Chapitre 40 : Chasse au singe
Sur le sommet de la montagne, un grand drapeau était lentement hissé dans les airs. Au premier coup d’œil, il semblait s’agir de la bannière d’un énième « Village des Fleurs d’Abricotier » mais, lorsque le vent le déroula entièrement, les mots « Verger d’Abricotiers » apparurent. La silhouette de nombreux bandits de montage, grands et petits, sortirent de leur cachette derrière les arbres et la végétation. Tous portaient une armure artisanale grossière, leurs flèches encochées en direction du groupe situé au pied de la montagne.
L’éclat de l’argent luisit sur les flancs de la montagne. Lorsque Chang Geng plissa les yeux, il aperçut un ensemble d’armure lourde, volé dieu sait où, à son sommet. Le visage de la personne qui portait l’armure était dissimulé derrière sa visière, mais elle se tenait à découvert telle une cible attendant d’être frappée. Chang Geng eut presque envie de rire devant cette bande de bandits de grand chemin qui était parvenue à jeter son dévolu sur le Marquis de l’Ordre. Mais, lorsqu’il se retourna, il découvrit que Gu Yun ne souriait pas du tout. Loin de là – son expression était affreusement sombre, tandis qu’il prononçait un mot entre ses dents serrées :
- Idiots.
Chang Geng exécuta un bref calcul mental, puis baissa la voix.
- Alors le fait que les fonctionnaires de la frontière sud se soient alliés aux bandits n’était pas qu’une rumeur ? C’est vrai ?
Gu Yun ne dit rien, mais son visage se fit plus lugubre.
Depuis la naissance de la dynastie de l’empire du Grand Liang, la spécialité locale de la Mer de l’Est avait été les perles, la spécialité locale de Loulan avait été le bon vin, et la spécialité locale de la frontière sud avait été les bandits de montagne. Ces dernières années, en raison du déploiement des pantins fermiers, les fermiers ne parvenaient plus à trouver du travail. Certains avaient rejoints les marchands itinérants et s’étaient rendus au nord pour gagner leur vie, tandis que d’autres avaient décidé, pour des raisons incompréhensibles, de se tourner vers le crime et de rejoindre les bandits du sud. Les marchandises devenaient de moins en moins chères, si bien que, par comparaison, l’argent semblait de plus en plus précieux. De moins en moins de gens stockaient des céréales et des marchandises, et de plus en plus commençaient à stocker de l’or et de l’argent à la place. Cela augmentait grandement l’efficacité des pillages des bandits de montagne.
Ici, la culture du banditisme florissait, et les nids de bandits étaient plus nombreux que ceux des lapins sauvages. Ils étaient comme l’herbe des prairies, impossible à éradiquer par le feu et repoussant à chaque brise printanière[1]. Le fait que le Ministère de la Guerre ait traité l’Armée de la Frontière Sud comme un beau-fils non désiré n’avait pas aidé. Les subventions de l’armée n’étaient jamais suffisantes, et elle n’avait aucun moyen de rivaliser avec les bandits. Pourtant, bien que les bandits aient l’avantage du nombre, leurs habiletés sur le champ de bataille étaient limitées. Face à une armée digne de ce nom, leurs nids seraient tombés les uns après les autres, aussi se méfiaient-ils toujours des garnisons locales. Une fois qu’une personne devenait riche, elle recherchait naturellement la paix et la stabilité. Personne ne voulait passer ses journées à se faire pourchasser, risquant constamment de se faire décapiter – et les bandits étaient des humains, eux aussi. Ainsi, avec le temps, l’Armée de la Frontière Sud et les bandits de la région avaient développé une curieuse symbiose. Fu Zhicheng, le commandant en chef de l’Armée de la Frontière Sud, avait fait ses débuts en tant que bandit. En surface, il s’efforçait de réprimer les bandits et s’assurait qu’ils ne prenaient que de l’argent, et non des vies – mais qu’était-ce donc que tout cela, sinon une façon de les protéger ? Et, avec l’Armée de la Frontière Sud en difficultés financières année après année, les tributs des bandits locaux leur avait en grande partie permis de continuer à vivoter pendant tout ce temps.
