Chapitre 34 : Vérité et mensonges

 

 

 

La porte de la cage en fer s’ouvrit avec un cliquetis grâce à la sixième clé que Cao Niangzi essaya.

- Vite, sortez.

Les prisonniers s’étaient transformés en oisillons effrayés, se recroquevillant avec terreur à la vue de la barre dans ses mains. Un vieil homme d’une soixantaine d’années semblait être leur leadeur. Il s’inclina en tremblant et dit :

- Jeune Général, nous ne sommes qu’un groupe de mécaniciens capturés par l’armée rebelle. Nous ne participons pas à leur rébellion – vous devez le dire au Marquis Gu dans votre rapport.

Cao Niangzi attacha promptement la barre de fer dans son dos et dit :

- Le marquis sait tout. Mais il y a une mission pour laquelle nous aurions besoin de votre aide.

Sur ce petit bateau sans prétention, une troupe de mécaniciens, pieds-nus et cabossés, se déversa hors de la cellule, se soutenant les uns les autres tandis qu’ils marchaient. Chacun d’entre eux sauta dans l’océan et nagea dans une direction différente. Le tremblement du pont sous leurs pas réveilla le garde, qui se leva avec une série de grognements, seulement pour recevoir un autre coup en pleine face. Après avoir complété sa mission, Cao Niangzi baissa les yeux vers le garde, les mains sur les hanches. Il trouvait cela incroyable – lorsque les hommes beaux s’évanouissaient, ils avaient l’air totalement pitoyable, tel l’effondrement d’une montagne de jade. Un tel spectacle inspirait de tendres sentiments d’affection. Alors comment se faisait-il que, lorsque les hommes laids s’évanouissaient, leurs yeux se révulsaient de la sorte ? Il secoua la tête et marmonna dans un souffle :

- Incompréhensible.

Retenant sa respiration, Cao Niangzi traîna l’homme dans la cellule et l’enferma avec un cliquètement. Mission terminée – il s’enfuit à son tour.

 

***

 

Sur le vaisseau amiral de la flotte, Gu Yun avait les mains plaquées derrière le dos, un air de parfait sang-froid sur le visage. Bien qu’il n’ait que deux jeunes subordonnés à ses côtés, il observa les soldats armés et cuirassés qui se tenaient devant lui avec un demi-sourire confiant.

N’importe qui pouvait manquer de reconnaître au premier coup d’œil une personne qu’il avait vu pour la dernière fois lorsqu’elle avait quinze ou seize ans, surtout lorsque plusieurs années sur le champ de bataille avaient complètement transformé son caractère. Mais, du moment que l’individu en question n’avait pas subi de préjudice esthétique majeur, ses traits ne pouvaient pas avoir excessivement changé, même après tout ce temps. En entendant les mots de Gu Yun, un air de stupéfaction se peignit sur le visage de Huang Qiao. Il l’observa attentivement pendant un moment, puis prit une profonde inspiration et recula d’un pas.

- Vous, vous êtes…

Gu Yun se saisit d’un katana[1] de Dongying qu’il avait volé lors de la précédente altercation et en testa nonchalamment l’équilibre. Il se servit du bandeau abandonné pour attacher ses cheveux, puis dit avec un sourire :

- Quelle surprise, on dirait que le Commandant Huang m’a reconnu, après tout.

L’attitude digne avec laquelle Huang Qiao avait offert le recrutement de tous les talents du monde disparut instantanément tandis qu’il commençait à trembler de manière incontrôlable – comme s’il avait été insulté.

- Gu, Gu…

- Oui, c’est Gu Yun, répondit Gu Yun. Ça faisait longtemps.

Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, l’un des soldats lâcha son arme avec terreur, et elle tomba sur le sol avec un cliquètement. La cabine était silencieuse, à l’exception de la joueuse de pipa dans un coin, qui jouait sans manquer une seule note, comme s’il elle n’avait rien entendu. La mélodie de la chanson de Jiangnan, le « Chant du Retour des Pêcheurs », semblait relativement incongrue dans ce genre d’atmosphère.

