Chapitre 36 : Séparation
Cela allait totalement à l’encontre de ses attentes. Surpris, Gu Yun s’exclama :
- Pourquoi ?
La réponse de Chang Geng fut logique et correctement étayée.
- Le Bataillon de Fer Noir de yifu gère la situation dans les Régions Occidentales. Si j’y vais, je ne ferai que gêner. De plus, cela vous obligerait à vous donner du mal pour m’octroyer de faux exploits militaires. Cela n’aurait aucun sens.
Même si ce genre d’analyse était généralement en accord avec les pensées de Gu Yun, le fait d’entendre Chang Geng le lui faire remarquer était comme un seau d’eau glacée versé sur sa tête. A peine capable de maîtriser son expression, Gu Yun dit :
- Dans ce cas… c’est bien. Vous pouvez également retourner à la capitale et commencer à assister aux audiences du matin. Quelques étudiants de mon professeur s’y trouvent, vous pourriez apprendre à les connaître…
- Cela ne revient-il pas au même ?
Tandis que Chang Geng parlait, il tourna les yeux vers l’extrémité de la passerelle couverte. Le splendide soleil de Jiangnan était en train de plonger vers l’horizon, enflammant toutes les fleurs de la cour. Il avait entendu de la bouche des serviteurs de la Résidence Yao que, bien que ces fleurs soient magnifiques, elles ne fleurissaient que dix à quinze jours et fanaient peu après leur éclosion. Et il s’agissait de celles qu’on entretenait soigneusement dans un jardin – si elles fleurissaient dans la nature sauvage, elles ouvraient silencieusement leurs pétales puis fanaient promptement, leur durée de vie insignifiante comparée à la durée de vie du monde. Il se pouvait que quelques oiseaux sauvages et créatures stupides passent devant, mais qui serait là pour observer leur beauté ? Les fleurs étaient comme ça et, de manière générale, toute la haine et l’amour insignifiants contenus dans un cœur humain… devaient être comme ça, eux aussi.
- Yifu, poursuivit Chang Geng, le Grand Maître Liao Ran connaît plein de personnes uniques et talentueuses. Je veux parcourir le monde avec elles – bien entendu, je ne laisserai pas cela perturber mes études et mon entraînement…
Avant qu’il ne puisse terminer, l’expression de Gu Yun s’obscurcit et il l’interrompit :
- Non.
Chang Geng se retourna pour lui faire face, le dévisageant en silence. Dans les ombres jetées par le soleil dans son dos, quelque chose d’inexplicable tourbillonnait dans les yeux du jeune homme. Gu Yun ne l’avait jamais remarqué, par le passé et, en le voyant, il sentit son cœur se mettre à palpiter avec embarras. Il réalisa qu’il s’était montré un peu dur et détendit promptement son expression avant de continuer :
- Je me fiche que vous sortiez jouer. Après votre retour à la capitale, demandez à Oncle Wang d’assigner quelques gardes de la résidence pour vous accompagner. Mais j’ai une condition – ne vous rendez pas dans les endroits qui ne possèdent pas de station de relais impériale, et envoyez-moi une lettre m’assurant de votre sécurité à chaque station de relais que vous croiserez.
- Et habillez-vous correctement, et mangez bien, faites-vous beau où que vous alliez ? demanda sèchement Chang Geng. Dans ce cas, autant me rendre au Temple National chaque fois que je m’ennuie pour rejoindre les dames et les demoiselles qui font brûler de l’encens. Au moins, comme ça, vous ne gaspillerez pas votre argent pour nourrir tous ces gens et ces chevaux.
Gu Yun était abasourdi. Cet enfant a appris comment répondre ! Et répondre avec élégance, calme et un vilain sarcasme, par-dessus le marché ! La bonne humeur qu’avait retrouvée Gu Yun devant le beau paysage printanier de Jiangnan s’évapora sans laisser de trace. Et maintenant, je ne peux même plus communiquer avec lui ? L’ai-je gâté au point de le rendre totalement hors de contrôle ?
