Chapitre 39 : La peste soit des bandits
Même avec le vent violent soufflant à ses oreilles et les sabots des chevaux frappant le sol, les sens aiguisés de Shen Yi perçurent les bruits anormaux à l’intérieur de la voiture. Il éperonna son cheval pour rattraper Gu Yun, puis posa une main sur sa poitrine et mima un haut-le-cœur, demandant à Gu Yun avec ses yeux : Que fait-on si ce type vomit ?
Un petit sourire en coin se dessina sur le visage de Gu Yun, exprimant clairement son point de vue. Ça lui fera les pieds, et il n’aura qu’à nettoyer.
Gu Yun faisait route vers le sud car Fu Zhicheng, le commandant en chef de l’Armée de la Frontière Sud, était en deuil. La vieille mère du Général Fu était décédée récemment, aussi avait-il soumis un rapport à la cour déclarant qu’il rendait son insigne de commandement et rentrait chez lui pour respecter la période de deuil. Le deuil était une excuse banale – une personne endeuillée pouvait partir ou non, et il y avait de bonnes explications justifiant sa décision dans les deux cas. Cependant, historiquement, les commandants régionaux n’émettaient pas de telles requêtes. Si un commandant en chef rentrait chez lui quelques jours, qui mènerait les troupes si une guerre venait à éclater ?
En outre, l’intégralité de l’empire du Grand Liang savait que le Général Fu avait fait ses débuts en tant que chef des bandits. L’ancien Marquis Gu l’avait réduit à la soumission, et on lui avait offert l’amnistie en échange de ses services. Encore aujourd’hui, le vieux général se laissait parfois emporter et lâchait quelques jurons devant l’empereur. Il ne se sentait pas excessivement concerné par la bienséance. Ce soi-disant deuil était, de toute évidence, une expression du mécontentement du Général Fu face au Décret d’Autorisation de Déplacement. Par ailleurs, cette année-là, il y avait également eu des inondations dans le sud, et la frontière sud était sens dessus dessous. Le général avait choisi ce moment pour démissionner afin d’essayer de contraindre la cour à renoncer.
Dans la voiture se trouvait Sun Jiao, le Ministre Adjoint du Ministère de la Guerre, et un fervent supporteur du Décret d’Autorisation de Déplacement. L’empereur avait eu l’intention de l’envoyer à la frontière sud en tant qu’émissaire impérial afin de « présenter ses condoléances » à l’endeuillé et méritoire Général Fu, seulement pour que les testicules du ministre se ratatinent à cette perspective. Le visage dégoulinant de larmes, Sun Jiao avait soumis un rapport à l’empereur, déclarant qu’il était prêt à effectuer cet ultime voyage et à sacrifier sa vie pour la nation. Impuissant, l’empereur n’avait eu d’autre choix que d’envoyer un messager avec un insigne de la flèche d’or jusqu’au nord-ouest, et jeter le ministre inutile et pleurnichard et le bazar de la frontière sud aux pieds de Gu Yun. Gu Yun avait passé la majeure partie de l’année en vadrouille, travaillant d’arrache-pied pour essuyer les fesses de l’empereur. A présent, il bouillonnait de colère. Il ne pouvait pas défier l’empereur, c’est pourquoi il se pliait en quatre pour tourmenter cet effronté de Ministre Adjoint Sun.
Alors qu’ils faisaient avancer leurs chevaux, Gu Yun aperçut un jeune maître promenant son cheval sur le bord de la route. Au début, il ne lui prêta aucune attention, et ce n’est que lorsqu’il passa devant lui qu’il lui jeta un coup d’œil. Leurs regards se croisèrent. Ce fut un bref coup d’œil, tel un battement d’ailes lorsqu’un oiseau prend son envol et, en un instant, le cheval rapide de Gu Yun se trouva plusieurs dizaines de mètres plus loin sur la route. Avant qu’il n’en ait pris conscience, ses mains avaient déjà violemment tiré sur les rênes. Le cheval hennit, et ses sabots avants s’élevèrent haut dans les airs avant de retomber sur le sol, s’étant promptement retournés d’un demi-cercle. Gu Yun s’arrêta et dévisagea le jeune maître – il semblait étrangement familier et, pourtant, Gu Yun hésitait à appeler son nom. La coïncidence est trop grande, songea Gu Yun, encore hésitant. Est-ce que je réfléchis trop ? Est-ce la bonne personne ?
