – vous, ou moi ?
Kuai Lantu prit une profonde inspiration. Bien entendu, il savait qu’il enfreignait les règles mais, bien que cette infraction ne soit pas mineure, elle n’était pas non plus majeure. Quelqu’un pourrait en faire toute une histoire et rédiger une méchante accusation à son encontre mais, s’il parvenait à éliminer Fu Zhicheng et permettre au Décret d’Autorisation de Déplacement d’être mis en place, cela ne constituerait qu’une malheureuse note de bas de page au pied d’un grand exploit, aisément oubliée. Kuai Lantu serra le poing et répliqua avec ses propres insinuations :
- Monseigneur, avec un traître de la nation devant nous – est-ce vraiment le moment de chipoter sur les caractéristiques de mon détachement de garde ?
Une légère grimace plissa le front de Gu Yun, comme s’il n’avait pas l’habitude des querelles en face-à-face. Kuai Lantu ne manqua pas ce bref changement dans son expression. Maintenant qu’il avait abandonné toute prudence, l’Inspecteur Général Kuai trouvait que le légendaire Marquis d’Anding n’était pas si effrayant que ça, finalement – ce n’était qu’un jeune homme de haut statut. Qu’était Gu Yun, sans les partisans de l’ancien marquis à sa botte ?
De l’autre côté de la pièce, Fu Zhicheng rugit avec fureur :
- Sale bâtard – qui traitez-vous de traître de la nation ?!
Kuai Lantu haussa le ton :
- Messieurs, nous avons été encerclés par l’armée rebelle. A présent, notre seule option est de capturer son chef avant qu’elle n’ait le temps de réagir ! Mes seigneurs, j’espère que vous contrôlerez vos subordonnés et montrerez que vous ne sauriez tolérer la trahison !
Fu Zhicheng était tellement en colère qu’il n’eut d’autre choix que de s’esclaffer. Il avait un visage hideux, et son rire ne faisait que lui conférer un air encore plus diabolique.
- Me capturer ? J’aimerais vous voir essayer !
Les gardes personnels de Fu Zhicheng réagirent en premier – ils bondirent en avant et chargèrent dans le hall principal pour affronter la garde de l’Inspecteur Général au corps-à-corps. Le minuscule nid des bandits du Verger d’Abricotiers fut bientôt rempli à ras-bord d’armes et d’armures.
Pourquoi Gu Yun feignait-il encore la lâcheté, accordant à peine un coup d’œil au remue-ménage ? Shen Yi ne comprenait pas. Le vacarme tonitruant des cris de guerre le fit passer à l’action, et il fit mine de sauter du grenier. Mais, à la seconde où il se retourna, il vit la mine impassible du jeune prince. La cible de sa flèche ne s’écartait jamais de Gu Yun. Si quelqu’un l’approchait de trop près, il l’embrocherait sur le champ.
- Général Shen, n’ayez crainte. Je garde un œil sur la situation.
La voix de Chang Geng contenait une conviction subtile mais indubitable. Une pensée terrible traversa l’esprit de Shen Yi : Gu Yun attisait-il délibérément la rancœur entre Fu Zhicheng et Kuai Lantu pour tuer l’un de la main de l’autre ? Et, avant que Shen Yi ne l’ait compris lui-même, le quatrième prince avait-il déjà vu clair dans son jeu ?
- Si Fu Zhicheng est capturé aujourd’hui, la position de commandant en chef de la frontière sud sera vacante, dit calmement Chang Geng. Sa Majesté a beau être borné, il comprend où sont ses priorités. Une région aussi importante que la frontière a besoin d’un officier aguerri pour la protéger et, parmi toute la cour, personne n’est plus qualifié que vous, Général Shen. Sa Majesté ne compromet le pouvoir militaire de mon yifu qu’à cause de sa profonde paranoïa. Après avoir grandi ensemble, ils éprouvent encore de l’affection l’un pour l’autre, et la sécurité de l’empire du Grand Liang repose toujours sur les épaules de mon yifu. Une fois que le Décret d’Autorisation de Déplacement sera promulgué, l’Amulette du Tigre de Fer Noir deviendra un symbole vide de sens. Qu’importe qui devient commandant en chef de la frontière sud, cette personne n’aura qu’un pouvoir administratif sans véritable pouvoir militaire. Yifu a déjà pris position – il n’est que justice que Sa Majesté offre un bonbon à son maréchal pour apaiser la douleur de cette gifle, n’est-ce pas ?