La connivence entre fonctionnaires et bandits n’avait pas de quoi rendre qui que ce soit fier, mais Gu Yun comprenait les tenants et aboutissants de la situation. Au cours des dernières années, l’empereur avait implanté des pantins fermiers et ouvert les portes à de nouvelles routes commerciales. Deux très bonnes mesures qui auraient dû enrichir la nation et renforcer son peuple – mais, pour une raison inconnue, la trésorerie nationale ne s’était pas remplie. A la place, elle s’était vidée, et les fonds militaires avaient de nouveau été réduits. Et, à présent, le sud avait été frappé par des inondations, et aucun secours n’avait encore été envoyé. Si des combats entre l’armée et les bandits devaient s’ajouter à tout le reste, la souffrance du peuple ne ferait que s’intensifier tandis que les bandits saborderaient chaque ville et village. Et, même si la cour désirait nommer un nouveau commandant en chef pour l’Armée de la Frontière Sud en raison des incartades de Fu Zhicheng, Gu Yun ne pouvait songer à une seule personne, autre que le Général Fu, capable de garder la frontière sud sous contrôle.
Partagé entre deux maux, Gu Yun avait choisi le moindre d’entre eux. S’il s’agissait seulement d’un choix. D’ici là, il devait trouver un moyen de protéger Fu Zhicheng. Dans quelques années, lorsque la construction de la Route de la Soie serait terminée et que les routes commerciales internes de l’empire du Grand Liang seraient toutes ouvertes, l’argent coulerait à flot depuis l’étranger, et la nation pourrait reprendre son souffle. Lorsque ce jour viendrait, non seulement Gu Yun mobiliserait ses troupes, mais il construirait une véritable route de la région de Ba-Shu à la frontière sud et renforcerait la supervision gouvernementale sur ces régions lointaines, où le contrôle était faible. C’est seulement avec cette approche en deux étapes que le fléau des bandits pourrait être sous contrôle une bonne fois pour toute. Malheureusement, il semblait être le seul à comprendre la situation – Gu Yun s’inquiétait donc de son côté. Ou peut-être que ce n’était pas qu’ils ne comprenaient pas mais que, pour eux, le Décret d’Autorisation de Déplacement et de futures opportunités de lécher les bottes de l’empereur pour obtenir argent et pouvoir étaient plus importants que la stabilité de la région.
Gu Yun avait passé le trajet entier jusqu’ici à se demander comment protéger Fu Zhicheng. Il lui avait même envoyé une missive secrète, seulement pour que le général lui fasse un coup pareil avant même qu’il n’ait atteint sa destination. Quel genre de gang de bandits vidait l’intégralité de son antre pour un pillage de grand chemin, et se trahissait avec un drapeau brandi et des battements de tambour ? De toute évidence, ils savaient qui il était. Quelle différence y avait-il entre l’interception brutale d’une délégation impériale et une insurrection pure et simple ?
Tandis qu’il arpentait le monde, Chang Geng avait passé ces dernières années parmi le peuple. Il avait une bonne compréhension du climat politique actuel, ainsi que des préoccupations quotidiennes des petites gens. En y réfléchissant un peu, les grandes lignes de la situation devenaient claires. Il jeta un coup d’œil au visage de Gu Yun, puis dit dans un souffle :
- Yifu, je pense que ce n’était peut-être pas l’intention du Général Fu.
- Sans blague, dit froidement Gu Yun. Depuis quand Fu Zhicheng est-il aussi stupide ?
Ces bandits qui s’auto-proclamaient rois des montagnes ne reconnaissaient probablement qu’une poignée de caractères. S’ils voulaient quelqu’un qui savait écrire et faire des additions, de multiples pics devaient se partager un seul comptable. Ces bandits avaient peut-être entendu les rumeurs qui avaient fuité quelque-part et décidé d’agir de leur propre chef. Ils intercepteraient Gu Yun dans une optique de test et de menace, afin de pouvoir ensuite se présenter devant Fu Zhicheng et se vanter de leurs accomplissements. Malheureusement, c’étaient des idiots. Et, si leur idiotie n’était pas gérée correctement, la responsabilité de cet incident retomberait très probablement sur la tête de Fu Zhicheng.
Haut sur la montagne, un bandit brandit un hurleur en cuivre grossier, braillant sur la procession de Gu Yun en contrebas comme s’il chantait des couplets dans un opéra.
- Qui va là ? Identifiez-vous !
A côté d’eux, Shen Yi semblait partagé entre le rire et les larmes tandis qu’il tirait une flèche de son carquois.
- Monsieur ?
