Chapitre 38 : Rencontre fortuite

 

 

 

Malgré toutes les complaintes de Chen Qingxu, elle ne semblait pas agacée. Peut-être avait-elle l’habitude que des visiteurs entrent sans y être invités. Elle posa les herbes médicinales qu’elle tenait de côté et salua les compagnons de Chang Geng.

- Mon nom est Chen. Je suis un médecin martial.

Cette femme prétendait être un médecin martial, mais elle se déplaçait avec la grâce et la dignité d’une demoiselle bien née. Elle ne souriait pas, et son visage était glacial. L’autre femme devint timide en la voyant. Elle marmonna un instant mais échoua à parler et, au final, ne parvint qu’à s’incliner à plusieurs reprises. Chen Qingxu jeta un coup d’œil à Chang Geng, qui était en train de placer les aiguilles d’acupuncture.

- C’est presque mon disciple et, bien qu’il ne puisse pas tirer quelqu’un des griffes de la mort, il est suffisamment compétent pour s’occuper de vos maladies ordinaires. Dajie[1], cet homme est entre de bonnes mains.

Il était impossible de deviner l’âge de Chen Qingxu en regardant son visage, mais du moins était-elle habillée comme une jeune femme non mariée. Se tenant en retrait, le jeune soldat sentit son cœur tambouriner en la voyant. Leur prince venait d’entrer dans la maison d’une jeune femme célibataire sans même la saluer. Même s’il s’agissait d’un médecin… cela était-il approprié ? Et, manifestement, il connaissait les lieux – qui sait combien de fois il était venu ici. Dans la capitale, les familles qui respectaient strictement l’étiquette demandaient à ce qu’une notification soit envoyée par un domestique avant que les membres d’un couple marié ne puissent ne serait-ce que s’inviter l’un l’autre. Certes, les gens racontaient que les fils et les filles du monde martial ne prêtaient aucune importance à ces trivialités…

C’était la première fois que le jeune soldat filait Chang Geng seul, et il fut bientôt totalement absorbé par sa tentative de déduire la relation que cette mystérieuse femme entretenait avec le quatrième prince. Quelle serait la colère de Gu Yun, s’il découvrait cela ? Le jeune homme était tellement angoissé que c’était comme si une marmite d’eau bouillonnait dans sa poitrine. Il fut pratiquement au bord des larmes lorsqu’il se demanda comment il expliquerait cela au maréchal.

Tandis qu’ils discutaient, le vieil homme allongé sur le canapé grogna et toussa bruyamment à plusieurs reprises avant d’ouvrir lentement les yeux. Sans se soucier des microbes, Chang Geng s’empara d’un crachoir posé non loin et aida l’homme à recracher une gorgée d’épaisses mucosités. La femme qui l’accompagnait en fut ravie et déblatéra une litanie de remerciements. Chen Qingxu tendit un mouchoir à Chang Geng.

- Allez écrire une ordonnance, demanda-t-elle. Je vérifierai votre travail.

Son ton était léger, mais les mots constituaient un ordre relativement évident. Chang Geng prit une feuille et un pinceau sans protester et, après avoir réfléchi un moment, commença à rédiger une prescription. Les yeux du jeune soldat manquèrent de s’exorbiter. Lorsque ce soldat avait servi aux côtés de Gu Yun, il avait entendu le Maréchal Gu se lamenter plus d’une fois à propos du fait que le quatrième prince avait grandi et refusait de l’écouter. Pourtant, il suivait manifestement les ordres de cette femme à la lettre, plus obéissant que les plus jeunes étudiants de l’université – où était cet esprit indomptable qui avait osé défier le Marquis d’Anding dans sa jeunesse ?

