Chapitre 33 : Sous-entendus
- Veuillez patienter un instant, répondit froidement Chang Geng.
Sans modifier son expression, il referma violemment la porte. Il prit une profonde inspiration pour se calmer avant de se tourner vers Gu Yun et de signer :
- Yifu, le chef des rebelles veut vous voir, qu’allons-nous faire ?
Le cœur de Ge Pangxiao tambourinait dans sa poitrine. Il retint inconsciemment son souffle, son visage adoptant rapidement la couleur d’une aubergine. La réaction de Gu Yun fut très particulière. Après un bref moment de surprise, il commença à sourire – c’était le sourire d’un homme qui avait la clé de la victoire dans les mains, d’un homme qui partageait un secret crucial avec quelqu’un d’autre.
- Voyez-vous ça. Quelqu’un m’a amené un oreiller juste au moment où je commençais à m’assoupir, dit le Marquis de l’Ordre, qui se délectait du chaos. Ça fait des années que je n’ai pas vu de chef rebelle en chair et en os.
Tout naïf et irréfléchi qu’il était, Ge Pangxiao se détendit lorsqu’il vit l’attitude désinvolte de Gu Yun – comme s’ils n’étaient pas sur le point de rencontrer le chef des rebelles, mais un rare trésor. Chang Geng, cependant, refusa de gober ses inepties. Sa bouche se pinça, les inquiétudes accumulées ces derniers jours apparaissant d’un coup sur son visage. Il signa silencieusement :
- Où se trouvent la Marine de Jiangnan et le Bataillon de Fer Noir ?
Même quelqu’un d’aussi aveugle que Gu Yun pouvait voir la pâleur du visage de Chang Geng.
Chang Geng ne savait pas vraiment ce qu’était le Pavillon Linyuan, mais tout le monde connaissait la dent qu’avait le Maréchal Gu contre le Temple National. Si Gu Yun avait n’importe qui d’autre à disposition, pourquoi aurait-il amené Liao Ran, qui lui tapait constamment sur les nerfs ? A Yanhui, c’était différent – il portait le décret secret de l’empereur et avait le droit d’appeler des soldats sous son commandement. Cette fois, Gu Yun avait manifestement abandonné son poste et accouru à Jiangnan. Qu’il ait amené quelques gardes Faucons Noirs était déjà impressionnant… comment aurait-il pu appeler des renforts ? Et, plus tôt, pourquoi Gu Yun s’était-il tu chaque fois avant qu’il ne parle, seulement pour interrompre brutalement chaque phrase de Liao Ran ? C’était comme s’il avait pris le moine pour cible. Même si Gu Yun se comportait de manière relativement détestable en privé, il n’aurait pas créé ce genre de fiction sans bonne raison pendant une mission importante.
Une idée effrayante passa dans l’esprit de Chang Geng. Se pouvait-il que Gu Yun ne fasse pas semblant ? Ne pouvait-il vraiment pas les entendre parler, ne déduisant ce qu’ils disaient qu’en observant la réponse signée de Liao Ran ? Cette pensée était grotesque. Mais, une fois qu’elle lui vint, les nombreuses bizarreries de ces derniers jours refirent surface dans son esprit.
Premièrement, Gu Yun n’était pas du genre silencieux. Mais, depuis qu’ils avaient embarqué sur le navire, qu’ils soient seuls tous les deux ou en présence du groupe, Gu Yun ne lui avait jamais parlé à voix haute – toutes les communications nécessaires s’étaient faites par langage des signes. Le peuple de Dongying les avait-il surveillés de si près pendant tout ce temps ?
Deuxièmement, pourquoi se faire passer pour un expert en fragrances pour monter sur le bateau ? Et il y avait de nombreux experts en fragrance de moindre stature dans les environs, alors pourquoi Gu Yun avait-il insisté pour se déguiser en maître des arômes ? Non seulement cela ne leur octroyait aucun avantage, mais cela leur apportait un certain nombre de difficultés. Il était bien trop facile pour lui de se trahir, et Chang Geng n’était pas dupe au point de croire que Gu Yun désirait simplement améliorer ses talents d’acteurs.
Troisièmement – un minuscule détail – pourquoi Liao Ran n’avait-il pas toqué une seule fois avant d’entrer dans la chambre de Gu Yun ? Ce moine était-il vraiment si brave et ignorant de l’étiquette… ou savait-il que toquer était inutile ?
