Chapitre 37 : Décret
Quelle que soit la grandeur des exploits d’un souverain, la vie d’un empereur ne laisse pas plus d’une page dans les annales de l’histoires. Depuis l’invention de l’écriture, aucun empereur n’avait été le même. Certains avaient gouverné la nation et assuré la stabilité du territoire, tandis que d’autres avaient semé le malheur sur le pays et son peuple. Certains s’étaient lavé les mains des affaires mondaines et s’étaient détournés de la gouvernance pour chercher l’immortalité, tandis que d’autres étaient montés sur le trône pour faire des vagues.
L’ancien Empereur Yuanhe était sans conteste en quête d’immortalité. Il était doux et magnanime, mais brouillon et incompétent. Pourtant, son fils, qui avait des opinions politiques très similaires aux siennes, était indubitablement du genre à faire des vagues. Li Feng, l’Empereur Longan, rejetait le dicton taoïste « Gouverner une grande nation est comme cuire un petit poisson » : si on interfère trop, on peut gâcher tout un projet. Il était diligent en terme d’administration, et de nature ferme. Le jour où il était monté sur le trône, il avait inversé la tendance de l’ancien empereur, qui avait pour habitude de négliger les affaires gouvernementales, et avait débuté sa tumultueuse carrière politique avec une vigueur énergique.
Durant la première année de l’ère de Longan, l’empereur avait ordonné à Gu Yun, le Marquis d’Anding, d’escorter Jialai Yinghuo, le Prince Héritier de Tianlang, jusqu’à la frontière nord. Au même moment, il avait établi de nouvelles branches de la Route de la Soie reliant les multiples petites nations des Régions Occidentales, et ouvert un couloir commercial avec cette région, laissant le Marquis d’Anding superviser tous les arrangements nécessaires. Qu’il s’agisse de contraindre le marquis à faire affaire avec les barbares du nord ou de l’abandonner dans les arides Régions Occidentales, la rancœur qu’éprouvait l’empereur en raison des coffres vides de la nation était on ne peut plus claire. Il aurait tout aussi bien pu dire : Gu Yun, regagnez-moi cet argent ou vendez-vous pour compenser la différence.
Durant la seconde année de Longan, le Prince Wei avait conspiré avec les habitants de Dongying dans une malheureuse tentative de frapper la capitale depuis la mer, et menacé l’empire avec une flotte de dragons de guerre. Son complot avait été révélé au grand jour alors qu’il était à moitié achevé, et la Marine de Jiangnan avait lancé une attaque éclair pour capturer le chef des rebelles employé par le Prince Wei à bord de son vaisseau. Le Prince Wei avait été emprisonné, puis s’était « suicidé » en buvant du poison. Dans les suites, l’Empereur Longan avait purgé le commandement de Jiangnan avec la plus grande partialité. Quatre-vingt-six fonctionnaires majeurs et mineurs étaient impliqués dans l’incident, et plus de quarante d’entre eux avaient perdu leur tête. Lorsque la saison des récoltes avait touché à son terme et que la saison des décapitations[1] était arrivée, il y en avait eu bien trop à exécuter : trois séances d’exécutions avaient été programmées. Les prisonniers restants avaient été condamnés à la castration ou à l’exil, interdits de travailler en tant que fonctionnaires gouvernementaux à perpétuité.
La même année, l’application de nouvelles lois avait commencé à Jiangnan – des lois qui avaient sanctionné l’occupation illégale des terres par la noblesse locale et les propriétaires. Les terres saisies n’avaient pas été redistribuées au petit peuple et aux locataires, mais étaient retournées en la possession de la cour impériale, tandis que leurs droits d’usage étaient revenus aux autorités centrales, dans la capitale. Lors de la troisième année de Longan, décider quoi planter ou construire sur chaque parcelle de terrain nécessitait d’innombrables quantités d’autorisations. Le pouvoir était centralisé à un point que même l’Empereur Wu n’était pas parvenu à atteindre, et les restrictions sur l’usage de l’or violet étaient devenues suffocantes. Personne n’avait osé objecter – ceux qui l’avaient fait avaient été traités comme appartenant au camp du Prince Wei, et condamnés à une entaille au-dessus des épaules ou une entaille sous la ceinture.
