Chapitre 41 : Ouverture des hostilités
En plus de ses deux cents gardes personnels, l’Inspecteur Général Kuai de Nanzhong avait à sa disposition dix ensembles d’armure lourde et quinze armures légères. Si on y ajoutait un cerf-volant géant, en terme d’armures et de machines, ses forces auraient été équivalentes à la garde de Yanhui, à la frontière nord. Lorsqu’il avait reçu la lettre de Sun Jiao, Kuai Lantu avait su que le jour qu’il attendait était enfin arrivé. Fu Zhicheng était une personne brusque et arrogante qui s’était habituée à la vie de tyran local. Il avait refusé de faire preuve de respect envers Kuai Lantu en public à de nombreuses reprises, et la rancœur fermentait entre eux depuis longtemps.
A présent, l’empereur avait à cœur de centraliser le pouvoir militaire de la nation et de faire appliquer le Décret d’Autorisation de Déplacement, et Sa Majesté aurait certainement besoin d’un sacrifice à sa cause. Le nord-ouest était le domaine de Gu Yun, aussi ne pouvait-il y toucher, du moins pour le moment. La force militaire principale de Jiangnan était sa marine, qui avait entrepris l’importante mission de superviser les navires marchands en provenance et en partance pour l’Occident. En outre, des pirates wako[1] continuaient de semer la pagaille dans la Mer de l’Est, aussi cet endroit était-il également inapproprié pour effectuer des changements radicaux. L’Armée des Plaines Centrales stabilisait la nation depuis son noyau, aussi serait-elle le dernier pion à renverser le cas échéant. L’arrière-pays reculé de la frontière sud était la seule option restante pour tenter une ouverture. Si Fu Zhicheng avait été intelligent, il se serait retranché à la frontière sud et aurait fait oublier son existence – mais, à la place, il s’était empressé de faire pression sur la cour sous le prétexte du deuil.
L’un des gardes personnels de Kuai Lantu s’approcha et rapporta à voix basse :
- Monsieur, le kérosène a été préparé.
Kuai Lantu prit la longue-vue que lui tendait le garde et observa le charmant paysage des montagnes verdoyantes étendu devant lui. Le maître de la montagne la plus lointaine était un prêtre taoïste qui se faisait appeler Jing Xu. La majeure partie du peuple suivait l’exemple de l’empereur dans sa foi bouddhiste, c’est pourquoi non seulement ce temple taoïste peinait à rester ouvert, mais les voyous du coin le considéraient également comme une cible facile et venaient régulièrement le piller. Dans un éclat de rage, Jing Xu avait battu l’un de ces voleurs à mort et, n’ayant nul autre endroit où aller, sa seule option avait été de se tourner vers le banditisme. En tant que personne à la fois érudite et cruelle, il avait fait un certain nombre de vagues, et était plus tard devenu le chef de tous les bandits à quelques centaines de kilomètres à la ronde dans les montagnes de la frontière sud.
Kuai Lantu savait que Jing Xu et Fu Zhicheng étaient de la même trempe. S’il voulait tuer Fu Zhicheng, il devrait commencer par ce prêtre taoïste. Kuai Lantu et Sun Jiao avaient mis au point leur plan il y a bien longtemps, lorsque l’empereur s’était servi de l’insigne de la flèche d’or pour ordonner à Gu Yun de se rendre au sud. Ils avaient commencé par répandre la rumeur selon laquelle la cour avait envoyé une délégation impériale pour enquêter sur la collusion de Fu Zhicheng avec les bandits de montagne à la frontière sud. Pour sa part, afin de s’assurer que personne n’attaque les émissaires impériaux, Fu Zhicheng s’était assuré d’alerter tous les grands chefs bandits à propos de la délégation consolatoire en approche, et leur avait ordonné de surveiller attentivement leurs subordonnés – Kuai Lantu et Sun Jiao avaient compté là-dessus. A présent, ces bandits devaient-ils croire le Général Fu à propos de la nature de cette délégation ? Ou devaient-ils croire les rumeurs ? Si ces chefs bandits avaient le moindre minuscule doute, que penseraient-ils du fait que Fu Zhicheng essaye de faire passer ces enquêteurs envoyés par la cour impériale pour les émissaires d’une « délégation consolatoire » ?