Chang Geng aurait dû remarquer ces choses-là bien plus tôt. Mais le Maréchal Gu, habitué à manier le pouvoir militaire depuis longtemps, dégageait cette aura inexplicable. Qui donnait l’impression qu’il maîtrisait parfaitement la situation, et que tout le monde devait obéir à ses ordres. Embrumé par cette croyance aveugle, on pouvait facilement passer à côté de quelque chose d’inhabituel.
Remarquant l’étrangeté de l’expression de Chang Geng, les yeux de Ge Pangxiao passèrent de l’un à l’autre avec confusion. A l’extérieur, Zhai Song refrappa légèrement et haussa la voix pour parler à travers la porte :
- Le général vous attend, si Zhang-xiansheng pouvait se hâter.
Gu Yun tapota l’épaule de Chang Geng, se pencha près de son oreille et murmura :
- Le Bataillon de Fer Noir est là, n’ayez crainte.
Il ôta la bande de tissu noir qu’il avait utilisée pour masquer ses yeux et la tendit à Chang Geng, lui faisant signe de l’aider à le nouer. Chang Geng prit le morceau de tissu, la mine indéchiffrable, puis le souleva pour couvrir les yeux de Gu Yun. Alors que Gu Yun ne pouvait plus le voir, Chang Geng secoua la tête à l’intention de Ge Pangxiao. Le jeune garçon se demandait encore ce qu’il voulait dire par-là lorsque Chang Geng dit doucement dans sa direction :
- Yifu, si vous continuez comme ça, je vous renie.
Les yeux de Ge Pangxiao s’écarquillèrent.
- Hein ?
Un sourire lui étirant le coin des lèvres, Gu Yun agita la main en direction de Ge Pangxiao.
- Cessez vos bavardages, vous deux. Venez et restez près de moi. Puisque vous êtes là, vous pourrez gagner un peu d’expérience.
Ge Pangxiao fut déconcerté par cette conversation complètement insensée. Mais Chang Geng sentit son cœur se serrer – Gu Yun ne pouvait vraiment pas entendre. Il s’était simplement servi d’une quelconque méthode pour déduire que Ge Pangxiao et lui parlaient. Dans ce cas, ses yeux étaient-ils aussi… mais ils allaient parfaitement bien, quelques jours plus tôt !
Avant qu’il ne puisse réfléchir plus longuement au problème, Gu Yun avait déjà pris les devants et franchi la porte. Le cœur de Chang Geng manqua un battement ; il était à deux doigts de paniquer lorsqu’il poursuivit Gu Yun pour prendre son bras. Il n’avait pas le temps pour l’embarras ou la maladresse – il s’empara nerveusement du bras de Gu Yun d’une main et enroula l’autre autour du corps de l’homme, son cœur palpitant de terreur tandis qu’il l’escortait en l’enlaçant à moitié. Gu Yun pensa que cette convocation inopinée avait rendu Chang Geng mal à l’aise, aussi tendit-il joyeusement la main pour tapoter son bras. Après tous les demi-mensonges que Gu Yun avait racontés, même à ses propres gens, Chang Genf ne savait plus dire si son jeune parrain était vraiment insouciant ou faisait semblant d’être brave. Il n’eut d’autre choix que de le suivre, son cœur titubant dans sa poitrine.
- Zhang-xiansheng, par ici, s’il vous plaît, dit Zhai Song avec un sourire.
Remarquant la présence de Chang Geng et Ge Pangxiao à côté de Gu Yun, il demanda :
- Hum ? Le grand maître et la jeune demoiselle ne sont pas là ?
- La jeune demoiselle a du mal à s’adapter aux conditions du voyage, alors le grand maître va rester pour s’occuper d’elle.
Chang Geng lança un regard à Zhai Song. Bien que l’intégralité de son attention soit verrouillée sur Gu Yun, il en détourna une petite partie pour adresser un sourire à Zhai Song – comme des aiguilles enveloppées dans du coton.
- Pourquoi posez-vous la question ? Le général veut-il que nous soyons tous présents pour son inspection ?
- Jeune maître, nous ne ferions jamais une chose pareille, répondit poliment Zhai Song.