Chang Geng s’interrompit, puis sourit.
- Général Shen, pensez-y : bien que Sa Majesté n’éprouve que peu d’affection pour moi, son petit frère de bas étage, il ne réduira pas la rémunération annuelle qu’il m’accorde d’un seul centime. Mise bout à bout, elle représente encore plus que le salaire annuel de yifu.
Shen Yi mit de côté la question de savoir qui était le véritable gagne-pain de la Résidence du Marquis un instant, et regarda Chang Geng avec stupéfaction. Plusieurs expressions passèrent sur son visage. Finalement, il soupira.
- Votre Altesse, vous avez vraiment changé.
L’adolescent qu’ils avaient ramené de la petit ville de Yanhui était pur et obstiné, chacune de ses émotions se lisant aisément sur son visage. Shen Yi avait silencieusement applaudi sa ténacité d’esprit à de nombreuses reprises. Tout enfant ordinaire qui serait passé d’un bouseux de campagne à un prince en une nuit aurait été ensorcelé par la splendeur de la capitale. Mais, à présent, ce jeune homme – qui lui parlait avec passion de l’avenir de la nation en plein milieu d’une violente bataille – avait perdu toute la tendresse de la jeunesse. L’étendue de sa transformation était terrifiante.
Chang Geng ne répondit pas. Durant ces quatre dernières années, il n’avait pas osé relâcher l’entraînement de son corps et de son esprit ne serait-ce qu’un seul jour. Ce n’était pas parce qu’il voulait accomplir de grandes choses. C’était parce qu’il voulait devenir fort le plus vite possible ; assez fort pour, un jour, répliquer avec esprit contre le Wu’ergu… Assez fort pour protéger une certaine personne.
- Aujourd’hui, la plus grande difficulté de notre nation est le manque d’argent, dit Chang Geng. Bien que nos ports soient ouverts, le peuple des Plaines Centrales voyage rarement par la mer, et notre défense côtière est insuffisante. Nous dépendons des Occidentaux pour la traverser et commercer. Les marchands occidentaux qui font le trajet récoltent les plus gros bénéfices, et l’argent qui tombe au goutte-à-goutte dans nos coffres n’est même pas suffisant pour permettre à Sa Majesté d’acheter l’or violet des Occidentaux en secret.
- C’est vrai, confirma Shen Yi. Mais ce n’est qu’une situation temporaire. Il y a de nombreux moyens d’y remédier.
Chang Geng s’esclaffa.
- En effet. Au printemps, j’ai visité la Route de la Soie. L’entrée de la Route de la Soie à Loulan est si prospère qu’il y a de quoi s’en émerveiller. Et, quand j’ai pensé que mon yifu avait à lui seul encouragé cette croissance, j’ai moi aussi été empli de fierté. Dans trois ans, tout au plus, la Route de la Soie sera entièrement raccordée et traversera l’intégralité de l’empire du Grand Liang. Une fois que le peuple profitera du commerce qu’elle apporte, l’or et l’argent couleront à flot dans la trésorerie nationale. L’Institut Lingshu n’aura plus à s’inquiéter de ses financements, il y aura plein d’argent pour verser les salaires militaires et, avec une armée puissante, qui osera nous envahir ? D’ici là, il importera peu à mon yifu de savoir qui est aux commandes – lui, ou le Ministère de la Guerre.
Shen Yi resta silencieux. Il ne comprenait pas comment, après quatre années de séparation, Chang Geng pouvait comprendre Gu Yun mieux qu’avant. Tout ce qu’il disait était vrai.
Quelques années plus tôt, Gu Yun avait une soif de sang dévorante, toujours en train de marmonner silencieusement qu’il tabasserait telle personne comme ci ou telle personne comme ça. Pourtant, depuis qu’il s’occupait de la Route de la Soie, il disait ces choses moins souvent. C’était en partie dû au fait que, en vieillissant, il avait commencé à plus réfléchir et moins perdre son sang-froid… mais c’était également dû au fait que Gu Yun n’avait jamais voulu se raccrocher au pouvoir militaire – quel était alors l’intérêt de prendre des airs fanfarons ? La seule chose qu’il désirait était la paix de sa nation. Si cela pouvait être obtenu par une bataille, il enfilait son armure. Mais si la défense était amplement suffisante, il était également prêt à n’être qu’un pauvre et humble garde le long des routes commerciales.