Durant la quatrième année de Longan, Li Feng avait instauré la Loi sur l’Insigne de Maîtrise. Cet édit obligeait tous les mécaniciens civils à s’enregistrer auprès de leur gouvernement local pour recevoir un « insigne de maîtrise », qui les autorisait à travailler. Un sceau et un numéro d’identification étaient gravés sous chaque insigne, et le détenteur de l’insigne devait s’en servir pour marquer tout objet qu’il réparait ou créait. La cour avait mis en place cinq rangs de mécaniciens, basés sur l’expérience et le talent. Des règles strictes encadraient le travail qu’un mécanicien de chaque rang était autorisé à effectuer, et les mécaniciens non-enregistrés n’avaient pas le droit d’exercer leur métier. Les mécaniciens qui ne faisaient pas partie de l’armée n’avaient pas le droit de travailler sur des armures ou des machines à usage militaire. Ceux qui enfreignaient cette loi se faisaient couper les doigts et envoyer en exil. L’annonce de cette loi avait déclenché une tempête de débats au sein de la cour. Mais, qu’importe les arguments logiques que les fonctionnaires défendaient, l’empereur et le conseil des ministres – dont les membres, après une autre purge, obéissaient au doigt et à l’œil de l’empereur – chantaient le même refrain : si un contrôle strict n’était pas maintenu sur les mécaniciens, comment le gouvernement pourrait-il éponger la fuite d’or violet ?
Avant que le débat autour de la Loi sur l’Insigne de Maîtrise n’ait pu toucher à son terme, Li Feng avait fait retentir un autre coup de tonnerre – le Décret d’Autorisation de Déplacement. Cette loi visait l’armée. Les forces militaires de l’empire du Grand Liang étaient, à l’origine, organisées en huit branches militaires, chacune ayant une spécialité différente. Ces divisions étaient partagées entre les cinq régions de Jiangnan, les Plaines Centrales, la frontière au nord de la Grand Muraille, les Régions Occidentales et la frontière sud, et chaque région était présidée par un commandant en chef. La désignation et le renvoi d’officiers militaires, ainsi que la distribution des salaires, des provisions, des armures et des machines étaient gérés par le Ministère de la Guerre, tandis que tout le reste était du ressort du commandant en chef de la région militaire. Par ailleurs, le Marquis d’Anding détenait une Amulette du Tigre de Fer Noir, qui lui octroyait l’autorité nécessaire pour commander toute les forces militaires de la nation en cas d’urgence.
Li Feng n’avait pas modifié la composition des cinq régions militaires, et il n’avait pas rapatrié l’Amulette du Tigre détenue par le Marquis d’Anding. Il avait simplement créé des postes pour une poignée d’inspecteurs militaires, afin d’aider les commandants en chef de chaque région. Ces inspecteurs militaires bénéficiaient d’un contrat de trois ans et rendaient des comptes au Ministère de la Guerre directement. Ils n’avaient qu’une seule mission : demander des décrets d’autorisation de déplacement au Ministère de la Guerre. Si le commandant en chef ordonnait à ses troupes de bouger d’un seul cheveu sans avoir un décret d’autorisation de déplacement entre les mains, ce serait considéré comme un acte de trahison. Toutes les garnisons régionales devaient respecter cette loi – à l’exception du Bataillon de Fer Noir.
A la seconde où le Décret d’Autorisation de Déplacement avait été annoncé, les débats avaient explosé dans la nation. Tout le monde avait perdu tout intérêt pour l’affaire triviale des mécaniciens civils. L’empereur et ses fonctionnaires civils et militaires avaient parlementé jusqu’au Nouvel An, pépiant comme une basse-cour. Le jour de son annonce, trois des cinq commandants régionaux avaient déclaré qu’ils prenaient leur retraite en raison de leur grand âge, et les vociférations furent telles qu’elles atteignirent même les oreilles du Marquis d’Anding, loin au nord-ouest. Avant que le marquis n’ait pu exprimer ses propres inquiétudes vis-à-vis du nouveau décret de l’empereur, il s’était retrouvé obligé de rassurer les soldats de chaque région. Toute sa patience avait été épuisée à force d’écouter les vieux généraux, assis en se cramponnant le cœur et en pleurant mélancoliquement tandis que Gu Yun courait à droite et à gauche pour éteindre les départs de feu. Durant la nuit de la Fête des Lanternes[2], Gu Yun était rentré à la capitale pour faire son rapport. Les filles et les jeunes demoiselles encombrant les rues l’avaient enterré sous plus d’une cinquantaine de mouchoirs jetés au vent, mais il n’avait pas eu le temps de s’en vanter – en l’espace de quelques jours, il les avait tous redistribués pour essuyer les larmes des autres. Ces cadeaux parfumés s’étaient révélés plus économiques que les morceaux de tissu les plus grossiers.