A l’origine, ces îles étaient désertes, éparpillées dans la Mer de l’Est telles des crottes de mouton. La plus grande était assez petite pour qu’on puisse en faire le tour à pied en une journée. Les plus petites ne représentaient qu’un hectare de terrain – et chacune était encerclée de dragons de mer amarrés. Des passerelles de fer vacillantes exhalant des bouffées de vapeur blanche reliaient la flotte en un immense réseau. Au loin, le tout ressemblait à une ville suspendue sur l’océan.
Tandis qu’ils marchaient, Chang Geng notait toutes les choses qu’il voyait sur la paume de Gu Yun. Pendant ce temps-là, le jeune homme ne put s’empêcher de se poser des questions. Ces îles se situaient en un lieu obscur, et il aurait effectivement été très difficile de découvrir que de l’or violet y était introduit de manière clandestine… mais, d’après l’envergure de cet endroit, ces gens-là avaient pratiquement construit une copie de l’île des immortels de Penglai[1]. La Marine de Jiangnan était-elle morte ? Ou la Marine de Jiangnan avait-elle été infiltrée par ces gens depuis le début ? Toutes sortes de théories fumeuses lui passaient par la tête lorsque Zhai Song s’arrêta brusquement.
Un groupe de femmes vêtues comme des danseuses passa devant eux d’un pas gracieux et léger. Leurs pieds semblaient à peine toucher le sol tandis qu’elles traversaient la passerelle vacillante, telle une foule de jouvencelles célestes parmi la vapeur blanche tourbillonnante. Une femme en blanc menait le cortège, un pipa[2] à la main. Lorsqu’elle vit Zhai Song croiser son chemin, elle s’arrêta et fit la révérence. Elle n’était pas particulièrement belle, ses traits si ordinaires et quelconques que c’était comme s’ils étaient couverts d’une couche de gaze. Bien qu’elle soit assez plaisante à regarder, il n’y avait rien qui attire l’œil, chez elle. Dès qu’elle tournait le dos, il devenait difficile de se souvenir à quoi elle ressemblait.
- Je ne peux pas, protesta Zhai Song. Veuillez avancer, Mademoiselle Chen, ne faites pas attendre le général.
La femme lui fit signe qu’elle avait compris et s’inclina à nouveau, son pipa à la main. Alors qu’elle s’éloignait, une odeur d’encens pacificateur flotta dans son sillage. Chang Geng vit le coin de la bouche de Gu Yun se soulever en un petit sourire.
***
Toujours déguisé en jeune homme de Dongying, Cao Niangzi avait couru jusqu’à un petit bateau sans prétention dont le garde était endormi. Il tenait une barre en fer dans son dos tout en s’approchant. Cao Niangzi était petit et mince, et avait le pas plus léger que la normale. Le garde ne fit pas mine de vouloir se réveiller, même lorsqu’il se rapprocha. A la lueur de la lune sur l’océan, Cao Niangzi observa attentivement le ronfleur à la mâchoire béante. En voyant la bave qui coulait sur son cou, Cao Niangzi fut soulagé. Qu’il est moche !
Le bateau fut secoué par une petite vague, et le garde se retourna dans son sommeil, manquant de tomber de sa chaise en bois. Il se réveilla en se léchant les lèvres, seulement pour découvrir que quelqu’un se tenait à côté de lui. Le garde se redressa et vit que la personne située devant lui était un jeune androgyne de Dongying, qui le salua sèchement dans la langue de Dongying. L’homme se détendit immédiatement. Il se frotta les yeux pour mieux voir la personne qui se tenait devant lui mais, avant d’en avoir l’occasion, Cao Niangzi abattit la barre sur sa nuque. Le garde s’effondra sans même gémir. Son assaillant se tapota la poitrine et répéta :
- C’était vraiment effrayant, vraiment effrayant !
Bien qu’il semble mort de peur, les mains agiles de Cao Niangzi n’hésitèrent pas à prendre le trousseau de clés à la taille du garde avant de se retourner et de se précipiter vers la cabine. C’était exactement comme cette personne le lui avait décrit – il s’agissait d’une prison, dans laquelle vingt ou trente personnes semblant être des mécaniciens étaient enfermées. A la seconde où Cao Niangzi jeta un coup d’œil à l’intérieur, les personnes hurlèrent tels des oiseaux surpris par la vibration d’un arc.
- Un wako[3] !
- Chut…
Parlant d’une voix étouffée, Cao Niangzi s’attribua un titre pompeux.