Juste au moment où la délégation impériale était sur le point de traverser la région de la frontière sud, Kuai Lantu avait reçu la lettre de Sun Jiao l’avertissant de leur approche. Il avait envoyé un groupe de ses hommes déguisés en soldats de l’Armée de la Frontière Sud à Jing Xu pour lui dire que le cortège du Marquis d’Anding et l’émissaire impérial avaient été pris en embuscade. Les instructions de Kuai Lantu étaient claires : ils devaient dire au chef des bandits que, au risque que des yeux indiscrets n’y voient un lien entre le Général Fu et les bandits, le général ne pouvait intervenir personnellement et, ainsi, demandait l’aide du prêtre taoïste. Jing Xu et Fu Zhicheng étaient amis de longue date – qu’il ait des soupçons ou non, il allait sans dire qu’il couvrirait Fu Zhicheng dans un moment aussi critique. Priorisant sa loyauté fraternelle, Jing Xu s’était précipité avec ses hommes à la seconde où il avait entendu la nouvelle. Immédiatement après son départ, Kuai Lantu et ses laquais avaient émergé du flanc de la montagne où ils se cachaient et avaient bloqué chaque issue avec une infanterie en armure lourde. Des milliers de flèches trempées dans le kérosène avaient été encochées sur les cordes de leurs arcs, et le repaire de Jing Xu avait entièrement brûlé en un grand brasier. Au même moment, Kuai Lantu avait envoyé des unités en armure lourde et légère patrouiller dans les montagnes et envoyer tout rescapé rejoindre ses compatriotes dans l’au-delà d’un coup de canon miniature. Les bandits qui étaient allés protéger la montagne et les personnes âgées, femmes et enfants sans défense qui y étaient restés avaient tous reçu le même traitement. Personne n’avait été épargné, à l’exception de quelques survivants laissés en vie intentionnellement afin de pouvoir porter la nouvelle à Jing Xu.
Observant le pic montagneux lointain, désormais réduit à un tas de gravats, Kuai Lantu caressa sa moustache et sourit avec satisfaction.
- Ça suffit. Allons-y ; il est temps d’aller voir le Maréchal Gu.
Avec un geste de sa main, les hommes d’infanterie en armure lourde, les cavaliers en armure légère et deux cents soldats d’élite se mirent en formation avec l’aisance de l’habitude et se préparèrent à partir. Kuai Lantu monta sur son cheval et jeta un coup d’œil au pic rongé par les flammes.
- Fu Zhicheng a toujours dit que les bandits de montagne étaient rusés ; « résistants au feu et repoussant après chaque brise printanière », observa-t-il d’un air absent. Eh bien, cet humble fonctionnaire a allumé l’incendie, on verra bien s’ils repoussent.
Sur ce, il éperonna son cheval.
A présent, chaque bandit de la région verrait que, pour se protéger de l’enquête de la délégation impériale, Fu Zhicheng avait lancé une attaque sur ses anciens frères afin de gagner du temps. Kuai Lantu était déterminé à tourner Fu Zhicheng et les bandits de montagne les uns contre les autres – Fu Zhicheng n’était-il pas celui qui tenait sa propre ruse en si haute estime, et était si certain qu’on ne pourrait jamais rien trouver contre lui ?
Sun Jiao et Kuai Lantu avaient soigneusement comploté chaque détail de leur plan. Pour empêcher que Fu Zhicheng fasse quelque chose d’aussi désespéré que lever une rébellion armée lorsqu’il serait acculé dans un coin, Sun Jiao avait invité le Marquis d’Anding afin qu’il supervise personnellement la mission consolatoire. Gu Yun n’avait pas encore trente ans, et ses compétences ne seraient peut-être pas suffisantes pour contrer Fu Zhicheng, un commandant régional qui avait réussi en laissant derrière lui des montagnes de cadavre. Mais qu’elles le soient ou non n’avait que peu d’importance – il s’avère que Fu Zhicheng avait une dette envers l’ancien Marquis d’Anding, qui avait reconnu son talent et soutenu sa carrière militaire. Kuai Lantu était certain que Fu Zhicheng n’oserait pas toucher à un seul cheveu de Gu Yun. Bien que la majeure partie des hommes de l’ancien Marquis d’Anding soient à la retraite en raison de leur grand âge, l’influence de ce réseau complexe de relations avait perduré. Si Fu Zhicheng était assez ingrat pour attaquer le fils de l’ancien marquis, les répercussions sur l’Armée de la Frontière Sud suffiraient amplement à lui apprendre la leçon. De plus, qu’importe l’insouciance de cet homme, même lui ne pouvait penser que son Armée de la Frontière Sud insignifiante avait la capacité de fomenter une rébellion et d’ébranler les fondations de l’empire du Grand Liang – n’est-ce pas ?