Tandis que le jeune soldat demeurait figé avec perplexité, Chen Qingxu avait engagé une conversation avec l’autre femme, qui s’était enfin détendue après avoir vu l’amélioration de l’état de son compagnon. Peu à peu, la femme expliqua sa situation : après que les pantins fermiers avaient été largement déployés dans sa région, personne n’avait plus eu aucune terre à cultiver. La cour avait décrété que les nobles locaux n’avaient pas le droit de maltraiter leurs locataires mais, avec le temps, quel propriétaire accepterait d’entretenir une bande de profiteurs ? Les paiements retardés et insuffisants étaient devenus incroyablement communs et, plus tard, ceux qui étaient encore obligés de trimer malgré l’arrivée des pantins avaient commencé à trouver cela injuste. Au final, les fermiers avaient formé une guilde, les mécaniciens une autre, et les commerçants qui tenaient de petites boutiques s’étaient joints aux petits propriétaires pour en former une troisième. Tout le monde pensait qu’il appartenait au corps de métier le plus désavantagé, et tout le monde était mécontent des autres. Le mari de cette femme n’avait aucun désir de rester à la maison sans autre chose à faire que d’attirer la colère des autres, aussi était-il parti avec quelques autres villageois pour chercher du travail dans le sud. Après son départ, la famille de la femme avait perdu tout contact avec lui. Son beau-père, d’un âge avancé, était malade, ses enfants étaient trop jeunes pour aider, et le médecin aux pieds nus[2] de leur village s’en était allé depuis longtemps, ennuyé par le manque de patients. Elle s’était résolue à porter son vieux beau-père sur son dos et partir pour un long voyage à la recherche d’un traitement.

En entendant l’histoire de la femme, Chen Qingxu fronça les sourcils.

- Le sud ? Il y a eu de grosses inondations dans le sud, cette année. Ils n’ont même pas encore porté secours aux sinistrés ; quel travail pourrait-il bien y avoir ?

La femme semblait perdue. Elle résidait dans un village de montagne et n’avait aucune idée de ce qu’il se passait au-delà des quelques hectares de terrain qui s’étendaient devant sa porte.

- Madame, demanda Chang Geng en rédigeant l’ordonnance, avez-vous reçu votre ration de céréales annuelle ?

La femme baissa les yeux vers le vieil homme malade allongé sur le lit et une expression angoissée se peignit sur son visage.

- A vrai dire, non. Je me fais vieille. Et je suis une femme. Comment pourrais-je faire une esclandre en me rendant chez le fonctionnaire pour demander des rations ? Au moins les prix des céréales ont-ils été bas, cette année, et on a encore un peu de réserves à la maison, alors on pourra acheter ce dont on a besoin pour survivre.

Qu’importe les paroles de cette femme, Chang Geng comprit que ces familles de fermiers étaient habituées à ce mode de vie frugal. Ils ne puisaient jamais dans leurs économies à moins que la situation ne soit désastreuse, et chaque pièce dépensée était comme un couteau dans leur cœur. Autrement, pourquoi aurait-elle parcouru tout ce chemin en portant son beau-père sur son dos, un pas après l’autre, plutôt que de louer une charrette ?

- N’y a-t-il donc aucun champ public ? demanda Chen Qingxu. La récolte des champs publics est remise à la trésorerie nationale pour être distribuée aux fonctionnaires du gouvernement, mais j’ai entendu dire que le surplus pouvait être réclamé par les résidents locaux.

La femme rit amèrement.

- Nos champs publics ne sont pas cultivés. Ils ont été laissés en jachère, ces deux dernières années.

Chang Geng sursauta.

- Pourquoi ? La terre est-elle stérile ?

- Ils disent que c’est parce que les champs étaient proches des demeures ancestrales de certains fonctionnaires, explique la femme, et que le magistrat régional voulait construire un temple ancestral sur cette parcelle. Pour une raison inconnue, ses supérieurs n’ont pas accepté, alors ils n’ont fait que se renvoyer la balle et, au final, personne ne sait à quoi le terrain est censé servir. A présent, il est simplement abandonné.

Sur ce, les trois personnes écoutant son histoire plongèrent dans le silence.

- Dans une région fragmentée par les montagnes et les rivières, il y a si peu de terres arables et, à présent, ces champs ont été laissés en jachère, soupira Chen Qingxu. Honnêtement, ces gens…

Quoi que Chang Geng en pense, il garda ses pensées pour lui. Il termina promptement de rédiger sa prescription et la tendit à Chen Qingxu afin qu’elle l’inspecte.

- Hum, ça ira… Dajie, veuillez venir avec moi. Je garde quelques ingrédients médicinaux courants par ici ; vous n’aurez pas besoin de les acheter.

Elle conduisit la femme, qui était encore en train de la remercier avec effusion, dans l’arrière-cour pour aller chercher le traitement. A la seconde où elle disparut, le jeune soldat du Bataillon de Fer Noir poussa un soupir de soulagement et se glissa à hauteur de Chang Geng. Il suivit le prince sans dire un mot, retroussant ses manches de manière préventive pour effectuer toutes les tâches qu’il verrait Chang Geng sur le point d’entreprendre. En un rien de temps, le soldat avait nettoyé le crachoir et rangé les feuilles de papier et le pinceau sur la table. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il parvint à prononcer quelques mots.