- Je ne suis pas un habitant de Dongying. Je suis un allié du Marquis d’Anding, le Maréchal Gu. Nous sommes venus mater la révolte ! Mais d’abord, je vais vous libérer.
***
Alors que la nuit avançait, une fine couche de brume s’étirait sur les vagues scintillantes. Liao Ran et une silhouette agile vêtue de noir entrèrent furtivement dans la cabine d’un bateau, dans laquelle plusieurs dizaines d’armures d’acier étaient alignées en rangs serrés. Liao Ran sortit une bouteille de son sac, puis se tourna et la lança à son compagnon. Après un bref échange de regards, ils commencèrent à verser l’encre de seiche sur les armures d’acier.
***
Zhai Song mena Gu Yun et les autre sur un dragon de mer sans prétention. Avant d’atteindre l’extrémité de la passerelle, ils pouvaient déjà entendre des rires et de la musique en provenance de la cabine du bateau.
Cela se produisit à la seconde où Zhai Song posa un pied sur le pont. Un rugissement familier retentit dans un coin et, avec une explosion de fumée blanche, un pantin de fer chargea depuis sa cachette dans les ténèbres et brandit son épée en direction de Gu Yun. Même Zhai Song fut pris par surprise et glapit de peur, tombant sur les fesses. La main de Chang Geng se posa instinctivement sur son épée mais, avant qu’il ne puisse la dégainer, quelqu’un écarta violemment sa main, repoussant la lame dans son fourreau. La seconde suivante, le poids entre ses bras disparut tandis que Gu Yun, toujours sourd et aveugle, bondissait lestement par-dessus l’épée du pantin de fer. Ses mouvements étaient presque paresseux tandis qu’il prenait appui sur l’épaule du monstre avec légèreté. L’éclat blanc comme neige de l’épée du pantin de fer jetait de longs rais de lumière sur son visage.
Les pupilles de Chang Geng se contractèrent – n’était-il pas censé être sourd, ses yeux n’étaient-ils pas censés être bandés ?
L’éclat de la lame trancha l’air une seconde et, la suivante, Gu Yun avait disparu derrière le pantin de fer. Des hurlements retentirent dans la nuit, puis cessèrent tout aussi rapidement. Zhai Song frissonna violemment. Le pantin de fer qui l’avait attaqué se figea au milieu de son geste, et le corps d’un homme de Dongying fut jeté sur le pont. Les vêtements de Gu Yun virevoltaient sous la brise océanique à l’endroit où il se tenait sur le pont, sortant un mouchoir pour essuyer ses mains. Il leva légèrement la tête et tendit une main avec désinvolture comme s’il n’y avait personne d’autre présent. La gorge de Chang Geng se noua, son cœur battant comme un tambour tandis qu’il prenait le bras de Gu Yun.
- S’il s’agit de la soi-disant « sincérité » du général, dit Gu Yun, nous n’aurions pas dû nous donner la peine de venir.
Zhai Song essuya la sueur sur sa joue et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Gu Yun l’interrompit.
- Inutile de vous expliquer, dit Gu Yun d’un air désinvolte. Je suis sourd, je ne peux pas vous entendre.
Il se tourna pour partir. Mais, avant d’y parvenir, la porte de la cabine, derrière laquelle les bruits des danses et des chansons résonnaient toujours, s’ouvrit brusquement, et deux rangées de soldats en sortirent, formant un passage derrière eux. Chang Geng tourna les yeux vers la cabine et vit un homme imberbe d’une quarantaine d’années au visage pâle. Les yeux rivés sur le dos de Gu Yun, il appela :
- Zhang-xiansheng, attendez, s’il vous plaît !
Gu Yun l’ignora. Chang Geng écrivit sur sa paume :
- Le grand chef est sorti.
Mon fils, impossible qu’il s’agisse du grand chef, songea Gu Yun.
L’homme se tint sur le seuil et s’inclina, les mains jointes devant lui.
- La réputation de Zhang-xiansheng le précède. Ce misérable empereur a en sa possession un tel talent et, pourtant, échoue à en faire bon usage. Cela montre bien que ses jours sont comptés.
Plus Ge Pangxiao l’écoutait, plus il était confus. Zhang-xiansheng n’est-il pas censé être un faux nom que le marquis a inventé ? Quelle réputation ? Cette flatterie manque cruellement de sincérité.