Même le monde civil avait sombré dans le chaos. Les étudiants des diverses universités du pays ne parlaient plus que de ça ; ils ramenaient tel ou tel décret sur la table et en débattaient sans fin. La cour impériale, qui était restée extrêmement stagnante pendant l’ère de Yuanhe, avait enfin fourni aux érudits de quoi se quereller.
Le chaos avait persisté jusqu’à la sixième année de Longan. Aucune conclusion n’avait été atteinte concernant le Décret d’Autorisation de Déplacement. L’empereur avait refusé d’abroger la loi, mais il n’avait toujours pas nommé d’inspecteurs militaires. La loi demeurait suspendue en l’air, une menace sans action, telle une épée prête à laisser l’autre camp à feu et à sang à tout moment.
La fraîcheur automnale retomba sur la lande. Quatre années s’étaient écoulées depuis la menace du dragon à Jiangnan. Le cadavre du Prince Wei avait refroidi dans sa tombe, et l’incident qu’il avait provoqué n’était plus un sujet de conversation en vogue. Plus personne ne l’évoquait.
***
Le long de la route officielle qui traversait Shu[3] se trouvait une petite taverne nommée Village des Fleurs d’Abricotier[4]. Ce n’était rien de plus qu’une bicoque érigée pour vendre du vin. Où que l’on puisse trouver ce genre d’établissement, il y avait huit chances sur dix qu’il ait un nom du genre « Village des Fleurs d’Abricotier ».
Un jeune homme souleva doucement le rideau suspendu au-dessus du seuil et entra à l’intérieur. Il n’avait pas plus de dix-neuf ou vingt ans, à l’aube de l’âge adulte, et était paré de longs vêtements déchirés tel un érudit sans le sou. Son visage était incroyablement, presque violemment beau – il avait le nez haut, la lisière des cheveux si nette qu’elle semblait taillée au couteau, et des yeux profonds qui scintillaient comme des étoiles glacées. Sur n’importe qui d’autre, ces traits auraient pu paraître agressifs et, pourtant, ce jeune homme dégageait une aura aussi douce et chaleureuse que le jade. Il suffisait de lui jeter un coup d’œil pour que votre regard s’illumine de plaisir ; ceux qui le regardaient plus longuement ne pouvaient se lasser de son apparence mais, en l’inspectant plus attentivement, ils pouvaient détecter une tranquillité distante dans son attitude.
La taverne était si petite que même un gros chien aurait dû se pencher en avant pour entrer. A l’intérieur, il n’y avait que deux tables, dont les sièges étaient déjà occupés. Le propriétaire, qui travaillait également en tant que serveur et comptable de l’établissement, poussait paresseusement les perles de son boulier d’un côté à l’autre lorsque son regard fut attiré par ce jeune homme. Après s’être émerveillé intérieurement de sa beauté, le propriétaire fit un pas en avant et le salua, les mains jointes.
- Honorable invité, mes excuses. Vous êtes arrivé au mauvais moment ; il n’y a nulle part où s’asseoir. Il y a un autre endroit où se reposer environ deux kilomètres et demi plus loin. Peut-être devriez-vous aller y jeter un œil ?
- Je commençais seulement à avoir soif lorsque j’ai croisé cet établissement, dit l’érudit avec bonne humeur. Pourrais-je vous demander d’emplir mon flacon avec un bon vin ? Je n’ai pas besoin d’un siège.
Le propriétaire tendit la main vers sa cruche de vin. Lorsqu’il ouvrit le couvercle, l’odeur de lie de vin s’en déversa.
- De la liqueur de feuille de bambou – je m’en occupe.
Un client assis à l’une des tables fit signe à l’érudit.
- Jeune maître, venez reposer vos pieds ici, je vais vous faire de la place.
L’érudit accepta son offre et joignit les mains en signe de remerciement. Pourtant, avant qu’il ne puisse s’asseoir, il entendit une voix à la deuxième table.
- C’est quoi votre problème ? Je pense que notre empereur actuel est très bien. C’est l’empereur ; n’est-il pas logique qu’il garde le pouvoir entre ses mains ? Malgré tout le respect que je lui porte, pouvez-vous vraiment affirmer que celui qui n’a jamais rien gouverné et a passé toute sa vie à pratiquer le bouddhisme et à batifoler avec les domestiques du palais et les concubines était un bon empereur ?