Tandis que le cœur de Gu Yun balançait, Shen Yi l’avait rejoint au galop.
- Qu’est-ce que… aiyah !
Le jeune soldat qui accompagnait Chang Geng réagit enfin et descendit de son cheval.
- Monsieur ! s’écria-t-il avec excitation.
Surpris, le cheval de Gu Yun hissa ses sabots avants et souffla, frappant le sol. En cet instant, même si Chang Geng avait été jeté dans un tas de fragrance pacificatrice, son cœur aurait tout de même battu suffisamment fort pour faire trembler sa poitrine. Il demeura assis sur le dos de son cheval, paralysé, l’esprit complètement vide, comme si sa langue d’argent avait fondu en une mare de métal liquide, scellant chacun de ses mots dans sa bouche. Par pur réflexe, un sourire figé apparut sur son visage.
- Chang Geng ? demanda Gu Yun avec hésitation.
Ces deux syllabes heurtèrent les tympans de Chang Geng, tintant tel le carillon d’une grande cloche. Malgré ses efforts pour garder son sang-froid, il finit par se frotter le nez d’un air embarrassé.
- Il se trouve que je traversais la région de Shu quand j’ai entendu Mademoiselle Cheng dire que yifu allait arriver dans quelques jours, alors j’ai décidé de rester. Je ne m’attendais pas à vous croiser alors que je promenais simplement mon cheval.
La mâchoire du jeune soldat était à deux doigts de lui tomber sur les orteils. Vous devez laver et changer vos vêtements chaque jour et venir à cet endroit précis à la même heure juste pour promener votre cheval ? Il regarda le cheval de race croisée tout à fait ordinaire de Chang Geng avec émerveillement, soupçonnant qu’un incroyable destrier se cachait sous son pelage tacheté.
A ce moment-là, une silhouette trébucha hors de la voiture. Indifférente à cette émouvante réunion entre père et fils, elle tituba jusqu’au bord de la route et vomit. L’interruption donna enfin à Chang Geng une occasion de reprendre son souffle, emplissant sa poitrine d’air. Il se tourna pour jeter un coup d’œil au Ministre de la Guerre Adjoint, qui tremblait comme un poussin, et afficha un doux air de surprise raffiné.
- Ai-je dit quelque chose d’écœurant ?
Gu Yun se mit à rire. Bien qu’il ait été vaguement conscient des activités de Chang Geng au fil des années, il ne se serait jamais attendu à ce qu’il devienne une telle personne. C’était comme si le jeune homme qu’il connaissait autrefois était devenu quelqu’un d’autre. L’espace d’un instant, Gu Yun oublia leur triste séparation, oublia leur long conflit, leur guerre froide, l’acte détestable qu’il avait commis en envoyant des gens pister Chang Geng dans tous ses déplacements, son refus de le laisser tranquille. Il était surpris d’être parvenu à reconnaître Chang Geng. Cet enfant avait vraiment trop changé – ses actions, ses expression, tout avait changé. C’est vrai, compta rapidement Gu Yun. Ça fait plus de quatre ans, n’est-ce pas ?
Shen Yi mena son cheval vers eux avec un sourire.
- Mon dieu, le petit prince a vraiment grandi en un clin d’œil… Vous souvenez-vous encore de moi ?
- Bonjour, Général Shen, dit Chang Geng avec un sourire.
Shen Yi soupira.