En voyant Shen Yi perdu dans ses pensées, Chang Geng se souvint avoir entendu quelqu’un dire que personne ne pouvait se placer entre un général et son mécanicien – telle était la confiance et la compréhension qu’ils partageaient. Une ébauche de jalousie amère enfla dans son cœur. Mais, avant qu’il ne puisse terminer de brasser ce vinaigre[1], un battement d’ailes retentit, et un oiseau se posa sur le rebord de la fenêtre. Chang Geng sursauta, puis reposa son arc et sa flèche. L’oiseau s’envola docilement pour se percher sur sa paume. En l’inspectant de plus près, on pouvait voir qu’il était fait de bois, bien que de manière exceptionnellement réaliste. Les mouvements de son cou étaient malins et adorables, très similaires à ceux d’une créature vivante.
Shen Yi était un ancien membre de l’Institut Lingshu, et la manière dont ses mains le démangeaient à la vue d’une machine était une maladie chronique. En voyant l’oiseau, ses yeux manquèrent de s’exorbiter. Il frétillait avec convoitise, mais n’avait aucune bonne raison de demander à Chang Geng de lui donner le petit appareil. Chang Geng tapota légèrement un rythme particulier sur le ventre de l’oiseau, et le panneau s’ouvrit pour dévoiler un rouleau de papier à l’intérieur. Lorsque Chang Geng lut sont contenu, quelque chose vint briser le calme inébranlable de son expression.
- Qu’est-ce que c’est ?
A l’étage inférieur, Gu Yun aperçut un éclat de lumière du coin de l’œil. Il leva le bras et posa sa main, aussi fine et jolie qu’un noble garçon, sur l’épée qui pendait à sa taille. Un petit soldat de la frontière sud avait bondi et chargé sur Kuai Lantu. Le garde de Fer Noir de Gu Yun se précipita à son secours mais, avant que Kuai Lantu ne puisse réagir, le soldat ouvrit la bouche et cracha quelque chose. L’Inspecteur Général se tourna pour l’esquiver, ses instincts sonnant l’alarme – mais c’était trop tard. Une fléchette de la taille d’un doigt s’était enfoncée dans son cou. Au même moment, l’épée du garde de Fer Noir s’abattit sur la tête du soldat de la frontière sud, comme s’il n’avait pas du tout vu la fléchette tirée sur l’Inspecteur Général Kuai. La gorge de Kuai Lantu fut parcourue d’un spasme, et il leva les mains, comme pour agripper quelque chose – mais, en l’espace d’une demi-seconde, l’assassin comme sa cible perdirent la vie.
Sun Jiao ne s’était pas attendu à ce retournement de situation. Il recula d’un pas et s’écrasa contre le mur qui se trouvait derrière lui avec un cliquètement, pétrifié. Ensuite, avec un bruit qui transperça le ciel, la moitié du plafond du nid de bandits explosa. D’innombrables Faucons Noirs firent leur entrée.
Kuai Lantu et Sun Jiao avaient prévu de se servir de Gu Yun pour forcer Fu Zhicheng à se rebeller, mais Gu Yun avait refusé de suivre leur plan. Il avait exacerbé le conflit avant qu’ils ne puissent passer à l’action, poussé Fu Zhicheng à tuer Kuai Lantu, et fait apparaître le Bataillon de Fer Noir – qui avait dieu sait comment infiltré la frontière sud – pour maîtriser Fu Zhicheng. Il avait déployé ses troupes avec astuce et fait d’une pierre deux coups…
Mais quelque chose clochait !
Chang Geng se rua hors du grenier. Ce n’était pas encore terminé !
Maintenant qu’il y pensait – celui qui avait déclenché tout ça n’était ni Kuai Lantu, ni le Ministère de la Guerre, ni Sun Jiao, ni même Gu Yun…
[1] En Chine, « boire du vinaigre » est une expression signifiant « éprouver de la jalousie », notamment dans le contexte d’une relation romantique.
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