- Impossible, laissa échapper l’homme imberbe qui leur avait raconté des salades avec tant d’assurance quelques instants plus tôt. Le Marquis d’Anding se trouve au nord-ouest pour réprimer les pillards, comment peut…

- Si vous voulez vous rebeller, vous devriez lire plus de livres, lui conseilla sincèrement Gu Yun en tournant les yeux vers lui. La Mer de l’Est n’a pas le budget suffisant pour employer des faucons, mais vous avez au moins dû entendre parler d’eux ?

A l’extérieur de la cabine, une série de hurlements perça l’air nocturne. Quelqu’un fit tournoyer une lanterne pour éclairer les environs, seulement pour voir plusieurs ombres noires surgir sur le pont tels des fantômes. Elles atterrissaient puis disparaissaient, tuant une personne chaque fois qu’elles touchaient le sol comme on plume une oie au passage.

- Les Faucons Noirs ! Ce sont les Faucons Noirs !

- Im… impossible ! Fermez-la ! hurla Huang Qiao. Comment le Bataillon de Fer Noir peut-il se trouver en Mer de l’Est ? Comment le Marquis d’Anding peut-il être ici ? Archers ! Tirez sur ces imposteurs avec des flèches parhéliques !

- Monsieur, attention !

Les Faucons Noirs passèrent au-dessus de leur tête, décochant une pluie de flèches. Les combattants rebelles présents sur le pont se couvrirent la tête et s’agitèrent comme des rats tandis que la scène sombrait dans le chaos. La joueuse de pipa resta immobile dans son coin. Elle pinça ses cordes et se mit habilement à jouer « Embuscades de Tous Côtés », qui seyait bien à la situation. Les yeux de Huang Qiao manquèrent de s’exorbiter.

- Gu Yun est là – alors quoi ? Je refuse de croire qu’il ait pu ramener le Bataillon du Fer Noir du désert ! Abattez-le, et voyons sur qui d’autre cet empereur minable peut compter ! A l’attaque !

Les soldats dégainèrent leurs armes et regardèrent d’un œil mauvais les trois silhouettes qu’ils encerclaient. Ge Pangxiao tressaillit, et tira furtivement sur le bras de Chang Geng. Sous le couvert de la musique, il murmura :

- Dage, ils ont raison ! Qu’est-ce qu’on fait ?

Avant que Chang Geng ne puisse répondre, Gu Yun tapota du bout des doigts le front de Ge Pangxiao par-dessus les cheveux clairsemés qui étaient tombés en travers, afficha un large sourire et dit :

- C’est vrai, je n’ai que ces quelques gardes des Faucons Noirs à mes côtés. Bien dit, Commandant Huang, vous êtes aussi courageux que perspicace.

Ge Pangxiao cligna des paupières.

- Dage, quelque chose cloche. Le marquis est trop confiant.

Chang Geng ne dit rien. Brandissant leurs armes, les rangées de soldats se dandinaient sur place telle une vague humaine, s’élevant et retombant comme la marée – mais aucun n’osa avancer. Ge Pangxiao était étourdi de confusion. Est-ce que la marquis a des renforts, oui ou non ?

Bien que Chang Geng ne soit pas assez prétentieux pour se prétendre intelligent, il réfléchissait généralement un peu plus que Ge Pangxiao. Mais, à présent, il se surprenait à être tout aussi confus. Est-il sourd, oui ou non ?

L’incompréhensible Maréchal Gu avança à grandes enjambées en direction de Huang Qiao avec un sourire mystérieux, ignorant complètement les soldats hésitants qui l’encerclaient.