- Si j’avais été seul, je ne vous aurais pas reconnu. C’est uniquement parce que votre yifu a pensé à vous chaque jour. A ce stade, c’est devenu une obsession ; il ne peut pas s’empêcher d’y regarder à deux fois lorsqu’il croise quelqu’un qui vous ressemble…
Gu Yun l’interrompit, incapable d’en supporter davantage :
- Quelles inepties racontes-tu là ?
Shen Yi regarda l’un, puis l’autre, et éperonna son cheval, les dépassant avec un gloussement pour aider le Ministre Adjoint Sun à remonter dans la voiture. Il agita une main devant le visage de l’homme.
- Ministre Adjoint Sun, est-ce que ça va ? Accrochez-vous encore un peu, nous sommes presque arrivés à l’auberge.
Sun Jiao s’appuya contre le flanc de la voiture, pantelant comme un mourant, puis manqua de casser sa pipe en plein milieu de la route. Pourtant, le ministre découvrit bientôt que Chang Geng était son porte-bonheur. Après avoir croisé Chang Geng en chemin, ces créatures de Fer Noir passèrent d’un galop sauvage à un pas tranquille, aussi paresseux qu’une promenade post-prandiale. Même le bruit métallique de leurs sabots s’adoucit. Suivant Chang Geng, la troupe arriva à l’auberge du petit village. Mais l’humble auberge n’avait pas un nombre infini de chambres ; même s’ils réservaient l’intégralité de l’établissement, tout le monde serait obligé de partager une chambre.
Gu Yun les abandonna à l’entrée.
- Je vais dormir avec mon fils, dit-il avec désinvolture, nous pouvons laisser une chambre simple pour le Ministre Adjoint Sun.
Par réflexe, Sun Jiao refusa poliment.
- Non, non – comment pourrais-je imposer cela au maréchal…
Shen Yi tapota l’épaule de Sun Jiao, puis baissa la voix et dit :
- Ministre, acceptez ce geste. Le maréchal a croisé le quatrième prince par hasard et est de bonne humeur – ou préféreriez-vous qu’il réfléchisse à un moyen de vous tuer toute la nuit ?
La sueur sur la paume de Chang Geng n’avait pas séché, et ses rênes avaient manqué de lui glisser des mains à plusieurs reprises. C’était presque comme s’il était saoul – il savait qu’il devait rester alerte et, pourtant, il ne pouvait s’empêcher de s’enfoncer de plus en plus profondément dans cet état d’ivresse. Avant de poser les yeux sur Gu Yun, il hésitait encore entre rester et fuir mais, à la seconde où il l’avait vu, toute pensée s’était envolée de son esprit.
A ce moment-là, Gu Yun se souvint de régler son compte à Chang Geng pour sa mauvaise conduite. Alors qu’ils entraient dans la chambre, il referma la porte derrière lui, la mine sombre.
- Vous dépassez de plus en plus les bornes. Le vieux concierge dit que vous n’êtes pas retourné dans la Résidence du Marquis une seule fois ces quatre dernières années. La dernière fois que je me suis rendu au palais pour faire mon rapport, même l’empereur a demandé de vos nouvelles. Qu’étais-je censé lui dire ?
Par le passé, chaque modification dans l’expression de Gu Yun rendait Chang Geng anxieux – suffisamment pour admettre ses torts ou pour rétorquer avec obstination. Mais, après tant d’années de séparation, il découvrit que toute la prudence et la panique dans son cœur avaient disparu. A présent, il voulait graver toutes les expressions de Gu Yun dans son cœur – sourires ou colères, il voulait la gamme complète.
Quatre ans plus tôt, il avait ravalé sa tristesse et affiché un masque de calme tandis qu’il déclarait : « La Résidence du Marquis ne pourra pas me retenir éternellement. » Ce jour-là, il regarda Gu Yun et trahit soigneusement la dose adéquate d’émotion.
- Si yifu n’est pas là, quelle raison ai-je d’y retourner ?