Abandonnant son air distant, Gu Yun inclina la tête et demanda à Chang Geng :
- Qu’est-ce qu’il a dit ?
- Il a dit que votre réputation vous précède et que l’empereur joue avec la mort en ne vous employant pas correctement, résuma Chang Geng.
Durant ces quelques instants, il avait rassemblé les pièces du puzzle. Bien sûr, Gu Yun était monté sur le navire déguisé en expert en fragrances. L’expert en fragrance était comme les marins et les gardes de Dongying – bien qu’ils soient membres d’une même faction, ils n’étaient que des sous-fifres insignifiants. Pourquoi le grand chef l’aurait-il fait appeler en personne ? Soit sa véritable identité avait été exposée, soit les complices du moine avaient employé une quelconque méthode afin de créer de toute pièce une fausse identité pour Gu Yun. Chang Geng se souvint de la brève surprise de Gu Yun et le sourire qui avait suivi lorsqu’il avait entendu que le grand chef voulait le voir. Son cœur commença à se serrer – alors, son parrain le savait depuis le début ?
Après une année de séparation, il n’avait plus besoin de lever les yeux vers Gu Yun. Il pouvait même sentir que, sans son armure, il pouvait enlacer Gu Yun d’un seul bras. Mais cette impression de distance qu’il ne parviendrait jamais à franchir naquit à nouveau dans le cœur du jeune homme. Gu Yun ne se retourna pas, mais acquiesça calmement.
- Mon humble personne ne connaît pas Zhang-xiansheng et a vu que vous ne pouviez ni voir ni entendre, dit l’homme imberbe, les mains jointes en signe de salutation. Bien que mon humble personne ait reçu des lettres de recommandation, c’est grâce au manque de manières de ces barbares de Dongying que j’ai pu observer vos talents d’experts. Haha, on m’a ouvert les yeux – Qingxu, versez un peu de vin pour Zhang-xiansheng et présentez-lui mes excuses.
Chang Geng transmit un bref résumé du discours creux de l’homme. Avant qu’il n’ait fini d’écrire, il vit une silhouette se lever dans la salle du banquet. C’était la femme vêtue de blanc qu’ils avaient croisée en chemin. Elle servit un bol de vin d’un air impassible – pas une coupe, mais un bol. La femme se dirigea vers eux d’un pas stable et ne dit pas un mot tandis qu’elle tendait le bol à Gu Yun. L’odeur d’encens pacificateur qu’ils avaient remarquée plus tôt flotta dans la brise océanique. Bien qu’il s’agisse d’une artiste, son visage et ses manières n’avaient rien de séducteur, mais dégageaient plutôt une froideur distante. Gu Yun prit le vin des mains de la femme et le renifla. Un léger sourire remplaça sa froide indifférence, et il la remercia silencieusement. Chang Geng n’eut pas la chance de l’arrêter avant qu’il ne lève le bol et n’en vide le contenu. La femme baissa poliment les yeux et s’inclina avant de se placer en retrait. L’homme imberbe s’esclaffa :
- Zhang-xiansheng est fort direct. J’aime les gens qui ne passent pas par quatre chemins.
Paniqué, Chang Geng gribouilla sur sa paume :
- Vous n’avez pas peur que ce soit empoisonné ?
Gu Yun crut que c’était ce que ce chef surréaliste lui avait demandé, et il répondit avec confiance :
- Si vous vouliez empoisonner un maître des arômes sourd et aveugle, il faudrait vous donner beaucoup de mal pour trouver un poison inodore.
Chang Geng était sans voix. Heureusement, l’attitude de Gu Yun était extrêmement arrogante depuis le début et, bien que ses mots puissent paraître légèrement brusques, ils n’étaient pas totalement hors de propos. Mais, à présent, Chang Geng était encore plus certain que Gu Yun ne pouvait vraiment pas entendre et ne faisait pas du tout semblant.
- Je vous en prie, asseyez-vous, dit l’homme imberbe.
Cette fois, Chang Geng n’osa pas faire l’imbécile et retranscrit fidèlement ses paroles à Gu Yun, mot pour mot. Leur groupe entra dans la cabine, où la femme à l’air distant commençait à jouer un air avec son pipa.