- Descends-le, gronda Gu Yun.
La flèche de Shen Yi jaillit de sa corde à la seconde où les mots de Gu Yun eurent quitté sa bouche, transperçant le bandit avec le hurleur en cuivre tel un couteau brûlant coupant du lard. Un oiseau effrayé croassa en s’envolant dans le ciel, son cri résonnant à travers le col de la montagne.
La vallée explosa.
Le Ministre Sun n’eut pas la chance de se réjouir d’avoir gagné de quoi faire pression sur Fu Zhicheng, étant trop occupé à être paralysé par la peur. Il trébucha hors de la voiture en bredouillant :
- Non, ne faites pas ça ! Maréchal, ne faites pas ça, il y a au moins une centaine de bandits dans ces montagnes. Nous n’avons qu’une poignée de personnes avec nous, et personne ne porte d’armure. Nous sommes pratiquement sans défense ! Et le quatrième prince, le quatrième prince est de noble statut, on ne peut pas se permettre de laisser quelque chose lui arr…
Gu Yun ne daigna pas regarder l’homme tandis qu’il faisait un signe à Chang Geng.
- Votre Altesse, avez-vous poursuivi votre entraînement ?
Chang Geng répondit en s’inclinant :
- Je devrais au moins être qualifié pour servir de modeste cavalier sous les ordres du maréchal.
- Venez, je vais vous apprendre comment chasser le singe dans la montagne.
Gu Yun éperonna son cheval pour gravir la pente, et Chang Geng le suivit sans hésitation. Les soldats expérimentés du Bataillon de Fer Noir comprirent l’intention de leur commandant à la seconde où Gu Yun se mit en marche et intimèrent à leurs chevaux de le suivre. Le Ministre Sun fut abandonné dans la poussière, ses hurlements retentissant derrière eux.
- Maréchal, ne faites pas ça…
Quelqu’un le saisit par le col, le soulevant du sol avec force. Shen Yi hissa le ministre avec la garde de son épée et le jeta sur le dos de son propre cheval. Sun Jiao laissa échapper un glapissement, et ses yeux se révulsèrent sous l’impact.
- Ministre Sun, arrêtez de crier. Cet humble général va préserver votre vie, n’ayez crainte, dit Shen Yi avec exaspération.
Il jeta un coup d’œil au Ministre Sun, qui était tombé dans les pommes, laissant visible le blanc de ses yeux. C’est la première fois que je vois un ministre adjoint qui ressemble autant à un eunuque.
Sur le sommet de la montagne, un jeune bandit se tourna vers son chef.
- Dage, j’ai entendu cet eunuque crier « Maréchal ».
Emmuré dans son armure lourde, le chef des bandits releva sa visière de fer et s’exclama :
- Sans déconner ! Si ce n’était pas un « Maréchal », là en-bas, je n’aurais pas ordonné une attaque ! Tirez, bon sang ! Encerclez-les ! Encerclez-les !
L’appel du cor retentit une fois de plus dans la vallée, et les bandits s’élancèrent telle une vague, chargeant tout droit sur les maigres forces de Gu Yun. Peut-être avaient-ils tenté un encerclement aussi dramatique pour se donner du courage. Un côté avait déjà atteint le pied de la montagne tandis que l’autre était encore en train de frapper sur des casseroles et des poêles en hurlant, descendant du sommet opposé, leur précipitation tête la première soulevant des nuages de poussière dans les airs. Malheureusement, la plupart de leurs chevaux avaient été volés à des caravanes marchandes de passage. Comment pouvaient-ils espérer rivaliser avec les incomparables chevaux de guerre du Bataillon de Fer Noir ? Les bandits furent rapidement laissés dans la poussière.
Gu Yun fit un signal de la main, et les soldats qui le suivaient s’éparpillèrent dans toutes les directions. Maintenant que les cibles des flèches des bandits s’étaient séparées, elles perdirent vite tout semblant d’ordre. Face à un essaim de vilains bandits, Gu Yun dégaina sereinement son épée, sa lame luisant comme la neige. Sans se retourner, il dit à Chang Geng :
- Souvenez-vous de ça : sur le champ de bataille, celui qui s’agrippe à la vie est le premier à mourir…
Chang Geng fut presque aveuglé par son épée. La lame de Gu Yun se mouvait tel un dragon en plein vol, des gouttes de sang s’éparpillant sur son passage. En quelques coups, les corps des bandits et des chevaux s’effondrèrent sur le sol. Il termina sa phrase en douceur :
- … Même si vos ennemis ne valent pas un clou.