- Les routes du monde sont longues, et les cœurs humains sont perfides. Qu’y a-t-il de si amusant là-dedans ?
L’impatience commença à monter dans sa voix.
- Ce moine n’a pas travaillé honnêtement un seul jour de sa vie, et ses seuls talents sont la mendicité et la fuite. Si quelque chose vous arrive sur la route, comment vais-je m’expliquer à feu l’empereur ?
Ah ! songea froidement Chang Geng. Alors c’est uniquement parce que vous devez vous expliquer à l’ancien empereur. Eh bien, si l’ancien empereur découvre depuis les Neuf Séjours[1] que je suis un petit bâtard que Xiu-niang a déterré de dieu-sait-où pour salir la lignée impériale, il sera peut-être assez furieux pour retourner à la vie, juste pour m’étrangler.
Chaque coup d’œil à Gu Yun était un autre couteau planté dans son cœur, une autre addition à la liste de ses péchés. A cet instant, il aurait aimé pouvoir fuir – par honte. Mais cet homme refusait de le laisser partir. Chang Geng dévisagea Gu Yun, qui ne comprenait rien et, l’espace d’un bref instant, une rancœur lancinante et infondée naquit dans son cœur. Mais il recouvra promptement ses esprits. Chang Geng détourna les yeux de Gu Yun et dit d’un ton neutre :
- Il y a quelques jours, yifu m’a dit qu’il me soutiendrait quoi qu’il arrive, du moment que j’étais certain de la voie que je voulais emprunter. Revenez-vous déjà sur vos paroles ?
- J’ai dit que vous deviez y réfléchir, répondit Gu Yun, dont l’humeur commençait à devenir massacrante. C’est ça que vous appelez réfléchir ?
- C’est exactement ce que j’ai envie de faire, dit Chang Geng avec sérieux.
- Je ne l’autoriserai pas. Réfléchissez encore ! Venez me trouver une fois que vous aurez terminé.
Gu Yun ne voulait pas lui faire la morale devant tout le monde, aussi se retourna-t-il d’un air excédé pour partir en faisant virevolter ses manches. Chang Geng épousseta les pétales de fleurs qui avaient atterri sur ses épaules tandis qu’il regardait la silhouette de Gu Yun s’éloigner. Entendant des pas derrière lui, il identifia le nouveau-venu sans même tourner la tête.
- Grand Maître Liao Ran, je m’excuse pour ce spectacle.
Liao Ran avait eu peur de sortir et était resté en retrait, les épiant un moment, jusqu’à ce qu’il voie Gu Yun s’en aller. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il avait jugé bon d’apparaître. Essayant d’arranger les choses, il signa :
- Le marquis ne veut que le meilleur pour vous.
Chang Geng baissa les yeux vers ses mains. Elles étaient désormais couvertes d’une fine couche de callosités, mais n’avaient pas encore été marquées par des cicatrices.
- Je ne veux pas vivre selon ce qu’il pense être le meilleur et devenir une merde inutile qui devra compter sur lui pour tout.
- Votre Altesse, je pense que vous vous montrez injuste, signa Liao Ran. Même les sages ont grandi sous la protection de leurs parents et de leurs aînés, lorsqu’ils étaient jeunes. Selon vos critères, tout le monde ne serait-il pas qu’une merde inutile ? Il faut plus de temps pour confectionner les meilleurs appareils. Vous devez éviter l’arrogance et l’impatience.
Chang Geng ne dit rien. Manifestement, il n’avait pas pris ses mots à cœur. Liao Ran poursuivit :
- Je vois que vous êtes découragé. Ce poison a dû atteindre vos os.
Chang Geng tressaillit – l’espace d’une seconde, il crut que Liao Ran avait deviné pour le Wu’ergu. Mais Liao Ran continua :
- Toute personne a un poison dans son cœur. Certains sont plus délétères que d’autres mais, à votre âge, il n’est pas censé vous submerger autant. Votre cœur est trop plein d’inquiétudes.
Chang Geng rit amèrement.