- Nous avons de la chance que ce stupide souverain ait échoué à honorer sa position et nous ait ainsi permis de rassembler les héros de la nation, dit l’homme imberbe. C’est vraiment la meilleure chose qui me soit arrivée.
Gu Yun rit froidement.
- Pour ma part, je ne me sens pas chanceux de me retrouver coincé dans une pièce avec une bande de wako.
Chacun de ses mots était tranchant, mais ses railleries renforçaient son image d’incroyable talent. L’homme imberbe était imperturbable, manifestement prêt à se soumettre à tous les excentriques de la nation pour mener à bien sa révolte. Il dit avec un petit sourire :
- Ceux qui accomplissent de grandes choses ne s’appesantissent pas sur des bagatelles. Les propos de Xiansheng trahissent un parti pris. Depuis que l’Empereur Wu a ouvert le commerce maritime, combien de marchandises étrangères ont été introduites dans notre empire du Grand Liang ? Même les pantins fermiers récemment déployés à Jiangnan ont des antécédents étrangers. Du moment qu’ils sont talentueux, en quoi le fait qu’ils soient originaires de l’est ou de l’ouest a-t-il la moindre importance ?
Il s’emballa promptement à ce sujet, déplorant l’état du monde et énumérant les innombrables cas d’abus de pouvoir et de problèmes organisationnels depuis le début du règne de Yuanhe. Les interlocuteurs habituels de Chang Geng et Ge Pangxiao étaient soit ce mystérieux moine du Temple National, soit le grand érudit que la Résidence du Marquis avait engagé à prix d’or. Ils trouvèrent cette explication d’apparence logique – mais dont aucun mot n’aurait résisté à une analyse plus poussée – relativement rafraîchissante. L’homme déblatérait des inepties avec assurance sans avoir la moindre idée de ce dont il parlait. Gu Yun arrêta de parler et se contenta de ricaner. Au bout de la période qu’il fallait à un bâton d’encens pour brûler, il sembla perdre patience et interrompit son monologue :
- Je suis venu ici avec la sincère intention de joindre votre cause et, pourtant, on m’a présenté un pantin bavard pour me faire perdre mon temps. C’est vraiment désolant.
Un spasme ébranla le visage de l’homme imberbe. Sans un mot de plus, Gu Yun tira Chang Geng sur ses jambes.
- Puisque c’est ainsi, nous allons prendre congé.
- Attendez ! Zhang-xiansheng, attendez ! appela l’homme.
Gu Yun l’ignora. Mais, avant qu’il ne puisse faire un pas, les gardes postés à la porte se scindèrent, et un homme grand et fin enveloppé d’une cape entra.
- Zhang-xiansheng, suis-je assez qualifié pour vous parler ? demanda-t-il d’une voix chantante.
L’homme imberbe alla se placer aux côtés de l’homme grand et fin et dit à Gu Yun :
- Il s’agit de notre Huang Qiao, Commandant Huang. C’est une figure importante, ici, alors nous devions vérifier votre identité – je vous en prie, n’y voyez aucune offense.
Chang Geng fronça les sourcils. Il trouvait le nom « Huang Qiao » légèrement familier et était sur le point de retranscrire l’intégralité du message sur la paume de Gu Yun, mais Gu Yun serra légèrement ses doigts, l’en empêchant. Gu Yun, qui était toujours sourd quelques instants plus tôt, parvint à entendre les mots de l’homme avec ses propres oreilles.
- Commandant Huang, dit Gu Yun à voix basse, commandant en chef de l’Armée et de la Marine de Jiangnan, subordonné de second rang… Je suis véritablement surpris.
Alors qu’il parlait, il retira lentement la bande de tissu noir. Ses yeux découverts luisaient telle l’étoile du matin se levant à l’est – comment quiconque pouvait-il croire qu’il était aveugle ? Il tira son bras de l’emprise de Chang Geng et repoussa le jeune homme inquiet avec un sourire espiègle.
- Eh, Commandant Huang, quand j’ai servi aux côtés du vieux Général Du, vous étiez encore commandant régional assistant. Ça fait longtemps – vous souvenez-vous encore de moi ?
[1] Île légendaire chinoise où vivent des immortels, située dans la Mer de l’Est.
[2] Instrument de musique à cordes pincées traditionnel chinois, de la famille du luth.
[3] Nom donné aux pirates japonais qui pillaient les côtes chinoises.
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