Que pouvait bien répondre Gu Yun ? Il n’avait jamais réussi à rester énervé plus de trois phrases et, en entendant cela, il ne put même pas maintenir l’expression glaciale sur son visage. Son cœur de fer se transforma en une boule de coton. Gu Yun parcourut la petite pièce des yeux et, en voyant les quelques livres médicaux posés sur la table, en attrapa un au hasard et en fit défiler les pages.
- Pourquoi lisez-vous ça ?
- J’ai appris un peu de médecine auprès de Mademoiselle Chen. J’avais espéré devenir assez compétent pour prendre soin de yifu, à l’avenir. Malheureusement, mes talents sont limités – je ne connais que les techniques de base.
Gu Yun était sans voix. Quand cet enfant est-il devenu un beau-parleur ? songea-t-il, incrédule. C’est redoutable.
Après des années passées à garder la Route de la Soie, le mordant de Gu Yun avait progressivement fondu, telle une lame légendaire rangée dans son fourreau. Son tempérament semblait également plus stable. Invoquant une trêve implicite, aucun d’eux ne mentionna leur triste séparation, mais ils conversèrent amicalement sur les choses qu’ils avaient vécues ces dernières années. Chang Geng parla, encore et encore, jusqu’à ce qu’il réalise que les sons d’à côté s’étaient tus. Rassemblant son courage, il tourna la tête pour regarder – les lits de l’auberge étaient trop étroits, et la moitié du corps de Gu Yun dépassait pratiquement du matelas. Il avait nonchalamment attiré un coin de la couverture à lui, et ses pieds étaient rassemblés au pied du lit, tandis que sa tête reposait sur l’une de ses mains. Alors qu’il reposait ses yeux, le marquis épuisé s’était endormi dans cette position.
La bouche de Chang Geng se referma. Dans l’obscurité, il observa un instant le profil de Gu Yun. Il leva la main, puis la rebaissa, plusieurs fois, de haut en bas, ses doigts suspendus dans les airs avec hésitation pendant dieu sait combien de temps. Finalement, il retint sa respiration frémissante et posa sa main sur la taille de Gu Yun, tapotant légèrement son flanc comme pour l’épousseter.
- Yifu, décalez-vous un peu. Vous allez tomber, dit-il doucement.
Gu Yun se réveilla en sursaut, mais ne mit pas longtemps à se souvenir où il se trouvait. Avec un marmonnement, il se tourna dans la direction vers laquelle Chang Geng l’avait poussé et maugréa sans ouvrir les yeux :
- Je me suis assoupi pendant qu’on parlait ; je dois vieillir plus vite que prévu.
Chang Geng tira mieux la couverture sur lui et tendit les doigts pour ôter le bijou dans ses cheveux.
- C’est parce que j’ai mis une fragrance pacificatrice à côté de l’oreiller. Vous devez être fatigué, après un voyage si hâtif ; reposez-vous.
Cette fois, Gu Yun ne dit rien, car il s’était véritablement endormi. Il y avait peu de place sur le lit et, lorsque deux personnes allongées dessus parlaient à voix basse, c’était comme deux amants chuchotant au creux de leurs oreilles respectives. Chang Geng faillit se pencher pour embrasser la tempe de Gu Yun – comme si c’était la chose la plus naturelle du monde – puis recula brusquement lorsqu’il réalisa dans quelle indigne direction le poussait son instinct. Il s’empressa de s’allonger sur son côté du lit avec raideur.
La fragrance pacificatrice semblait être un succès : Gu Yun avait sombré dans un sommeil profond à la seconde où il s’était détendu. Mais son potentiel devait être sélectif, car elle n’eut pas le moindre effet sur Chang Geng. Avec Gu Yun allongé à ses côtés, chaque fois qu’il fermait les yeux, il avait l’impression de rêver et ne pouvait s’empêcher de les rouvrir pour s’assurer que ce rêve était bien réel. Après avoir répété ce geste plusieurs fois, toute trace de fatigue s’évapora. Au final, Chang Geng abandonna l’idée de dormir et, à la place, observa silencieusement Gu Yun.