- Qu’en savez-vous ?
Depuis ce jour-là, à Yanhui, Chang Geng avait eu le sentiment que tout ce qui l’entourait – son titre princier, sa fausse réputation, même Gu Yun – étaient des choses que Xiu-niang avait volées pour lui. Un jour, quelqu’un remarquerait qu’il n’y correspondait pas, et sa véritable nature serait dévoilée. Il perdrait tout. Aux prises avec une terreur aussi extrême et infinie, Chang Geng se sentait comme un éternel étranger dans la capitale. Gu Yun avait planifié ses perspectives d’avenir en tant que quatrième prince mais, pour Chang Geng, rien de tout cela ne paraissait réel. Lorsqu’il se regardait chaque jour dans le miroir, il savait qu’il n’était qu’un ver de terre qui se tortillait dans la boue. Pourtant, tout le monde insistait pour lui mettre des cornes sur la tête et coller des écailles sur son corps, se pliant en quatre pour déguiser cette petite créature ondulante en dragon impérial. Mais qu’importe combien d’ornements ils plaçaient sur lui, il ne ressemblerait jamais à un dragon, et serait toujours un vulgaire ver de terre. Il ferait tout aussi bien de s’épargner ce futur embarras et de rester loin de tout ça.
Gu Yun était le seul à lui apporter de telles joies et de telles peines sans une once d’artifice. Il se mentirait s’il disait qu’il pouvait laisser cette relation de côté avec autant de légèreté et, pourtant, il s’en sentait souvent indigne.
Chang Geng ne passa pas trop de temps à se complaire dans l’auto-apitoiement. Il se redonna contenance et demanda :
- C’est vrai, je voulais vous poser la question – quelle maladie a mon petit yifu ? Il s’est comporté très bizarrement pendant notre voyage sur la Mer de l’Est, mais il refuse de me dire quoi que ce soit.
Le moine secoua la tête.
- Amitabha Bouddha, je n’ose pas le dire.
Chang Geng plissa le front.
- Il prétend être invincible et, maintenant, vous l’aidez ?
- Le marquis est-il du genre à feindre l’invincibilité sans raison ? sourit Liao Ran. S’il refuse de le mentionner, ce n’est pas parce qu’il a peur que les autres connaissent ses faiblesses. C’est probablement parce qu’il s’agit d’un sujet sensible et du poison dans son cœur – et qui pourrait oser toucher la corde sensible du Marquis d’Anding ? Votre Altesse, je vous en prie, épargnez ma pauvre vie.
Chang Geng fronça les sourcils, perdu dans ses réflexions.
***
Etant parvenu à s’échapper du désert pendant quelques jours, Gu Yun avait prévu de profiter des paysages de Jiangnan. Il songea qu’il pourrait aller monter des chevaux, nager dans des lacs et admirer quelques beautés – vivre son lot d’amusements avant de partir. Mais les mots de Chang Geng avaient cassé son humeur, et il finit par se terrer dans sa chambre. Regarder Chang Geng le rendait furieux, et regarder Yao Zhen l’énervait également. Tout particulièrement, regarder Liao Ran le mettait dans une rage folle.
Les deux filles turbulentes de Yao Zhen jouaient de la flûte l’une après l’autre sans s’arrêter, telle une paire d’étourneaux bavards, suffisamment fort pour qu’on les entende dans des villages situés à plusieurs kilomètres à la ronde. Le son dissonant rappela à Gu Yun comment Chang Geng avait fabriqué ces flûtes de ses mains, et cette pensée le mit encore plus en colère. Chang Geng ne donnait-il pas tout ce qu’il possédait à son parrain, autrefois ? Pourquoi ce soudain revirement ?
Il était bien dommage que, bien que parents et enfants soient liés par le sang qu’ils partageaient, cette connexion ne soit pas éternelle. Et, lorsque l’enfant en question n’était même pas du même sang, que restait-il pour les relier ?
***
Ce soir-là, un Faucon Noir atterrit dans la cour de Gu Yun.
- Monsieur, une lettre du Général Shen.