Quelques instants après que Kuai Lantu ait quitté le flanc de la montagne, un oiseau en bois de la taille d’une paume arriva. Il fit pivoter ses yeux et battre ses ailes, puis s’en fût à nouveau dans l’épaisse fumée et les taches de sang pourpres, rétrécissant en un petit point noir avant de disparaître entièrement.
***
Au même moment, dans la Garnison de la Frontière Sud, Fu Zhicheng venait d’apprendre que le cortège du Marquis d’Anding avait été pris en embuscade. Sidéré, il bondit sur ses pieds et attrapa l’éclaireur par le col.
- Où est le Marquis d’Anding, à présent ?
- Le Marquis d’Anding a massacré tout le monde jusqu’à atteindre le Verger d’Abricotiers, s’empressa de répondre l’éclaireur, mais, pour une raison inconnue, il reste dans leur repaire et refuse de partir. Il a même remplacé leur drapeau par la bannière du commandant du Bataillon de Fer Noir.
Lorsque Fu Zhicheng entendit cela, son visage tressauta, et il renversa sur le sol tous les verres de vin et les tasses de thé posés sur la table. Il cracha avec fureur :
- Ces fils de pute n’ont jamais fait une seule chose utile de leur vie ; tout ce qu’ils s’avent faire, c’est causer des ennuis !
L’éclaireur craignait de ne serait-ce que respirer trop fort. Il fit un pas sur le côté, posa un genou à terre et regarda le commandant en chef de l’Armée de la Frontière Sud faire les cent pas dans la pièce telle une bête en cage. Fu Zhicheng n’était pas surpris que Gu Yun ait tué les bandits du Verger d’Abricotiers. Il aurait été bien plus étrange qu’il se fasse prendre en embuscade avec succès. Mais cela soulevait tout de même la question… à quoi pensait donc le Marquis d’Anding ? Pourquoi était-il resté au Verger d’Abricotiers plutôt que de poursuivre son voyage ? S’il restait dans le seul but d’interroger les bandits, pourquoi remplacer le drapeau ? Attendait-il quelqu’un ? Attendait-il pour faire quelque chose ? Sans parler du fait que… la raison officielle de la venue de Gu Yun était de présenter ses condoléances au général endeuillé – alors pourquoi avait-il emmené la bannière du commandant du Bataillon de Fer Noir ? Si la bannière du commandant était ici, l’Amulette du Tigre de Fer Noir l’était-elle aussi ? N’avait-il vraiment amené qu’une poignée de gardes et un ministre adjoint inutile ? A une centaine de kilomètres de là, cet Inspecteur Général de Nanzhong avait sans aucun doute préparé une mare de boue pour le traîner dedans. Gu Yun avait-il pris contact avec lui avant d’arriver ?
En l’état actuel des choses, Fu Zhicheng ne savait dire dans quel camp se trouvait Gu Yun. Sa paupière se mit à tressauter. Bien qu’il ait effectivement servi l’ancien Marquis d’Anding, il n’avait pas beaucoup interagi avec Gu Yun au fils des années. Il savait pertinemment que Gu Yun n’approuvait pas sa relation avec les bandits. Fu Zhicheng ne pouvait deviner la véritable raison de la visite de Gu Yun.