- Jeune maître… vous connaissez plutôt bien cet endroit, bafouilla-t-il.

Chang Geng marmonna en guise de confirmation :

- Je dors souvent là, quand je suis dans la région de Shu.

Quoi ?! Un homme et une femme célibataires qui dorment dans la même maison ? Le visage du jeune soldat rougit sous l’effort qu’il lui fallut pour ravaler ces mots. A présent, il réalisait entièrement la gravité de sa mission. S’il ne réglait pas cette histoire, c’est lui que le marquis risquerait de transformer en crachoir lorsqu’il retournerait faire son rapport. Ce n’est qu’une fois que Chang Geng eut remarqué que le jeune soldat semblait avoir été frappé par la foudre qu’il réalisa ce à quoi le pauvre homme était en train de penser. Il dit avec un sourire :

- Ne vous faites pas de fausses idées. Il a beau s’agir de la maison de Mademoiselle Chen, elle n’est généralement pas là, et la maison est souvent vide. Il n’est pas rare que ses amis du monde martial dorment ici quelques jours lorsqu’ils sont dans la région. Si elle s’y trouve, les femmes restent avec elle et les hommes se logent ailleurs. J’allais vous amener ici pour y rester quelques jours mais, puisque la propriétaire est chez elle, on va aller trouver une auberge.

Le jeune soldat se détendit légèrement. Oh, c’est donc ça.

Mais, avant qu’il ne puisse se détendre complètement, ses inquiétudes se ravivèrent. Le jeune soldat songea avec une pointe de chagrin : Alors même quelqu’un d’aussi bien né que le quatrième prince doit éviter de dormir dans des auberges pour économiser de l’argent. Jetant un coup d’œil aux vêtements miteux de Chang Geng, le jeune soldat bredouilla :

- Si le mar… si le maître savait que vous viviez comme ça, il se ferait un sang d’encre.

Ce jeune soldat avait l’esprit vif et était prompt à l’action, mais il était hésitant et avare en paroles. Chaque fois qu’il parvenait à rompre son silence habituel pour dire quelque chose de ce genre, il semblait incroyablement sincère. Le cœur de Chang Geng manqua un battement, et il ne sut comment répondre.

A cet instant, Chen Qingxu et la femme revinrent après avoir préparé l’ordonnance. Le médecin jeta un coup d’œil au visage de Chang Geng et fronça les sourcils.

- Ressaisissez-vous. Qu’est-ce que je vous ai dit ?

Chang Geng recouvra ses esprits et ourla sa bouche en un sourire.

Il est vrai que Chen Qingxu comptait presque comme l’un de ses professeurs. Deux ans plus tôt, le shifu de Chang Geng l’avait surpris durant l’une de ses attaques de Wu’ergu. Le lourd secret qui n’était jusque-là connu que par les cieux, la terre et Chang Geng lui-même avait enfin trouvé un autre témoin. Son shifu n’avait aucune connaissance médicale, aussi avait-il entraîné Chang Geng dans un long voyage à travers de multiples destinations avant de trouver Chen Qingxu dans l’ancienne capitale orientale. Malheureusement, le Wu’ergu était un secret extrêmement bien gardé par la chamane barbare, et même quelqu’un d’aussi cultivé que le Miraculeux Docteur Chen n’avait pu faire de grands progrès. Tout ce qu’elle avait pu faire, c’était lui prescrire quelques calmants tout en continuant ses longues recherches. Alors qu’elle le soignait, Chang Geng s’était renseigné sur la maladie de Gu Yun de manière détournée.

- Mademoiselle Chen, avait-il demandé, connaitriez-vous des patients dont la vue et l’audition vont et viennent ?

Naturellement, Chen Qingxu avait compris le sous-entendu derrière sa question, mais ce n’était pas à elle de l’informer. Elle s’était contentée d’une réponse succincte :

- Oui.

- Dans ce cas, la cécité et la surdité peuvent-elles être atténuées par des médicaments ?

- Si le handicap est congénital, non. S’il s’agit d’une maladie acquise plus tard en raison d’une blessure, ça dépend de la cause… si la cause est un poison, il pourrait être possible d’en mitiger les effets.

Elle avait pensé que, après avoir tourné autour du pot un si grand nombre de fois, Chang Geng finirait par poser directement la question à Gu Yun. Mais, au final, il ne l’avait jamais fait. Chen Qingxu s’était alors rendu compte qu’elle avait peut-être sous-estimé la clairvoyance et l’intelligence de ce jeune homme. Chang Geng n’avait pas posé d’autres questions. A la place, il l’avait sincèrement implorée de l’accepter en tant que disciple.