Gu Yun ravala son irritation et accepta la missive que lui tendait le soldat, seulement pour découvrir que ce moulin à parole de Shen Yi avait écrit une lettre relativement concise. Elle ne contenait que trois mots : « Urgent. Rentrez immédiatement. »
Depuis qu’il avait quitté l’Institut Lingshu, Shen Yi avait bravé d’innombrables périls aux côtés de Gu Yun. Quel danger n’avait-il encore jamais affronté ? Il n’irriterait jamais Gu Yun en écrivant une lettre pour le presser de la sorte à moins que ça ne soit grave.
- Monsieur, comment devrions-nous…
- Je comprends. Inutile de répondre – nous partirons à l’aube.
Il n’avait pas du tout parlé à Chang Geng. Gu Yun avait prévu de l’ignorer pendant quelques jours avant de réaborder le sujet, mais le message urgent de Shen Yi ne lui laissait pas le choix. Après avoir tourné plusieurs fois en rond dans sa chambre, il se leva pour aller le trouver.
Chang Geng s’entraînait avec son épée dans la cour. Gu Yun l’observa un moment, puis dégaina brusquement l’épée à la taille du Faucon Noir qui l’avait accompagné. Le Faucon Noir n’avait pas ôté son armure, et la lourde épée était aussi large que la paume d’un homme. Gu Yun la souleva aussi aisément que s’il s’était agi d’un plumeau.
- Chang Geng, en garde !
Avant que le challenge n’ait quitté sa bouche, il avait déjà plongé avec l’épée. Chang Geng para solidement le coup, sans même reculer d’un pas. Il s’est amélioré, songea Gu Yun, et il a de la force dans les bras, désormais.
Il fléchit le bras et repoussa l’épée de Chang Geng, se retournant et faisant décrire à sa lame un grand arc similaire à une pleine lune. Chang Geng n’osa pas intercepter son attaque de plein fouet et fit un bond de côté, mais il ne parvint pas à dévier l’élan de sa lame. Dans la main de Gu Yun, l’épée maladroite devint aussi agile que la langue d’un serpent, tentant de le pourfendre trois fois d’affilée. Chang Geng tint son épée en travers de sa poitrine pour la bloquer, mais il avait déjà été acculé dans un coin de la cour. Se tournant sur le côté, il monta sur un pilier et bondit en l’air, posant un pied sur l’épée de Gu Yun. Gu Yun l’applaudit pour sa technique, puis baissa brusquement le pommeau de son épée. Ayant perdu l’équilibre, Chang Geng trébucha. Gu Yun remonta le pommeau et brandit la lame vers le bas, la pressant contre l’épaule du jeune homme tandis qu’il luttait pour se relever. La chair de poule se dressa sur la nuque de Chang Geng sous l’éclat du fer noir. Souriant, Gu Yun tapota l’épaule de Chang Geng du plat de son épée, puis la rendit au Faucon Noir situé derrière lui.
- Pas mal. Vous ne vous êtes pas relâché pendant vos entraînements.
Chang Geng fit tourner son poignet légèrement engourdi.
- Je suis encore loin derrière yifu.
Sans une once de honte, Gu Yun dit :
- Hum, bien sûr que vous êtes encore loin derrière moi.
Chang Geng le dévisagea avec exaspération. Une personne normale n’aurait-elle pas d’abord prononcé quelques paroles modestes, avant de lui donner de bons conseils ? Pourquoi en avait-il profité pour frimer ? Chang Geng n’avait jamais vu un parrain aussi prétentieux.
- Si vous venez au Camp Nord-ouest, poursuivit Gu Yun, vous pourriez recevoir mes enseignements personnels.
Les y revoilà donc. Chang Geng ne put s’en empêcher – il explosa de rire. C’était une chose étrange mais, lorsque vous souhaitiez vraiment quelque chose, le désir, le désespoir et toutes sortes de tactiques pouvaient échouer à vous l’obtenir. Puis, lorsque vous ne le souhaitiez plus, il venait frapper à votre porte. Chang Geng refusa poliment.