- Sellez les chevaux, dit Fu Zhicheng, rompant le silence. Les Divisions du Tigre des Montagnes, du Loup Blanc et de l’Esprit-Renard viennent avec moi ; nous irons voir le Marquis d’Anding et l’émissaire impérial. Le Léopard des Bois se tiendra prêt et attendra mes ordres. Surveillez l’apparition de la fumée – ce sera votre signal pour agir. Soyez prêt à charger d’une seconde à l’autre.
L’éclaireur dévisagea Fu Zhicheng, stupéfait – ainsi, le Général Fu avait mobilisé presque la moitié de l’Armée de la Frontière Sud. Prévoyaient-ils de rencontrer le Marquis d’Anding ou de l’assiéger ?
S’emparant d’une longue hallebarde sur le mur d’un geste rapide, Fu Zhicheng aboya :
- Qu’attendez-vous ?!
Trois quarts d’heure plus tard, les forces de l’Armée de la Frontière Sud partirent pour le Verger d’Abricotiers. Il n’y avait plus de retour en arrière possible, désormais.
***
Alors que la nuit assombrissait la route officielle qui parcourait la frontière sud, les caravanes de marchands qui avaient manqué l’occasion de s’arrêter dans une auberge montaient des camps temporaires sur le bord de la route. Ces marchands itinérants arpentaient la lande et avaient l’habitude de vivre à la dure dans la nature. Ils laissaient un unique veilleur de nuit monter la garder avec une torche tandis que le reste d’entre eux s’allongeait pour dormir.
Au troisième tour de garde, le chant mélodieux d’un coucou retentit dans la forêt. Le veilleur de nuit et plusieurs « marchands », qui faisaient seulement semblant de dormir, se levèrent les uns après les autres. Ils ne dirent pas un mot, mais communiquèrent par le regard en se frôlant, puis se faufilèrent derrière leurs voitures sans un bruit. Ces voitures comportaient des compartiments secrets. Après avoir repoussé les marchandises empilées au-dessus, ils soulevèrent une planche et dévoilèrent la cargaison dissimulée en-dessous : une armure froide qui ne reflétait aucun éclat de lumière. Par petits groupes de trois à cinq, ces voyageurs nocturnes enfilèrent promptement les armures d’acier. Parmi eux se trouvaient des faucons, des carapaces, et même quelques cavaliers en armure légère. Ensuite, ils se retournèrent et disparurent dans la nuit, se dispersant dans toutes les directions. Le bruissement de la forêt causé par leur départ réveilla quelques oiseaux mais, en quelques minutes, le calme retomba. Seuls les points de lumière des torches de la caravane de marchands restèrent, s’éparpillant dans les ténèbres telle une poignée de pièces d’or jetées sur les terres montagneuses de la frontière sud.
Sous le couvert de la nuit, de multiples forces invisibles, chacune arborant ses propres desseins, se ruèrent sur le Verger d’Abricotiers. Même dans ses rêves les plus fous, le chef des bandits du Verger d’Abricotiers, écrasé sous cet énorme rocher, n’avait jamais imaginé que sa décision stupide serait l’étincelle qui allumerait la mèche.
***
Dans le repaire des bandits du Verger d’Abricotiers, les bandits interrogés par Sun Jiao ne tarirent pas d’effort pour soutenir leur version : ils ne savaient pas que la délégation impériale était en approche. Le ministre adjoint s’était démené pendant une demi-journée pour récolter des cacahuètes. Vaincu, il dut se contenter de s’assoir, ses yeux se posant régulièrement sur la porte.
Gu Yun avala quelques bouchées de nourriture, puis s’essuya la bouche et reposa ses baguettes. Observant Sun Jiao, qui semblait tellement nerveux qu’il aurait tout aussi bien pu être assis sur un tapis de clous, il s’esclaffa.
- Ministre Adjoint Sun, vous avez regardé la porte sept ou huit fois depuis que nous nous sommes assis pour manger. L’Inspecteur Général Kuai vous manque-t-il à ce point ?
Sun Jiao passa par plusieurs expressions avant de contorsionner son visage en un sourire doucereux.
- Maréchal, ne soyez pas absurde – la nourriture n’est-elle pas à votre goût ? Pourquoi ne mangez-vous pas plus ?