L’érudit ne s’attendait pas à trouver une personne susceptible de faire de grandes observations sur le monde dans cette modeste taverne. Il leva les yeux et découvrit un homme plus âgé, avec des bras musculeux, un pantalon retroussé et de l’huile de moteur étalée entre les doigts. Il semblait s’agir d’un mécanicien de bas rang. Le vieux fermier assis à côté de lui s’empressa de confirmer :
- Exactement ! Vous n’avez qu’à regarder le prix du riz, ces jours-ci. Quelqu’un a-t-il déjà vu des prix aussi bas depuis la fondation de notre dynastie ?
Voyant qu’il était soutenu, le mécanicien se délecta un peu plus de ses opinions et poursuivit d’un air important :
- Je suis allé en ville avant-hier, et j’ai entendu un groupe d’érudits de l’université discuter des actualités. Lorsqu’ils ont abordé le Décret d’Autorisation de Déplacement, un gamin sans une ombre de duvet sur les joues a dit que Sa Majesté était en train d’affaiblir les défenses frontalières de l’empire du Grand Liang. Ridicule ; pour quel genre de stratège de comptoir se prend-il ? N’a-t-il pas vu ce qu’il s’est passé quand le Prince Wei a essayé de se révolter ? Ces postes de généraux se trouvent dans des terres reculées, où l’empereur est loin et le pouvoir central est faible. Si le moindre d’entre eux se sentait d’humeur rebelle – sans parler de la stabilité de la nation de Sa Majesté, nous, le peuple, ne serions-nous pas ceux qui en subiraient les conséquences ? J’ai entendu des gens dire que, si le Ministère de la Guerre garde les généraux à l’œil, les dépenses militaires vont s’effondrer, et nous, les civils, n’aurons plus à supporter le poids de toutes ces taxes. N’est-ce pas une bonne chose ?
A ce moment-là, toutes les personnes présentes dans la taverne acquiescèrent. L’homme qui avait invité l’érudit à s’asseoir prit également la parole :
- Le Marquis d’Anding ne s’y est même pas opposé et, pourtant, tout le monde sort de ses gonds en son nom.
L’érudit, qui ne suivait pas la conversation avec attention, leva instinctivement les yeux à la mention de cet individu.
- Qu’est-ce que cette affaire a à voir avec le Marquis d’Anding ?
- Jeune maître, dit l’homme avec un rire, laissez-moi vous expliquer. En surface, il semblerait que Sa Majesté n’a pas touché au Bataillon de Fer Noir avec ce décret. Mais, en vérité, il a divisé les forces militaires à disposition du Marquis d’Anding. Réfléchissez-y : si, à partir de maintenant, les soldats de la nation ne peuvent être mobilisés qu’avec un décret d’autorisation de déplacement, qu’en est-il de l’Amulette du Tigre de Fer Noir détenue par le marquis ? Si le fait de mobiliser les soldats sans décret d’autorisation de déplacement est une trahison, et que le Ministère de la Guerre refuse d’en fournir un, qui doivent écouter les cinq commandants régionaux – le Ministère de la Guerre ou le Marquis d’Anding ?
L’érudit sourit.
- C’est donc ça. Vous m’avez éclairé.
En voyant que le propriétaire avait fini de préparer son vin, le jeune homme se détourna de la conversation insensée de ces rustres provinciaux, remercia poliment l’homme qui l’avait autorisé à s’asseoir et sortit, laissant un paiement derrière lui. Alors qu’il sortait de la taverne, il vit qu’un homme était apparu sur la route précédemment déserte. Le nouveau-venu ne dit rien, mais sembla relativement embarrassé d’avoir été aperçu par cet érudit sans le sou. Il s’inclina soigneusement en signe de salutation, puis avança vers le côté de la taverne, où il s’évertua à reproduire fidèlement une fresque. L’érudit pressa une main contre son front, légèrement exaspéré. Ils me rattrapent de plus en plus vite.