La famille Chen avait engendré des médecins miraculeux pendant plusieurs générations. D’un côté, les traditions de ce clan étaient très particulières et, pourtant, de l’autre, elles ne l’étaient pas. Ils n’avaient qu’un seul précepte familial : « Dédie ta vie au soulagement des souffrances de l’humanité ». Tout membre qui essayait d’imiter les soi-disant « docteurs miracles » excentriques des livres de contes et n’acceptait que les cas les plus rares et les plus difficiles, ou qui discriminait les patients en fonction de leur identité, était exclu du clan sans exception. Chen Qingxu traitait les maladies et les blessures graves, mais s’occupait tout aussi attentivement du rhume ordinaire d’un enfant ou de l’accouchement difficile d’une femme. Et elle ne gardait pas les connaissances qu’elle avait emmagasinées au cours de sa vie pour elle – la famille n’avait aucune règle interdisant que leur savoir soit divulgué aux personnes extérieures. Si quelqu’un demandait à être placé sous sa tutelle, elle l’instruisait. Puisque Mademoiselle Chen n’avait pas encore terminé son propre apprentissage, elle déclarait ne pas pouvoir accepter officiellement des disciples. Ainsi, elle ne pouvait compter que comme une moitié de shifu.

La famille Chen résidait dans la Préfecture de Taiyuan, au nord. Généralement, Chen Qingxu ne restait pas ici, dans le sud, pendant l’automne et l’hiver, si bien que Chang Geng supposait qu’une affaire avait dû la retenir à Shu aussi tard dans l’année.

Il sortit une bourse d’argent du revers de ses vêtements et la tendit au jeune soldat du Bataillon de Fer Noir avec l’instruction de louer une charrette pour ramener le vieil homme et sa belle-fille chez eux. Le jeune soldat n’osa pas dépenser une seule piécette de ce prince frappé de pauvreté et s’empressa de refuser la bourse qu’il lui tendait avant de sortir pour obéir à ses ordres.

Une fois tous les étrangers partis, Chen Qingxu sortit un petit sac en tissu et le tendit à Chang Geng.

- C’est une bonne chose que je vous aie croisé. Voici ma nouvelle formule de fragrance pacificatrice. Prenez-la avec vous et testez-la.

Chang Geng l’accepta avec un remerciement et, après avoir transféré une portion de la poudre médicinale dans son propre sachet, il rangea le reste. Lorsqu’ils se posèrent sur ce sachet, les yeux de Chen Qingxu s’illuminèrent. Il n’était pas brodé de motifs entêtants tels que des canards mandarins batifolant dans l’eau ou des papillons volant par paires. A la place, il était constitué d’une doublure de soie unie et d’un fin morceau de cuir souple parsemé de motifs en filigrane. Le dessin semblait représenter un manchon de fer avec des rouages entremêlés, une lame dépassant de son extrémité comme pour prendre son envol. L’objet était magnifique.

- Où avez-vous trouvé ce sachet ? se surprit à demander Chen Qingxu. Il est absolument unique.

- Je l’ai fabriqué moi-même. Vous en voulez un ?

Le Miraculeux Docteur Chen, dont le sang-froid demeurait inébranlable même au cœur de la bataille, démontra une légère note de stupéfaction.

- Il est très robuste, poursuivit Chang Geng pour recommander son travail. C’est vrai, je voulais vous demander – la mi-automne est déjà passée, alors pourquoi êtes-vous encore dans la région de Shu ?

- Le Marquis d’Anding prévoit de traverser la région de Shu pendant son voyage vers le sud ; il m’a demandé de le retrouver là. Quoi, vous ne le saviez pas ?

A présent, les places étaient inversées, et ce fut au tour de Chang Geng d’être stupéfait. Il y eut un long intervalle avant que Chang Geng ne parvienne à retrouver sa voix, aidé par le relent d’encens pacificateur.

- Je… je ne savais pas. Mon yifu… pourquoi fait-il route vers le sud ?

Chen Qingxu était abasourdie.

- Si le Marquis d’Anding quitte le nord-ouest, c’est qu’il doit avoir des affaires militaires à gérer. Je n’ai eu la chance d’échanger quelques mots avec lui qu’à cause de sa relation avec mes aînés. Il n’aurait aucune raison de me donner son itinéraire.