Il l’observa toute la nuit.
***
Chen Qingxu arriva à l’auberge le lendemain matin. D’abord, elle fit du Ministre Adjoint Sun, encore désespérément malade, son cobaye et le confia à Chang Geng pour qu’il joue avec – c’est-à-dire : qu’il veille sur lui – avant de monter voir Gu Yun. Chang Geng jeta un coup d’œil à son dos qui s’éloignait tandis qu’elle montait les escaliers, mais ne démontra pas la moindre once de curiosité, comme si son patient ne l’intéressait pas le moins du monde.
Gu Yun était en route vers le sud pour des affaires officielles lorsqu’il avait appris que Chen Qingxu se trouvait à Shu, aussi avait-il envoyé quelqu’un lui remettre une lettre lui demandant de venir examiner ses yeux. Chen Qingxu ne prit pas le temps de s’enquérir de ses symptômes et commença directement son examen. Après un moment, elle demanda :
- Monseigneur, votre vue s’affaiblit-elle déjà ?
- Normalement, j’aurais dû prendre mon traitement hier soir, mais j’ai repoussé l’échéance afin que Mademoiselle Chen puisse m’examiner.
Chen Qingxu hésita avant de parler.
- Monseigneur, quand mon grand-père vous a donné cette ordonnance, il a dû vous dire que ce médicament n’était pas un traitement, et qu’il ne constituerait probablement pas une solution permanente.
Gu Yun ne sembla pas surpris.
- Combien de temps me reste-t-il ?
La mine de Chen Qingxu était grave.
- Si, à partir d’aujourd’hui, vous l’utilisez avec parcimonie, vous pourriez prolonger ses effets quelques années.
- L’utiliser avec parcimonie pourrait s’avérer impossible, dit Gu Yun en secouant la tête. Et si on augmentait la dose ou changeait de traitement ?
Avant que Chen Qingxu ne puisse répondre, Shen Yi, qui était assis non loin, dit à voix basse :
- Tout traitement est en partie toxique, et vous le prenez constamment. Même si vous changiez de traitement, votre seule option serait d’en prendre un plus agressif. A ce stade, cela ne reviendrait-il pas à étancher votre soif momentanée avec un poison d’action lente ?
- Il a raison, dit Chen Qingxu. J’ai honte de dire que, bien que notre famille se soit targuée d’être un clan de médecins miraculeux, pendant toutes ces années, nous avons été incapables de guérir vos yeux et vos oreilles.
Gu Yun sourit.
- Que dites-vous là, Mademoiselle Chen ? C’est moi qui vous ai causé tous ces ennuis.
Chen Qingxu secoua la tête.
- Pendant trop longtemps, nous avons considéré les tribus étrangères qui nous entourent comme étant ignorantes et incivilisées, nous restreignant aux Plaines Centrales. Monseigneur, laissez-moi quelques années. Je prévois bientôt de partir en voyage au-delà de nos frontières. Peut-être que je trouverai une solution.
Gu Yun fut surpris par ses mots. En plus de faire vérifier son état de santé par un membre de la famille Chen, la principale raison pour laquelle il avait demandé à Chen Qingxu de le rencontrer dans la région de Shu était une excuse plausible pour s’attarder quelques jours – il voulait s’assurer qu’une certaine personne savait qu’il était dans les parages. Il ne s’attendait pas à ce qu’une jeune demoiselle comme Chen Qingxu résolve une maladie qui avait déconcerté son grand-père.
- Mademoiselle Chen, s’empressa-t-il de répondre, ne faites pas ça. Qu’importe si je peux entendre ou non ; les barbares du nord ont été nos ennemis pendant des générations. Comment pourrais-je affronter la famille Chen si vous preniez de tels risques pour mon petit problème insignifiant ?