- Ça ira, dit Gu Yun en lui lançant un regard acerbe. Trop manger ralentit les gestes ; c’est bien assez. Oh, j’oubliais – Jiping, si tu n’as rien d’autre à faire, compte tout l’or et l’argent contenu dans ce repaire de bandits. Si on se donne la peine de piller des bandits, on ne peut pas se permettre de n’en avoir aucune preuve. Emballe le tout pour le ramener avec nous.
Sun Jiao le dévisagea. Gu Yun se tourna vers lui avec un sourire.
- Ministre Adjoint Sun, vous ne me dénoncerez pas à notre retour, n’est-ce pas ? Ah, pour être honnête avec vous, étant donnée l’avarice du Ministère de la Guerre, ces derniers temps, le Bataillon de Fer Noir a du mal à joindre les deux bouts, dit-il avec un soupir.
Les bandits ligotés étaient vifs d’esprit et, lorsqu’ils entendirent cela, ils s’empressèrent d’intervenir :
- Nous avons des livres de compte ! Oui ! Ils sont… ils sont là-haut !
Shen Yi se tourna pour regarder l’endroit qu’ils indiquaient et découvrit que ces lieux possédaient même leur propre cachette semi-secrète. Une grande échelle était entreposée dans un coin, menant tout droit au plafond, où un tas de paille dissimulait un petit grenier bâti au-dessus des poutres. Super, songea Shen Yi. Une fois de plus, je suis devenu le comptable d’une cage à poules.
C’est à ce moment-là que Kuai Lantu arriva au Verger d’Abricotiers. Kuai Lantu entra, ses gardes personnels sur les talons. L’odeur de sang et de feu qui lui collait au corps ne s’était pas encore dispersée, le voilant d’une aura meurtrière. Il avança d’un pas et annonça d’une voix tonitruante :
- Cet humble fonctionnaire Kuai Lantu, Inspecteur Général de Nanzhong, salue le Marquis d’Anding, le Ministre Adjoint Sun, tous les généraux et ce…
Chang Geng lui sourit.
- Li Min.
Kuai Lantu laissa sa phrase en suspens. Sun Jiao s’empressa de lui rappeler à voix basse :
- Faites preuve de respect, il s’agit du Prince Yanbei, Son Altesse le Quatrième Prince !
Kuai Lantu sursauta, surpris – Li Ming, le plus jeune frère de l’empereur, ne s’était jamais dévoilé aux yeux du monde. La plupart des gens savaient seulement qu’il avait autrefois vécu parmi le peuple. Après avoir été retrouvé, il s’était terré dans les profondeurs de la Résidence du Marquis et l’avait rarement quittée. Il était plutôt jeune, et n’avait aucun exploit à son actif… Qu’est-ce que le Prince de Commanderie Yanbei fabriquait là ? Comme si la brusque apparition du Prince Yanbei était un mauvais présage, l’œil de Kuai Lantu tressauta violemment. Mais, avant qu’il ne puisse répondre, l’un de ses gardes personnels entra à la hâte et murmura au creux de son oreille.
- Inspecteur Général Kuai, dit Gu Yun. La salive de vos subordonnés semble bien précieuse. Ne pouvons-nous pas écouter ?
Kuai Lantu repoussa son garde personnel d’un coup de pied.
- Insolent ! Chuchoter devant le marquis et Son Altesse – c’est impensable !
Même après avoir reçu un violent coup de pied, le visage du garde ne montra aucune rancœur. Il posa un genou à terre sans hésitation et répondit :
- Mes seigneurs, des dizaines de milliers de soldats sont en marche vers le Verger d’Abricotiers. Il semble s’agir de l’Armée de la Frontière Sud !
Les mots avaient à peine quitté sa bouche lorsqu’un capitaine d’avant-garde méconnu arriva sur les flancs de la montagne. Les gardes personnels de l’inspecteur général brandirent leurs épées, leurs lances et leurs hallebardes, comme s’ils essayaient d’éclairer la nuit avec l’éclat glacial de leurs lames. Cependant, le capitaine d’avant-garde ne montra aucun signe de peur. Il s’écria :
- Fu Zhicheng, Gouverneur du Sud-ouest, mène ses troupes pour accueillir le maréchal !