- Mais ce jeune homme du Bataillon de Fer Noir vient de me dire qu’il rentrerait à la capitale pour le Nouvel An…, dit Chang Geng, légèrement perdu.

Chen Qingxu n’en fut que plus abasourdie.

- La Fête du Double Yang[3] n’est pas encore passée ; qu’est-ce que ses plans actuels pourraient bien avoir à voir avec le fait qu’il rentre ou non à la capitale pour le Nouvel An ?

Chang Geng ne savait pas quoi dire. Il resta silencieux un instant, puis ne put s’empêcher de s’esclaffer. Seul quelqu’un qui attendait avec tant de peur et d’espoir pouvait totalement ignorer une période de trois, presque quatre mois.

- Je pensais qu’il s’agissait de la raison pour laquelle vous êtes ici, mais il s’avère que c’est une simple coïncidence, dit Chen Qingxu. Dans sa lettre, il a dit qu’il arriverait d’ici quelques jours. Si vous n’êtes pas pressé de partir, vous pouvez tout aussi bien rester pour l’attendre.

Chang Geng marmonna distraitement en réponse, son esprit à des milliers de kilomètres de là.

- Chang Geng, Chang Geng !

Lorsqu’il recouvra enfin ses esprits, Chen Qingxu l’appelait d’un air sévère.

- Je vous l’ai dit, dit Chen Qingxu, la mine sombre, les prescriptions pacificatrices ne sont pas un traitement. Elles ne peuvent que vous aider dans votre combat. Lorsqu’il s’agit d’affronter le Wu’ergu, la pire chose que vous puissiez faire, c’est perdre votre tranquillité d’esprit. Chaque pensée parasite est un engrais pour ce poison. Vos pensées ont divagué deux fois en peu de temps, aujourd’hui. Que se passe-t-il ?

Chang Geng implora son pardon et baissa les yeux, le visage insondable. Il ne souhaitait pas s’étendre sur ce sujet, aussi aborda-t-il l’ordonnance qu’il venait de rédiger pour le vieil homme. Chen Qingxu avait arpenté le monde en pratiquant la médecine. Elle avait soigné d’innombrables plaies laissées par des couteaux et des épées, et soulagé les souffrances de longues maladies chroniques. Mais savait-elle comment recoudre un cœur ?

Après avoir reconduit le vieil homme et la femme, le jeune soldat revint à la hâte. Lorsqu’il vit que Chang Geng ne l’avait pas abandonné en disparaissant à nouveau, il poussa un soupir de soulagement. Chang Geng emprunta quelques tomes du Classique de Médecine, puis fit ses adieux à Chen Qingxu et emmena le jeune soldat avec lui pour réserver une chambre dans l’auberge d’un village voisin.

Dans la région de Shu, les insectes automnaux étaient particulièrement envahissants, et ils étaient encore plus bruyants au milieu de la nuit que pendant la journée. Chang Geng plaça son sachet contenant la nouvelle fragrance pacificatrice près de son oreiller, mais il fut bientôt déçu par la nouvelle formule de Mademoiselle Chen. Non seulement elle échoua à apaiser son esprit, mais l’odeur entêtante le maintint éveillé la moitié de la nuit avant qu’il ne finisse par sortir du lit pour passer les dernières heures avant l’aube à lire à la lueur d’une lampe. Il vida un bol entier d’huile de lampe et parvint à mémoriser deux et demi des trois tomes du Classique de Médecine avant que le jour ne se lève enfin – pourtant, il n’éprouva pas une once de fatigue. C’était comme si un réservoir était apparu dans la poitrine de Chang Geng, éjectant de la vapeur tandis qu’il consommait une quantité infinie d’or violet. Même s’il récitait des dizaines de milliers de fois « ressaisis-toi » dans sa tête, essayait de se convaincre de considérer l’arrivée imminente de Gu Yun comme un évènement ordinaire, ou essayait de ne pas y penser, l’impatience et l’anxiété s’entremêlaient et s’enroulaient fermement autour de ses os. Leurs branches épineuses s’attaquèrent à son cœur au cours de la nuit, provoquant tour à tour douleur et engourdissement. Il était inutile qu’il se mente à lui-même.

Le lendemain, Chang Geng fit appeler le jeune soldat.

- Mon frère, quand vous voyagez à travers la région de Shu pour vous rendre vers la frontière sud, quelles routes empruntez-vous, habituellement ?