Cet « érudit » n’était nul autre que Chang Geng. Après sa dispute avec Gu Yun, quatre ans plus tôt, il avait été escorté vers la capitale par un Faucon Noir. Après avoir refusé chacune des éloges et récompenses de l’empereur, il avait passé six mois à se battre quotidiennement contre les gardes de la Résidence du Marquis avant de réussir à s’échapper. Gu Yun avait envoyé des gens à sa poursuite plus d’une fois. Mais, après une situation qui était restée douloureusement enlisée pendant plus d’un an, le marquis avait enfin réalisé que cet enfant était tel un petit faucon qu’on ne pouvait ni mettre en cage, ni dompter par la force. Il n’avait eu d’autre choix que de faire un compromis et de laisser le garçon vivre à sa guise. Malgré tout, où que Chang Geng se rende, il tombait nez-à-nez avec des soldats du Bataillon de Fer Noir en tenue civile, circulant tels des fantômes.
Plus tard, avec une recommandation de Liao Ran, Chang Geng avait engagé un mystérieux expert martial civil en qualité de maître. Il avait suivi son shifu dans ses divagations, voyageant à travers le pays et visitant toutes sortes d’endroits inhabités – et, ce faisant, avait totalement semé le Bataillon de Fer Noir. Mais, chaque fois qu’il apparaissait près d’une station de relais, il en revoyait la queue… et, sans surprise, à la seconde où il avait posé le pied dans la région de Shu, ce jeune soldat l’attendait de pied ferme.
Le Chang Geng actuel n’était plus un jeune homme borné au cœur lourd d’incertitudes. Il mena son cheval vers le soldat, une expression aimable sur le visage.
- Vous vous êtes donné bien du mal, mon frère. Comment va mon yifu ?
Le soldat était un homme mutique, et il ne s’était pas attendu à ce que Chang Geng lui fasse la conversation. Agité, il bafouilla :
- Votre Alt… Jeune maître, le maître va bien. Il a dit que, si les choses restaient paisibles à la frontière d’ici la fin de l’année, il viendrait célébrer le Nouvel An à la maison.
Chang Geng acquiesça.
- Très bien, alors je partirai pour la capitale dans quelques jours.
Il était difficile de dire si son visage recelait la moindre joie ou réticence. Tandis qu’il parlait, il tendit un flacon de vin plein au soldat.
- Vous avez eu une journée difficile, avec tout ce voyage. Réchauffez-vous donc avec une gorgée de vin.
Qu’importe la naïveté du jeune soldat, il était évident qu’il était une aiguille dans le pied de Chang Geng. Il était surpris. Non seulement Chang Geng lui avait parlé gentiment, mais il lui avait même généreusement offert à boire. Le jeune soldat était quelque peu stupéfait par ces bons traitements. Il n’osa pas poser ses lèvres sur le flacon et en versa nerveusement une gorgée au-dessus de sa tête en faisant attention à ne pas en perdre une goutte. Il lui rendit poliment le flacon avec ses deux mains et prit les rênes du cheval de Chang Geng.
- Au printemps dernier, dit Chang Geng, je me suis rendu dans le nord-ouest, mais yifu était occupé par ses affaires militaires, alors je ne l’ai pas importuné. La Route de la Soie est florissante. Qui aurait cru que cette mer de sable sans fin pourrait devenir un lieu si animé que les gens doivent avancer collés les uns aux autres – j’ai vu peu d’endroits aussi prospères dans l’empire du Grand Liang.
Après avoir jeté un coup d’œil alentour pour s’assurer qu’ils étaient seuls, le jeune soldat dit doucement :
- Avec le maréchal aux commandes, ces dernières années, les pillards du désert ont progressivement disparu. Beaucoup de gens se sont établis à l’entrée de la Route de la Soie pour faire du commerce, et on peut y trouver des petites babioles originaires de partout. Le maréchal a dit que, si quelque chose vous intéresse, il vous le ramènera la prochaine fois qu’il rentrera à la capitale.
Chang Geng se figea, puis dit :
- Du moment qu’il revient.
Le jeune soldat ne comprit pas la signification sous-jacente de ses mots et songea qu’il ne faisait que se montrer poli. Il avait passé de nombreuses années dans l’armée et n’avait aucun talent pour flatter les autres par la conversation, aussi se contenta-t-il de garder le silence.
Chang Geng longea la route officielle qui traversait Shu. Bien que son visage soit impassible, sa poitrine commençait à se réchauffer légèrement. Autrefois, il pensait que la séparation était comme l’eau et que, d’une éclaboussure, les affections dessinées à l’encre vermillon, safran, vert et ocre seraient toutes nettoyées. Mais, à présent, il découvrait que ses sentiments pour Gu Yun n’étaient pas peints, mais gravés ; après tout ce nettoyage, il n’avait fait qu’en approfondir les contours. Bien que ce ne soit que le début de l’automne, lorsque Chang Geng avait entendu que Gu Yun rentrerait peut-être à la capitale à la fin de l’année, il avait découvert que, à sa grande surprise, il se sentait déjà anxieux à l’idée de cette réunion. Il avait laissé échapper qu’il « partirait pour la capitale », comme quelqu’un pressé de rentrer. A présent, il le regrettait infiniment, et aurait voulu revenir sur ses paroles et s’enfuir à l’autre bout de la terre.