Chen Qingxu demeura silencieuse un instant. Elle approcha sa petite sacoche et en sortit un manuscrit.
- Voici un traitement par acupuncture que j’ai conçu. Ce n’est rien de miraculeux, mais ça pourrait soulager les maux de tête causés par votre traitement. Son Altesse a étudié l’acupuncture auprès de moi pendant quelques temps – il comprendra.
En voyant la grimace de Gu Yun, Chen Qingxu ajouta :
- Je ne le lui ai pas dit, il a deviné tout seul.
Plusieurs expressions passèrent sur le visage de Gu Yun mais, au final, il soupira. Il avait déjà l’impression d’avoir la migraine. Après lui avoir donné quelques instructions, Chen Qingxu prit une feuille de papier et un pinceau et rédigea une ordonnance de produits nutritifs.
- C’est mieux que rien. Puisque c’est tout, je vais prendre congé. Prenez soin de vous, monseigneur.
- Attendez, l’appela Gu Yun. Mademoiselle Chen, veuillez réfléchir soigneusement avant de franchir la frontière.
Chen Qingxu se tourna pour le regarder, et un petit sourire apparut sur son visage glacial, telles des fleurs sur un arbre de fer.
- Ce n’est pas seulement pour votre maladie – certaines choses doivent tout simplement être faites. Si je peux me permettre de parler franchement : bien que ma position soit inférieure et que mon pouvoir soit faible, mes aspirations sont tout aussi nobles que les vôtres. Je suis née dans le clan Chen et ait choisi la voie de Linyuan. Comment pourrais-je passer ma vie sous le couvert des accomplissements de mes ancêtres, à chercher la sécurité derrière le dos des autres ? Monseigneur, puissions-nous nous revoir.
Sur ce, elle se retourna et descendit les escaliers sans laisser à Gu Yun une autre chance de la rappeler. Après tant d’années à arpenter le monde, Chang Geng était devenu relativement attentionné, et il la rejoignit promptement.
- Mademoiselle Chen, je vais vous raccompagner.
Chen Qingxu ignora sa proposition et scruta ses yeux. Il était jeune et fort ; une nuit sans sommeil ne lui ferait pas grand mal, mais son visage montrait encore des signes de fatigue. Chen Qingxu demanda, perplexe :
- Est-ce que quelque chose cloche avec la fragrance pacificatrice ?
- Je crains que le problème ne soit moi, dit Chang Geng avec un sourire amer.
Chen Qingxu réfléchit un instant.
- Je vous dis toujours de vous ressaisir mais, à la vérité, je ne connais pas la cause de l’agitation qui vous habite. Peut-être que mes solutions sont inadaptées – une personne ne peut pas vraiment demeurer sans émotion ni désir. Si vous ne pouvez vraiment pas réprimer ces sentiments, peut-être devriez-vous laisser la nature reprendre son cours.
Chang Geng tressaillit et pinça inconsciemment les lèvres. Comment suis-je censé laisser la nature reprendre son cours, exactement ?
Chen Qingxu ne prit pas la responsabilité de nettoyer derrière elle. Elle partit juste après lui avoir porté ce coup fatal, « laisser la nature reprendre son cours », et laissa Chang Geng dans un état second pendant le reste de la journée.
***
Gu Yun resta dans la petite auberge pendant deux jours et deux nuits. Sun Jiao était prêt à reprendre rapidement la route mais, lorsqu’il se souvint de ce voyage à toute allure qui avait manqué de lui faire recracher tripes et boyaux, il eut peur de hâter les autres à repartir. Pourtant, lorsqu’ils s’en allèrent enfin, il se rendit compte que Gu Yun ne galopait plus comme s’il était en chemin vers la résurrection. Avec le quatrième prince collé contre lui chaque jour, le duo flânait comme deux vacanciers en voyage de printemps. Parfois, leur groupe se mélangeait même à une caravane de marchands de retour de leur commerce dans le nord.