- Quand je vivais dans la Résidence du Marquis, j’ai un jour demandé à mon shifu comment yifu était devenu si talentueux en effectuant la totalité de son entraînement martial dans cette maison lorsqu’il était jeune. Shifu m’a dit que la grandeur d’un talent dépend des efforts qu’on est prêt à lui dédier. Avec suffisamment d’efforts, et suffisamment d’expérience à danser avec la mort sur le champ de bataille, qu’importe qui nous instruit.
Le sourire de Gu Yun s’évanouit.
- Yifu, j’y ai réfléchi, et je veux toujours voir le monde.
Gu Yun fronça les sourcils.
- La capitale et la frontière ne font-elle pas partie du monde ? Que voulez-vous voir d’autre ? L’empire du Grand Liang ne vous suffit-il pas ? Souhaitez-vous voyager jusqu’au lointain Occident ?
Pour l’amour de dieu, ce duo père-fils avait recommencé ! Se tenant derrière eux, le Faucon Noir n’osa pas émettre un bruit – ce puissant guerrier aérien serra son épée contre lui, prétendant être un tas de charbon que quelqu’un avait oublié de ranger.
Chang Geng resta silencieux, regardant intensément Gu Yun. L’espace d’une brève seconde, il eut très envie de vomir tout ce qu’il avait enterré dans son cœur, ici, dans cette cour. Mais il résista à la pression – lorsqu’il imagina quelle pourrait être la réaction de Gu Yun, il conclut qu’il ne serait probablement pas capable de la supporter.
- Ne dites pas un mot de plus, dit froidement Gu Yun. Je ne veux pas savoir d’où vous viennent ces drôles d’idées. Je vais dire à ce moine de ficher le camp dès demain, et vous allez rentrer à la capitale. Si vous ne voulez pas venir au nord-ouest, alors restez à la maison – ne bougez pas d’un millimètre !
Chang Geng voulut hurler à Gu Yun : La Résidence du Marquis n’est pas ma maison ! Mais, dès que ces mots atteignirent ses lèvres, il les mâcha et les ravala. Il avait instinctivement peur que ces mots ne blessent le cœur de Gu Yun – même s’il n’était pas sûr que Gu Yun ait un cœur à blesser.
- Yifu, dit doucement Chang Geng, je vous ai causé beaucoup d’ennuis en vous obligeant à accourir ici depuis le nord-ouest. Je ne pourrais m’en excuser assez… mais, si vous refusez d’entendre raison, je n’ai d’autre choix que de m’obstiner en réponse. Si j’ai pu m’enfuir une fois, je pourrai m’enfui à nouveau. Vous ne pourrez pas me surveiller éternellement, et les gardes de la résidence ne peuvent m’en empêcher.
Gu Yun bouillait de rage. La Résidence du Marquis avait toujours été son refuge. Qu’importe le peu d’envie qu’il avait de retourner à la capitale, la pensée de rentrer à la maison avait toujours été une chose qu’il attendait avec impatience. Ce n’était que maintenant qu’il comprenait que, pour Chang Geng, cet endroit était une prison.
- Essayez pour voir, gronda-t-il.
Ils se quittèrent à nouveau sur un désaccord.
Le Faucon Noir poursuivit Gu Yun. Il n’était pas allé bien loin et, sans se soucier de savoir si Chang Geng était encore à portée de voix, il ordonna laconiquement :
- Vous n’avez pas besoin de me suivre au nord-ouest, demain. Rentrez à la capitale avec le quatrième prince, et ne le laissez pas poser un pied hors des murs de la ville !
- … Oui, monsieur.
Le feu qui brûlait aux portes de cette ville n’avait pas fait qu’apporter le malheur sur le poisson innocent qui baignait dans les douves, mais il avait également roussi le faucon noir qui passait par-là, le transformant en poulet déplumé. Quel désastre inattendu.