Le visage de Gu Yun demeura impassible tandis qu’il songeait : Ce Général Fu est très doué pour courir à sa propre perte.
Kuai Lantu lança un autre coup d’œil subtile à Chang Geng. Le quatrième prince lui sourit, puis se retourna tranquillement et gravit l’échelle dans le coin de la pièce, disparaissant dans le grenier où étaient rangés les livres de compte. Kuai Lantu saisit sa chance et avança d’un pas.
- Maréchal, cet humble fonctionnaire a quelque chose à signaler !
Gu Yun tourna les yeux vers lui.
- En tant que général défenseur de cette région, Fu Zhicheng a négligé ses devoirs et a pactisé avec les bandits locaux. Il traite les paysans comme du bétail et conspire avec les nations étrangères du sud. Ses intentions perfides sont manifestes. Maréchal, vous devez vous préparer !
- Oh ? Vraiment ?
Gu Yun ne sembla pas du tout surpris d’entendre de telles accusations. Il fit tournoyer son chapelet usé autour de son doigt à plusieurs reprises, comme s’il était perdu dans ses pensées. Au bout d’un moment, il dit :
- Eh bien, dans ce cas, nous n’avons qu’à l’inviter. J’aimerais voir comment il prévoit de commettre une trahison.
Kuai Lantu et Sun Jiao échangèrent un regard, se demandant tous deux si leurs oreilles n’avaient pas mal fonctionné. Gu Yun répéta :
- J’ai dit : invitons le Général Fu. Vous avez des objections ?
Chang Geng était monté au grenier et trouvait que les lieux étaient bien différents du repaire en contrebas. Le petit espace possédait une fenêtre et même une lucarne, par laquelle il avait une vue dégagée sur la montagne en contrebas. Les bandits du Verger d’Abricots avaient auparavant hissé leur drapeau au-dessus de cette lucarne. Shen Yi avait posé une grande torche sur le côté, et Chang Geng le trouva en train de brûler une substance inconnue, qui relâchait une colonne de fumée blanche s’élevant tout droit dans la nuit sans être dispersée par le vent. Chang Geng sourit.
- Je croyais que le Général Shen était ici pour examiner les comptes et je suis monté vous prêter main forte. Il s’avère que vous êtes monté ici pour faire des signaux de fumée.
Shen Yi bondit au pied de la lucarne.
- Votre Altesse, vous vous y connaissez en comptabilité, vous aussi ? demanda-t-il avec intérêt. Qu’avez-vous fait, pendant toutes ces années ?
- Pas grand-chose. J’ai étudié la médecine avec Mademoiselle Cheng pendant un temps, et j’ai parfois effectué des missions pour mes amis du monde martial. J’ai également rejoint des caravanes de marchands ici et là. J’ai appris un peu de tout.
C’était une réponse sans en être une, mais Shen Yi fit preuve de tact et ne le questionna pas plus. Une personne ne pouvait pas simuler l’expérience ou le savoir. Qu’importe les efforts qu’un jeune homme pouvait déployer pour se donner une fausse contenance, ceux qui étaient observateurs pouvaient voir les fissures dans sa façade. L’expérience de Chang Geng lors de ses pérégrinations à travers le monde ne pouvait être aussi simple – autrement, il n’aurait jamais acquis une aura aussi énigmatique. Tel qu’il était maintenant, il était impossible à déchiffrer.
Chang Geng ouvrit la fenêtre du grenier et regarda dehors. Une grande procession de troupes serpentait le long de la montagne, leur bannière du commandant virevoltant sous le vent tel le pavillon d’un bateau. Leur armure scintillait froidement sous l’éclat des torches, et un nuage de vapeur s’élevait de leurs rangs et voilait la montagne sur des kilomètres, tel le souffle d’un dragon. Fu Zhicheng commandait l’Armée de la Frontière Sud depuis presque dix ans et était pratiquement un tyran local. S’il avait amené quelques centaines de soldats pour tuer des bandits et accueillir la délégation impériale, il aurait eu de quoi s’expliquer et parlementer. Mais cet homme avait entraîné la moitié de l’Armée de la Frontière Sud dans cette mission. Chang Geng observa la procession un moment, puis soupira.