Haut sur son sommet, le chef des bandits observait à travers une longue-vue. Voyant que leur plan avait dérapé, il rugit :
- Je vous ai dit de les encercler ! Que se passe-t-il ?!
La détresse se lisait sur le visage du jeune bandit qui se tenait à ses côtés.
- Dage, je ne sais pas !
Un bandit à la peau profondément halée courut faire son rapport.
- Dage, ça ne s’annonce pas bien !
Quelques secondes plus tard, un cavalier chargea à travers un goulet. Le bandit qui tenait le cor n’eut même pas le temps de recroqueviller le cou avant que sa tête ne soit séparée de son corps sous l’éclat d’une lame.
Gu Yun avait d’incroyables talents d’équitation et pouvait galoper sur un terrain montagneux comme s’il galopait sur une plaine. Tandis qu’il longeait un sentier montagneux étroit, son épée dessina un arc de cercle. Un cri glaçant retentit derrière un gros rocher – quelqu’un s’y cachait en embuscade. Gu Yun ôta le sang de sa lame d’une chiquenaude, se servant de ce geste pour laisser à Chang Geng une chance de le rattraper.
- Il y a de nombreux obstacles, dans les montagnes, et les voyous du coin se cachent derrière. Même si vos compétences martiales sont bonnes, vous pourriez être incapable d’éviter un piège.
Analysant les lieux, Chang Geng vit qu’une arbalète mécanique avait été installée derrière ce rocher, prête à tirer sur un passant non averti. Son cheval n’était pas un étalon de combat divin, et il avait du mal à suivre Gu Yun. Mais il sentit tout de même chaque goutte de sang se réchauffer dans son corps.
- Yifu, comment le saviez-vous ?
Le coin des lèvres de Gu Yun se retroussa en un sourire.
- Ce n’est qu’une question de pratique.
Il avait à peine fini de parler lorsqu’un rocher lâcha soudain et dévala la montagne dans leur direction. Comme s’il avait des yeux derrière la tête, Gu Yun enfonça ses talons dans les flancs de son cheval. Le destrier s’élança en avant tandis que la pierre lui effleurait la queue dans sa chute. Au même moment, Gu Yun se leva sur sa selle, attrapa une liane voisine et bondit dans les airs, se hissant dans la canopée. Chang Geng entendit un giclement et recula instinctivement, évitant de justesse de se retrouver avec le visage couvert de sang grâce à son sauvage de parrain. Gu Yun haussa un sourcil et lui sourit depuis les hauteurs. Il siffla à l’intention de son cheval et l’animal, bien éduqué, trotta dans sa direction. Le cœur de Chang Geng tambourinait dans sa poitrine. Ce sourire de Gu Yun avait pratiquement aspiré son âme hors de son corps.
- Lorsque vous chassez le singe dans la montagne, dit Gu Yun, souvenez-vous de prendre de la hauteur…
A présent, la tentative risible d’encerclement des bandits avait déjà évolué en un chaos total. Les hommes de Gu Yun avaient pris le contrôle des goulets de la montagne à la vitesse de l’éclair, et les bandits s’étaient transformés en une nuée de mouches sans tête, qui s’éparpillaient dans toutes les direction tout en se faisant joyeusement massacrer par les flèches qui leur pleuvaient dessus. Lorsque Chang Geng le rattrapa, Gu Yun était à nouveau sur son cheval, tirant promptement une flèche spéciale de son carquois. Son arc et sa flèche étaient tous deux robustes. L’arc devait peser plusieurs dizaines de kilos, et une boîte de la taille d’un pouce y était fixée. Les paupières de Chang Geng sursautèrent. L’arc possède un réservoir d’or ?
Un instant plus tard, une bouffée de vapeur blanche confirma ses pensées. La tige de la flèche de Gu Yun semblait être faite de fer et, lorsqu’il la tira avec sa corde, elle émit un cri aussi perçant que vingt feux d’artifices violemment propulsés vers le ciel. Comme si elle avait été tirée par un arc parhélique miniature, la flèche de fer jaillit avec suffisamment de force pour transpercer le soleil et, avec un crissement du métal contre la pierre qui retentit dans toute la vallée, se ficha dans l’énorme rocher situé au-dessus de l’armure lourde. Il y eut un vacarme aussi retentissant que le bruit des sabots d’une horde de chevaux sauvages au galop lorsque l’immense rocher trembla, puis dévala le flanc de la montagne. Les troupes de singes s’éparpillèrent, mais le chef des bandits était entravé par son armure lourde et leva les yeux une seconde trop tard. Avant qu’il ne puisse voir quoi que ce soit, son armure et lui furent enterrés ensemble.