***
Tôt le lendemain, Gu Yun partit, encore grognon. Il ne retourna pas voir Chang Geng. Sur le chemin de la sortie, le fourbe Marquis d’Anding se glisse incognito dans la cour occupée par les jeunes enfants du Commissaires Yao et vola la flûte en bambou que la petite fille avait laissée sur la balançoire. Lorsque l’enfant se leva et découvrit que la flûte avait disparu, elle sanglota pendant une journée entière.
Gu Yun rentra encore plus vite qu’il n’était parti, et la première chose qu’il dit à Shen Yi en atterrissant fut :
- Prépare mon médicament.
La mine de Shen Yi était grave.
- Vous pouvez toujours entendre ?
- Oui, dit Gu Yun. Mais mes oreilles se meurent. Si tu as quelque chose à dire, fais vite.
Shen Yi sortit quelques feuilles de papier du revers de ses vêtements.
- Voici la déposition du Scorpion du Désert. Je ne l’ai encore montrée à personne ; j’ai pratiqué l’interrogatoire moi-même. J’attendais votre retour pour prendre la décision finale.
Gu Yun parcourut les pages à toute vitesse tandis qu’il marchait. Soudain, il s’arrêta, et il replia les feuilles dans ses mains. A cet instant, son expression fut légèrement effrayante. Le Scorpion du Désert n’avait attaqué la Route de la Soie que parce que l’opportunité s’était présentée. Son véritable objectif était Loulan. Le chef des pillards du désert possédait apparemment une carte au trésor de Loulan, et le soi-disant « trésor » était une mine d’or violet d’un millier d’hectares.
Shen Yi baissa la voix.
- Monsieur, les implications sont énormes. Devons-nous rapporter cela à la cour ?
- Non, répondit instantanément Gu Yun.
Evaluant rapidement la situation dans son esprit, il demanda :
- Où est cette carte ?
- Le Scorpion du Désert l’a tatouée sur son ventre, révéla Shen Yi à un volume qu’eux seuls pouvaient entendre.
- Il n’a pas dit où il l’a trouvée ?
- Elle a été volée, dit Shen Yi. Ces pillards du désert sont arrogants et intrépides. Le peuple des Plaines Centrales, les résidents des pays des Régions Occidentales, les Occidentaux – ils volent tous ceux qu’ils croisent, et eux-mêmes ne savent pas de quelle pile de butin provient cette carte.
Gu Yun articula un « oh » compréhensif, plissa ses yeux, qui commençaient à voir trouble, et admira la luxueuse splendeur des lumières de Loulan qui scintillaient au loin. Un jeune garçon de Loulan l’observait à distance et, comme excité par le fait d’avoir une audience, se mit à jouer de sa cithare à une corde depuis le rempart de la ville, souriant en direction de Gu Yun. Gu Yun n’avait pas le temps de jouer avec ces gens de Loulan qui ne savaient que boire et paresser. Il détourna les yeux et fourra les feuilles de papier pliées dans les mains de Shen Yi.
- Fais-le taire.
Les pupilles de Shen Yi se contractèrent légèrement.
- Fais-le taire, détruis son corps et efface toute trace.
Les lèvres de Gu Yun bougeaient à peine, tous ses mots filtrant entre ses dents.
- Les autres pillards du désert aussi. Contente-toi de raconter que ces vilains pillards ont tenté de s’échapper, et que nos soldats n’ont eu d’autre choix que de les tuer. Cela reste entre toi et moi, alors tu seras le seul suspect si quelque chose fuite. Maintenant, va enquêter sur les origines de cette carte au trésor sur le champ.
- Oui, monsieur.
Après une pause, Shen Yi ajouta :
- Monsieur, des rumeurs nous sont parvenues de la capitale – le Prince Wei a été placé en détention ?
Gu Yun lui lança un regard acerbe.
- Comme tu l’as dit, c’est une rumeur. Ne va pas t’imaginer des choses avant d’avoir vu un édit impérial. Va faire ton travail.