- Si je me souviens bien, le Commandant Huang a été instruit par Chang Zhilu, l’oncle maternel du Prince Wei. Lorsque l’ancien empereur est décédé, le Prince Wei n’a pas réussi à prendre le commandement de la Garde Impériale – alors quoi ? Il essaye par voie navale ?

En un instant, Chang Geng se souvint que, lorsque Gu Yun l’avant escorté dans la capitale, à l’époque, il avait traîné presque la moitié du Bataillon de Fer Noir dans son sillage. Il avait laissé les troupes juste derrière les remparts, leurs épées pointées vers la capitale. Et, lorsqu’ils s’étaient hâtés vers le palais, ils avaient vu le Prince Wei et le prince héritier – désormais empereur – agenouillés devant la chambre de l’ancien empereur. Gu Yun s’était même arrêté pour les saluer. En y repensant, ç’avait été une salutation des plus sincères. S’il comprenait bien, le Prince Wei avait fomenté un coup d’état, mais ne s’était arrêté que parce que Gu Yun avait accouru à la capitale ?

Les mots de Gu Yun furent comme un coup de tonnerre pour Huang Qiao, qui crut que tous ses complots avaient été exposés au grand jour. Comment l’empereur avait-il remarqué les intentions du Prince Wei – avaient-ils commis une erreur dans la capitale, ou l’un des leurs, ici, dans la région de Liangjiang, les avait-il trahis ? Mais ces questions n’avaient plus d’importance. Il savait simplement que Gu Yun se trouvait là, et qu’il était mort. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Huang Qiao que Gu Yun ne faisait qu’émettre des hypothèses basées sur une vague connaissance des affiliations des généraux militaires de la cour impériale.

Ge Pangxiao était stupéfait. Quoi ? Le marquis savait que le Prince Wei avait planifié une révolte ?!

La main de Chang Geng vint se poser sur son épée.

Sachant que sa mort était proche, Huang Qiao fit fi de toute prudence. La rage bouillonnait dans ses entrailles lorsqu’il rugit et se jeta sur Gu Yun, le regard meurtrier. Dans les coins de la pièce, quelques pantins de fer qu’on avait installés en guise de décoration laissèrent échapper un mugissement furieux et brandirent leurs armes. Chang Geng bondit devant Gu Yun et bloqua l’épée de Huang Qiao avant que Gu Yun ne puisse réagir.

- Commandant, dit-il d’un air sombre, j’apprécierais une démonstration de vos talents.

Leur maître avait mené la charge, aussi les subordonnés qui se tenaient derrière lui n’avaient-ils plus d’excuse pour battre en retraite, qu’importe leur terreur. Ils chargèrent comme un seul homme, se déversant dans la minuscule cabine. Ge Pangxiao tâtonna parmi ses vêtements mais ne trouva rien qu’il pourrait utiliser pour se défendre, aussi se carapata-t-il derrière Gu Yun. Gu Yun tint l’épée de Dongying horizontalement en travers de sa poitrine et repoussa un coup porté dans sa direction d’un geste de la fine lame. Il sourit.

- Chut, vous entendez ?

Il avait perfectionné l’art de prendre un air mystérieux à un niveau encore supérieur à celui de ses talents sur le champ de bataille. Personne ne put résister à l’envie de tendre l’oreille et d’écouter. L’épée de Chang Geng frotta contre la lame de Huang Qiao avec un crissement suraigu. Sans prévenir, le jeune homme assena un coup de pied sur l’abdomen de Huang Qiao, la mine impassible. L’homme hurla et s’écroula contre le pied d’un pantin de fer qui, ne sachant discerner son ami de son ennemi, tailladait tous ceux qu’il voyait. Huang Qiao donna un triste spectacle, se recroquevillant pour tenter d’éviter ses coups. Le pincement des cordes retentissait à travers la cabine – qui sait ce que cette femme avait en tête, mais elle était passée d’ « Embuscades de Tous Côtés » à « Parade Nuptiale du Phénix ».