- Si c’est pour une affaire officielle, je prends bien évidemment les routes officielles. Quant au reste, ça dépend des circonstances, alors difficile à dire. Si nécessaire, on peut même ramper dans les gorges de la montagne.

Chang Geng acquiesça en silence. Peu de temps après, le jeune soldat fut stupéfait de découvrir que Chang Geng avait ôté les vêtements déchirés qu’il portait lors de ses errances à travers le monde et portait une toute nouvelle tenue. Bien que ses nouveaux vêtements ne soient pas ostentatoires, ils étaient de très bonne qualité – on pouvait dire d’un seul coup d’œil que celui qui les portait était soit riche, soit de noble descendance. En un clin d’œil, Chang Geng était passé d’un érudit nécessiteux à un jeune maître noble jusqu’à la moelle. Même le patron de l’auberge lui parla inconsciemment d’un ton plus respectueux.

Paré de sa tenue de jeune maître, il sortit promener son cheval sur la route officielle chaque jour – difficile de dire s’il attendait quelqu’un ou se contentait de se montrer en spectacle. Ses beaux vêtements salissant facilement, après avoir fait les cent pas dans la poussière toute la journée, il rentrait le soir couvert d’une couche de saleté. Chang Geng ne voulait pas importuner les autres avec sa lessive, si bien qu’il lavait ses vêtements lui-même – il était obligé, parce qu’il n’avait que deux exemplaires de cette tenue de « jeune maître » et, s’il ne se montrait pas diligent dans son nettoyage, il n’aurait bientôt plus aucun vêtement à porter.

Chaque jour, lorsque Chang Geng montait sur son cheval, il songeait : Je devrais peut-être m’en aller. Mais il n’avait pas vu Gu Yun depuis plus de quatre ans. Jour après jour, le manque s’était transformé en montagne, et il craignait désormais que tout ne s’écroule au moindre petit coup de vent. Chang Geng voulait s’enfuir, mais il n’osait pas. Il passait chaque minute de ses chevauchées à l’extérieur de l’auberge à se battre contre lui-même dans sa tête, et arrivait chaque jour sur la route officielle avant que la bataille n’ait touché à son terme. Ensuite, puisqu’il était déjà sur place, il n’avait d’autre choix que de rester là, en se faisant fouetter par le vent et en avalant des gorgées de sable, échouant à croiser ne serait-ce qu’un lapin durant toutes ces heures d’attente[4]. Lorsqu’il retournait à l’auberge dans la soirée, il songeait : Demain, je réglerai l’addition et m’en irai. Mais, le lendemain, il ravalait ses paroles et se dirigeait à nouveau vers la route officielle, se battant contre lui-même durant tout le trajet.

Il passa plusieurs jours dans cet état de folie temporaire. Un soir, après quatre ou cinq jours, Chang Geng dirigea son cheval vers l’auberge et observa l’éclat sanglant du soleil couchant, à l’ouest. C’était un spectacle magnifique, et il se surprit à ralentir le rythme pour laisser son cheval flâner et brouter en chemin. En repensant à tout ce qu’il avait fait ces derniers jours, Chang Geng ne sut pas s’il devait en rire ou en pleurer. Si Liao Ran l’apprenait, il rirait probablement jusqu’à ce que ses dents lui en tombent.

Soudain, Chang Geng entendit le grondement de sabots qui approchaient derrière lui. Il fit tourner son cheval afin de faire de la place et regarda derrière lui pour voir plusieurs grands et beaux chevaux passer au galop, tirant une voiture derrière eux. A cette distance, il put simplement voir que les cavaliers portaient tous des vêtements de roturiers, pas si différents de ceux des autres voyageurs qui arpentaient la route. Pourtant, pour une raison inconnue, le cœur de Chang Geng se mit à palpiter.

 

 

[1] Littéralement « grande sœur », terme qui s’utilise également pour s’adresser à une femme plus âgée.

[2]赤脚医生 « chijiao yisheng » : agriculteurs chinois ayant reçu une formation médicale et paramédicale afin d’exercer dans les villages des zones rurales reculées.

[3] Ou Fête de Chongyang, qui se déroule lors de la dernière lunaison de l’automne.

[4] Jeu de mot avec l’expression chinoise « attendre un lapin à côté d’une souche d’arbre », qui signifie : attendre bêtement que quelque chose d’improbable se produise. Tirée de l’histoire d’un fermier qui voit un lapin se cogner contre une souche d’arbre et mourir, et espère avoir assez de chance pour que la chose se produise une deuxième fois.

 

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