Alors qu’il était perdu dans ces pensées agitées, il aperçut une femme frêle qui marchait péniblement vers eux le long de la route, une personne perchée sur son dos. La femme avait du mal à avancer, s’arrêtant régulièrement au bout de quelques pas et pantelant comme un bœuf. Tandis que Chang Geng l’observait, elle trébucha sur une pierre posée sur la route et s’écroula au sol avec un cri. Chang Geng recouvra ses esprits et se précipita pour aider le tandem à se relever.
- Madame, est-ce que ça va ?
La femme était trop fatiguée pour parler – qui sait quelle distance elle avait parcourue ? Avant qu’elle ne puisse prononcer un mot, des larmes se mirent à couler sur ses joues. Chang Geng sursauta, surpris, mais n’insista pas pour qu’elle réponde. Il souleva le vieil homme qu’elle avait porté et palpa son pouls. Après un moment, il dit doucement :
- Ce vieux gentleman ne souffre que d’un excès de chaleur interne[5] après avoir passé trop de temps immobilisé. Une simple séance d’acupuncture devrait résoudre le problème ; ce n’est rien de fatal. Si vous êtes prête à me faire confiance, vous pouvez me suivre.
Le jeune soldat du Bataillon de Fer Noir ne s’était pas attendu à ce que le prince s’y connaisse en médecine. Il s’empressa d’approcher pour hisser le vieil homme malade sur son dos. Chang Geng plaça la femme sur le dos de son cheval et prit les commandes, les rênes à la main.
Bientôt, ils arrivèrent dans un village. Près de l’entrée se tenait une maison à l’architecture élégante, une rangée de morceaux de viande suspendue devant l’entrée pour sécher au soleil. Chang Geng attacha son cheval avec l’aisance de l’habitude et entra tout droit à l’intérieur. Il porta son patient jusqu’aux pièces les plus internes et le posa sur un petit canapé, puis prit une boîte d’aiguilles en argent sous le coussin du canapé. Sans plus attendre, il retroussa ses manches et commença à administrer le traitement.
- Est-ce… votre logement ? demanda prudemment le jeune soldat.
Chang Geng leva les yeux et afficha un bref sourire.
- Non, c’est juste la maison d’une amie…
Avant qu’il ne puisse terminer de parler, une nouvelle voix retentit depuis l’extérieur de la pièce :
- Je vois que vous vous êtes encore invité chez moi.
Une grande femme svelte vêtue de blanc souleva le rideau qui servait de porte et entra. Le jeune soldat tressaillit, et son corps se tendit inconsciemment – elle s’était avancée jusqu’à la porte sans qu’il ne détecte quoi que ce soit. Ses habilités martiales étaient indubitablement supérieures aux siennes.
Chang Geng ne cessa pas son travail et ne sembla pas embarrassé d’être entré sans permission.
- Mademoiselle Chen, j’ai pensé que vous n’étiez pas là.
Cette femme était, bien entendu, Chen Qingxu, le membre du Pavillon Linyuan qu’ils avaient rencontré sur un navire rebelle dans la Mer de l’Est, quatre ans plus tôt.
[1] Traditionnellement, le printemps et l’été sont les saisons des récompenses, et l’automne et l’hiver sont les saisons des châtiments, d’où l’expression chinoise « se faire exécuter après les récoltes d’automne ».
[2] Fête traditionnelle chinois célébrée le 15ème jour du 1er mois lunaire. Elle marque l’arrivée du printemps et constitue le dernier jours des célébrations du Nouvel An.
[3] Ancien nom de la province du Sichuan actuelle.
[4] Nom faisant référence au poème « Journée de nettoyage des tombes » du poète Du Mu (dynastie Tang).
[5] En médecine chinoise traditionnelle, un excès de chaleur interne, qui peut être causé par des émotions incontrôlées, des températures élevées, des aliments épicés ou d’autres facteurs, peut donner lieu à des symptômes tels que la fièvre, la soif, l’insomnie et des rougeurs du visage.
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