Tout le monde pouvait entendre le rugissement silencieux des vagues et le bruissement des Faucons Noirs qui volaient au-dessus de leurs têtes. Peu à peu, les visages se transformèrent tandis qu’un nouveau son enflait dans le noir. Ils entendaient des cris de guerre, des sifflements et le bruit des tambours… comme si une gigantesque armée les avaient encerclés de toutes parts ! Huang Qiao était pétrifié par le choc. Il ne put s’empêcher de se souvenir des rumeurs effrayantes sur le Bataillon de Fer Noir – au-delà de la frontière nord, alors que le ciel était noirci par une tempête de neige, et que les moutons comme les loups tremblaient sur les plaines infinies et opprimantes, une armée de soldats d’allure spectrale était arrivée avec les bourrasques, parée d’armures de fer aussi sombres que les plumes d’une corneille, une fumée blanche tourbillonnant dans son sillage. Lorsqu’ils surgissaient des rafales, même les dieux et les fantômes se recroquevillaient, terrorisés…

Les lumières sur les ponts de l’immense flotte de dragons de mer commencèrent à s’éteindre les unes après les autres. La vibration des moteurs des bateaux se tut tandis que leurs propulseurs étaient coupés, comme si une créature invisible était en train d’avaler les dragons de mer sans défense dans l’obscurité. Les soldats et combattants de Dongying sombrèrent dans le chaos. Soudain, un énorme feu d’artifice jaillit au-dessus de la flotte, illuminant la moitié du ciel. Certaines personnes à l’œil aiguisé hurlèrent de terreur :

- Le Bataillon de Fer Noir !

Dans la lumière faiblissante des feux d’artifices, les hommes sur le pont virent qu’un contingent de guerriers parés d’armures lourdes noires comme l’ébène était déjà monté sur le vaisseau amiral. Celui qui les menait se retourna, ses yeux tels des éclairs. A l’intérieur de la cabine, Chang Geng avança précipitamment et frappa Huang Qiao par le haut. Les yeux de Ge Pangxiao pivotèrent. Il sortit une sphère en fer de la taille d’une grosse pastille du revers de ses vêtements et la jeta aux pieds de Huang Qiao.

- Dage, je vais te donner un coup de main !

La sphère en fer sembla accélérer de son propre chef tandis qu’elle se dirigeait droit sur Huang Qiao. Le Commandant Huang perdit immédiatement l’équilibre. Il ne parvint à parer que quelques coups avant que l’épée de Chang Geng ne frappe violemment son poignet et qu’il ne s’écroule sur le sol avec un cri. Pendant ce temps, cette petite sphère en fer avait jaillit hors de la foule, rebondi sur le pont, filé vers le ciel et explosé en l’air en un bouquet final. Chang Geng propulsa son bras en arrière et enfonça son fourreau dans la poitrine d’un pantin de fer approchant. Le pantin de fer grinça à plusieurs reprises, puis s’immobilisa.

- Yifu, appela-t-il, le grand chef a été appréhendé.

Gu Yun s’esclaffa.

- Le vrai chef est toujours dans la cour impériale.

Il se tourna et se dirigea vers la porte de la cabine comme si les soldats et les pantins de fer toujours présents dans la pièce n’existaient pas. Etonnamment, personne n’osa l’arrêter. Les Faucons Noirs tournoyaient au-dessus du pont. Gu Yun sortit un insigne de fer de la taille d’une paume du revers de ses vêtements et le lança en l’air. L’un des Faucons Noirs l’attrapa prestement et se posa en hauteur, sur le mât. Réquisitionnant le hurleur en cuir du dragon de mer, le soldat annonça d’une voix claire :

- Le chef des rebelles a été appréhendé. L’Amulette du Tigre de Fer Noir est ici. Si les soldats de la Marine de Jiangnan voient cette amulette et se tournent vers la lumière, leurs méfaits du passé seront oubliés. Quiconque ne répond pas à cet appel sera exécuté sur le champ !