- Yifu, je la connais, celle-là, sourit Chang Geng. Coupez la tête, et le corps suivra ?
Protégé aux côtés de Gu Yun, pas un seul de ses cheveux n’était décoiffé, même après avoir fondu sur des centaines de bandits. Ses vêtements virevoltant derrière lui, Chang Geng ressemblait trait pour trait à un élégant jeune maître. Gu Yun fit claquer sa langue avec mécontentement. C’en est fini de moi. La prochaine fois que je retournerai à la capitale, j’aurai de la chance si la moitié de ces jeunes demoiselles me lance encore des mouchoirs.
***
Moins d’une heure plus tard, Gu Yun rassembla ses soldats du Bataillon de Fer Noir « pratiquement sans défense » et se pavana dans le repaire des bandits. La plupart des bandits s’étaient éparpillés après la mort de leur chef en armure luisante. Ils connaissaient intimement le terrain et avaient disparu à la seconde où ils s’étaient fondus dans les forêts de la montagne. Gu Yun n’avait qu’une petite force avec lui ; il serait peu pratique de les chasser un par un. Il se contenta de capturer ceux qui n’avaient pas été assez rapides, les ligotant ensemble tandis qu’ils se blottissaient les uns contre les autres.
Gu Yun s’assit sur le siège en peau de tigre du chef des bandits. Sentant que quelque chose clochait, il se releva et souleva la peau de tigre, puis s’esclaffa.
- Votre roi des montagnes a un trône des plus uniques.
Sous la magnifique peau de tigre qui le drapait, les quatre pieds du fauteuil avaient été sciés et remplacés par un tas de lingots d’or surmonté d’une planche de bois.
- Si on s’assoit sur ce truc, est-ce qu’on se met à pondre des œufs en or ? ironisa Gu Yun.
Shen Yi toussota plusieurs fois, signalant à son maréchal de bien vouloir arrêter ses conneries.
A présent, le Ministre Sun, qui avait été terrifié au point de s’uriner dessus, avait terminé de changer son pantalon et était revenu, arborant à nouveau un air collet monté. Il observa les alentours et, réalisant qu’il s’agissait de sa meilleure opportunité, passa instantanément de la créature pathétique qu’il était lorsqu’il avait crié sans fin « Ne faites pas ça ! » à un majestueux ministre de la capitale. Il avança en direction des prisonniers et aboya avec une rage moralisatrice :
- Qui vous a donné le courage d’intercepter une délégation de la cour ? Qui vous a ordonné de faire ça ?
A ces mots, Chang Geng, qui était en train de jouer avec l’arc de Gu Yun, leva les yeux et sourit.
- Intercepter une délégation impériale équivaut à une trahison. Les crimes du chef parlent pour eux-mêmes, mais les bandits ordinaires peuvent s’en tirer avec un simple bannissement et un service pénitentiaire. Des bandits aussi héroïques que vous, cependant…
Chang Geng laissa sa phrase en suspens avec un autre sourire entendu. Il n’accorda pas un regard aux bandits tremblants, comme s’il ne s’agissait que d’une remarque désinvolte, et tourna son attention ailleurs. Souriant à Gu Yun, il demanda :
- Yifu, c’est un excellent arc. Est-ce que je peux l’avoir ?
Gu Yun agita une main impérieuse.
- Prenez-le.
Sun Jiao se figea. Il n’avait jamais rencontré le quatrième prince et n’était pas certain de ses intentions. Sa première impression était celle d’un homme qui ne prenait pas de grands airs, qui avait un tempérament doux et était doué pour la conversation – mais qui, pourtant, n’était pas particulièrement perspicace. A présent, il réalisait qu’il s’était peut-être trompé. Les bandits n’étaient pas stupides ; après avoir entendu ces mots dans la bouche de Chang Geng, ils commencèrent immédiatement à se frapper la poitrine en gémissant.
- Ce citoyen de basse extraction ne savait pas que la délégation impériale était arrivée, je vous en prie, épargnez-moi !