Shen Yi murmura son assentiment. Gu Yun resta planté là et se massa le coin des yeux, la fatigue se lisant sur son visage. Il espérait avoir réagi de manière excessive à la nouvelle de cette mystérieuse carte au trésor. La menace du dragon dans la Mer de l’Est n’avait pas encore été réglée et, à présent, d’autres ennuis apparaissaient au nord-ouest. Il avait un soupçon lancinant – ce n’était pas une coïncidence.
***
Deux semaines plus tard, deux rapports de Jiangnan arrivèrent devant Li Feng, l’Empereur Longan. Li Feng tapota son bureau. Un homme d’une quarantaine d’années avec une barbe flottante patientait à ses côtés, et il s’avança promptement pour augmenter l’éclat de sa lampe à gaz. Cette personne était l’oncle maternel de l’empereur, Wang Guo, le fonctionnaire favori de la cour impériale.
Li Feng déplia le premier rapport. Il contenait l’histoire que Yao Zhen avait arrangée avec Gu Yun – elle effaçait le rôle du Bataillon de Fer Noir et du Pavillon Linyuan, flattait tous les fonctionnaires de Jiangnan de la tête aux pieds et complimentait les mérites de chacun à grand renfort d’exagérations. Après l’avoir lu, l’empereur ne dit rien. Il prit le second rapport.
Il s’agissait d’un rapport secret, contenant une histoire bien différente de la première. On y lisait : « Ce jour-là, le Marquis d’Anding et plusieurs dizaines de Faucons Noirs et de Carapaces Noires sont apparus en Mer de l’Est. Ils ont capturé le chef. Selon son témoignage, il y avait une femme sur le dragon de mer de l’armée rebelle dont le comportement était étrange. On la soupçonne d’appartenir au Pavillon Linyuan, et d’être une vieille connaissance de Gu Yun. »
Li Feng lut également ce rapport en silence. Il passa les deux rapports à Wang Guo. L’Oncle Impérial Wang les parcourut rapidement, puis inspecta prudemment l’expression tumultueuse de Li Feng, tentant de lire les intentions de son souverain avant de parler.
- Ceci… Votre Majesté, bien que l’implication du Marquis d’Anding soit méritoire, abandonner son poste sans permission…
- Ses Faucons Noirs peuvent parcourir un millier de kilomètres en un jour, dit lentement Li Feng, et traverser les Plaines Centrales ne représente qu’un voyage de quelques jours. Bien qu’il ait abandonné son poste sans permission, nous ne pouvons pas dire qu’il soit allé trop loin. Pourtant, nous ne comprenons pas comment une telle coïncidence a pu se produire. Quel rôle le Marquis d’Anding a-t-il joué dans cette affaire, exactement ?
La paupière de Wang Guo tressaillit lorsqu’il comprit. Les doigts fins de Li Feng tapotèrent la table.
- Puis, il y a le Pavillon Linyuan. Cette organisation a disparu du monde pendant des années, alors pourquoi a-t-elle soudain refait surface ? Et quand Gu Yun est-il entré en contact avec ces gens ?
Le Pavillon Linyuan était invisible lors des périodes prospères – sa réapparition état synonyme de chaos imminent.
Wang Guo prit une profonde inspiration.
- Sa Majesté est-il en train de dire que Gu Yun essaye de trahir…
Li Feng lui lança un regard oblique.
- Que racontez-vous là ? dit-il avec un faible sourire. Oncle Shiliu a grandi avec nous depuis notre plus tendre enfance et a rendu un grand service en soufflant cette rébellion. Cette façon de penser ne risque-t-elle pas de décevoir nos loyaux sujets ?
Wang Guo ne comprit pas ce qu’il voulait dire par-là. Il ne put qu’acquiescer en signe d’assentiment, n’osant rien ajouter.
- Cependant – notre oncle impérial doit certainement être épuisé d’avoir supporté le poids de l’empire du Grand Liang et de ses quatre frontières sur ses seules épaules. Ne pensez-vous pas qu’il soit temps de trouver d’autres personnes pour partager son fardeau ?
[1]九泉 (jiuquan) : nom alternatif de l’enfer chinois.
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