- Yifu était peut-être enclin à protéger le Général Fu mais, désormais, ça va être difficile.
- Non seulement il a échoué à apprécier sa faveur, mais on dirait qu’il est venu lui lancer un défi.
Shen Yi observa le profil serein de Chang Geng avec curiosité.
- Son Altesse a l’attitude d’un général expérimenté, calme face au danger. Et à un si jeune âge – vous êtes effectivement un rare talent.
- Ça vient avec l’expérience, dit Chang Geng d’un ton neutre. Lorsque j’ai infiltré le repaire des rebelles de la Mer de l’Est avec yifu, je n’étais vraiment pas certain que nous nous en sortirions. Ce jour-là, ceux qui se tenaient à nos côtés représentaient plus un fardeau qu’une aide, et nous ne savions pas quand la marine arriverait – tout comme nous ne savions pas si elle recevrait la lettre que nous lui avions envoyée en chemin. Pourtant, il a continué de rire avec aisance, comme il le fait toujours, et on s’en est tirés en un seul morceau. J’ai appris quelque chose, à l’époque.
- Quoi ?
- Qu’il est inutile d’avoir peur.
Shen Yi réfléchit un instant, puis secoua la tête avec un sourire.
- Evidemment que tout le monde sait qu’il est inutile d’avoir peur. Mais c’est comme lorsqu’on a faim à l’heure du déjeuner et froid sans vêtements. C’est une réaction naturelle du corps. Comment quelqu’un peut-il empêcher les réactions de son corps ?
Un petit sourire apparut sur le visage de Chang Geng.
- C’est possible.
Shen Yi cligna des paupières avec stupéfaction. Il eut soudain la vague impression qu’un certain nombre de choses étaient dissimulées derrière le « C’est possible » de Chang Geng.
- Je crois que, du moment qu’on en a la volonté, rien ne peut nous vaincre en ce monde – même pas nos os et notre chair, dit Chang Geng à voix basse.
Ces mots paraissaient ordinaires, mais l’expression et le ton de Chang Geng lorsqu’il les prononça étaient trop résolus – tellement résolus qu’ils étaient étrangement ensorcelants, d’une façon qui pouvait pousser les autres à le croire inconsciemment, eux aussi.
- Votre Altesse, lorsque le maréchal et vous étiez pris au piège dans la Mer de l’Est, vous aviez plusieurs dizaines d’experts du Pavillon Linyuan à vos côtés. C’était une collaboration de l’intérieur et de l’extérieur. Mais cette fois, c’est différent. Nous n’avons que le Ministre Adjoint Sun, qui a à cœur de mettre en œuvre le Décret d’Autorisation de Déplacement, et l’Inspecteur Général Kuai, qui a ses propres idées derrière la tête. Fu Zhicheng est sur le point de se battre jusqu’à atteindre le sommet de la montagne avec des milliers de soldats sous ses ordres. La situation n’est-elle pas encore plus désespérée que la dernière fois ? Votre Altesse, n’êtes-vous pas inquiet ?
Chang Geng lui lança un sourire plein de sang-froid.
- Je ne suis pas inquiet. En voyant la bannière du commandant du Bataillon de Fer Noir virevolter au-dessus de ce grenier, j’ai l’impression qu’il y a trois mille cavaleries divines de Fer Noir cachées dans ces bois du sud-ouest. Je ne peux m’empêcher de me sentir rassuré.
Pris au dépourvu, Shen Yi s’esclaffa avec embarras et pressa sa main sur son front. Il eut des sueurs froides pour Gu Yun – leur petite altesse faisait assurément honneur à sa lignée, en digne descendant des dragons impériaux. Il était terriblement difficile à gérer.
- Par ailleurs, ajouta Chang Geng, le Général Shen le sait également, n’est-ce pas ? Que mon yifu n’est probablement pas déterminé à sauver Fu Zhicheng par tous les moyens ?
Shen Yi était sans voix. A vrai dire, il n’était pas au courant !
[1] Nom donné aux pirates japonais qui pillaient les côtes chinoises.
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