- Il n’est pas facile se remplir la panse, sur la route. Dans un lieu aussi reculé que celui-ci, on peut ne pas croiser un seul voyageur pendant deux semaines ! Comment aurions-nous pu savoir que nous croiserions une délégation impériale à la seconde où nous partirions travailler ? Je suis innocent… A vrai dire, je ne suis pas innocent du tout – mais j’ai des parents âgés et de jeunes enfants. Ce n’est pas comme si j’avais une vie facile !
Sun Jiao était sans voix.
A ce moment-là, un soldat du Bataillon de Fer Noir entra d’un pas rapide et se pencha en avant pour murmurer à l’oreille de Gu Yun.
- Monsieur, nous avons reçu une lettre de l’Inspecteur Général Kuai de Nanzhong. Il a entendu dire que vous aviez été harcelé par les bandits et est parti avec deux cents hommes de sa garde personnelle pour vous assister. Ils arriveront sous peu.
Gu Yun leva les yeux, impassible, et croisa le regard de Sun Jiao. Le sang n’avait pas encore séché sur le corps du Maréchal Gu, et ce spectacle terrifiant effaça temporairement l’air suffisant sur le visage de Sun Jiao. Kuai Lantu, l’Inspecteur Général de Nanzhong, avait spécifiquement été nommé à ce poste pour garder Fu Zhicheng à l’œil. Il commandait deux cents gardes personnels d’élite et pouvait les déployer comme il le souhaitait en cas de crise. En cas de véritable insurrection, bien que deux cents hommes ne puissent repousser l’Armée de la Frontière Sud à eux seuls, certains d’entre eux auraient une chance de franchir un siège pour porter la nouvelle de l’attaque. Kuai Lantu et Fu Zhicheng étaient des ennemis obligés de se côtoyer sur un étroit sentier, et tous deux désiraient mener l’autre dans une impasse. Il était peu probable que ce nouveau-venu arrive avec de bonnes intentions.
- L’Inspecteur Général Kuai a été informé à la seconde-même où nous sommes entrés dans le nid des bandits, dit Gu Yun avec légèreté. Il doit obtenir des nouvelles encore plus rapidement que le dieu de ces montagnes.
Sun Jiao savait que Kuai Lantu avait mal jugé son timing et était arrivé trop tôt. Il s’empressa de dire :
- Maréchal, je dois vous dire la vérité : notre délégation aurait dû être secrète, mais nous avons rencontré le quatrième prince en chemin. Comment pouvais-je laisser un héritier impérial s’exposer à un tel péril ? J’ai pris la liberté d’informer l’Inspecteur Général de Nanzhong et de lui demander de nous prêter main forte…
- Je vois. Le Ministre Sun s’est montré extrêmement prévenant, dit Chang Geng avec un sourire. Mais comment saviez-vous que ce voyage serait aussi périlleux ?
Avec des renforts en chemin, le dos de Sun Jiao s’était redressé. Il joignit les mains et dit :
- Votre Altesse, pour être honnête, avant de partir pour cette mission consolatoire, j’avais déjà entendu dire que les bandits semaient le chaos le long de la frontière sud. Pour parer à toute éventualité, j’ai demandé un décret d’autorisation de déplacement à Sa Majesté avant mon départ – seulement pour que le pire finisse par arriver ! Quelle chance nous avons que le marquis ait mené d’innombrables batailles et demeure imperturbable face au danger.
A ces mots de flatterie, Gu Yun le regarda avec un sourire qui n’atteignait pas ses yeux et ne dit rien. La voix de Sun Jiao prit un ton moralisateur :
- Ces bandits pillent sans vergogne. S’ils sont assez effrontés pour intercepter les fonctionnaires de la cour, comment doivent-ils traiter les roturiers de la région ? Si on n’élimine pas ce fléau, le sud-ouest ne connaîtra pas la paix. Il semble que j’avais raison de faire cette requête à l’empereur. C’est le premier décret d’autorisation de déplacement de l’histoire de notre Grand Liang – et il semble que cet honneur revienne au Général Fu.
[1] Vers du poème 賦得古原草送別 « Ode à un Adieu dans les Prairies Anciennes » de Bai Juyi, un poète de la dynastie Tang : Le feu brûle le champ, mais pas entièrement ; Les vents du printemps le ramènent à la vie.
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