Le peuple de la frontière sud était sauvage, et les bandits de la région semaient la pagaille. Le Ministre Sun avait ostensiblement été envoyé pour présenter ses condoléances au commandant régional, mais ce n’était qu’un prétexte. Son véritable objectif était d’emprunter l’autorité du Marquis d’Anding pour mettre à jour des preuves que Fu Zhicheng, un fonctionnaire de la cour, conspirait avec des bandits sans foi ni loi, et pour transformer l’Armée de la Frontière Sud en piédestal afin de faire avancer le Décret d’Autorisation de Déplacement. Mais, à la seconde où Gu Yun était entré dans la région de Shu, leur voyage avait été retardé par une chose après l’autre. Tout ce qui se trouvait au sud de la région de Shu appartenait au territoire de Fu Zhicheng et, désormais, le tyran du coin avait eu tout le temps nécessaire pour connaître leur position. Comment étaient-ils censés le prendre par surprise à ce rythme ? Une fois le Ministre Sun arrivé à cette question, il arrêta de vomir et, à la place, développa un cercle de boutons sanglants au coin des lèvres sous le coup de l’anxiété.
- Vous pouvez offenser les honnêtes gentlemen, mais vous ne devriez pas offenser les gens mesquins, murmura Shen Yi à l’intention de Gu Yun. Ça suffit. Vous feriez mieux de faire attention à ce que ce bâtard ne vous le fasse pas payer lorsque vous rentrerez à la capitale.
Gu Yun se contenta de sourire. La vue de ce sourire nonchalant donna à Shen Yi l’envie de concocter un long discours. Mais Gu Yun répondit de manière presque inaudible :
- Ni les honnêtes gentlemen, ni les gens mesquins ne sont un problème pour moi.
- Ce sera un problème si vous commettez une bévue, rétorqua Shen Yi.
Gu Yun ne s’abaissa pas au niveau de Shen Yi mais baissa un peu plus la voix.
- Le vrai problème, c’est ce type… Affronter le Ministère de la Guerre comme l’eau affronte le feu – c’est ce que j’ai de mieux à faire, tu ne trouves pas ?
Shen Yi le dévisagea longuement, puis soupira et ne dit plus rien. Depuis quand le Maréchal Gu, qui pensait être le meilleur du monde, avait-il commencé à prêter attention à ces magouilles sournoises ?
- Je n’écouterai pas une vieille mégère comme toi une seconde de plus, dit Gu Yun en secouant dramatiquement la tête. Je vais voir mon fils.
Il éperonna son cheval, ignorant ce que Shen Yi pouvait bien encore avoir à dire. Shen Yi avait le sentiment que ces deux-là devenaient bien trop écœurants.
***
Au sud se tenaient deux montagnes verdoyantes, leurs flancs luxuriants ne montrant aucun signe de déclin alors même que l’automne avait laissé place à l’hiver. Une route sinueuse, si longue qu’on ne pouvait en voir les extrémités, était engoncée entre elles, tournicotant jusqu’au sommet. Sa cravache à la main, Gu Yun montra le paysage à Chang Geng, comme s’il discutait des affaires importantes de l’état.
- Les soldats deviennent toujours nerveux lorsqu’ils voient ce type de terrain. Si un ennemi nous a tendu une embuscade ici, nous y frayer un chemin reviendrait pratiquement à tendre le bâton pour se faire battre – même au sein des frontières de l’empire du Grand Liang, les bandits ont souvent tendance à se proclamer rois dans ce genre d’endroit…
Avant que ses derniers mots ne soient sortis de sa bouche, le beuglement aigu d’un cor retentit dans les montagnes. Shen Yi était à deux doigts de s’évanouir.
- Monsieur, êtes-vous une corneille à forme humaine ?!
Ajouter un commentaire
Commentaires