L’Amulette du Tigre de Fer Noir avait été donnée au Marquis d’Anding par l’Empereur Wu. En cas d’urgence, il représentait l’autorité qui commandait les huit branches de l’armée. Il y avait trois amulettes au total – Gu Yun en détenait une, la cour en gardait une autre, et l’empereur détenait la troisième.

La trentaine de mécaniciens emprisonnés avait nagé et coupé le système de propulseurs de plus de la moitié des dragons de mer depuis les eaux, et les lignes de communications étaient tombées. La majorité de l’armée rebelle était constituée des marins que Huang Qiao avait amenés avec lui, tandis qu’une petite portion était constituée de troupes hétéroclites recrutées ailleurs. Lorsque les soldats rebelles entendirent l’annonce du Faucon Noir, ils s’agitèrent tel un chaudron bouillant. Certains opposèrent une résistance obstinée tandis que d’autres retournaient leur veste sur le champ. Une grande partie resta tout simplement abasourdie. Les habitants de Dongying terrifiés trahirent leurs propres camarades, et les troupes rebelles commencèrent à se battre entre elles sans raison.

Les lumières s’allumèrent sur le vaisseau amiral tandis que Chang Geng poussait Huang Qiao devant lui, entièrement ligoté. En voyant que la situation avait tourné au vinaigre, les soldats rebelles présents sur le vaisseau amiral jetèrent leurs armes les uns après les autres. Cette musicienne insouciante à l’intérieur de la cabine continuait de jouer. A présent, elle avait interprété un certain nombre de chansons, chacune jouée à la perfection.

Le visage de Gu Yun était aussi calme qu’un lac gelé sous la lumière tamisée. Chang Geng le dévisagea avec confusion. Il savait que Gu Yun avait dû rencontrer un tas de situations comme celle-ci, mais il se demandait encore comment cette armée de Fer Noir avait pu se matérialiser. Il était facile de cacher quelques Faucons Noirs, mais une armée entière ? Et comment avait-il ramené l’armée de Fer Noir du désert, au nord-ouest ? Et enfin – faisait-il semblant d’être sourd, ou faisait-il semblant de ne pas être sourd ? Debout sur le pont, même Chang Geng ne put s’empêcher de penser que Gu Yun devait savoir que le Prince Wei se rebellerait depuis longtemps, et qu’il avait surveillé la Marine de la Mer de l’Est et attendu que tous leurs navires et armements soient prêts, paré à les éliminer en une attaque décisive.

Un grondement familier pouvait être entendu au loin. Yao Zhen avait enfin mobilisé la Marine de Jiangnan, et leurs immenses dragons avaient pris la mer. La silhouette d’un cerf-volant géant se profilait déjà à l’horizon. Gu Yun communiqua avec les Faucons Noirs dans le ciel à travers de simples gestes de la main. Sous ses ordres, l’un d’entre eux s’envola vers le cerf-volant géant avec l’Amulette du Tigre de Fer Noir à la main pour prendre le commandement de la flotte que Yao Zhen avait déployée.

Huang Qiao ferma les yeux – c’était terminé. La musique incessante s’arrêta enfin. Tenant son pipa, la musicienne vêtue de blanc sortit lentement de la cabine et baissa les yeux vers Huang Qiao. Huang Qiao la fusilla du regard et dit d’une voix rauque :

- Chen Qingxu, même vous allez me trahir ?

Chen Qingxu lui lança un regard amusé, puis le dépassa froidement. Son visage était tel un masque peint – elle était inexpressive lorsqu’elle avait offert le vin, inexpressive lorsqu’elle avait joué du pipa, inexpressive lorsqu’elle avait écouté les bruits du massacre, inexpressive lorsqu’elle avait subi les interrogations des autres. Elle se dirigea vers Gu Yun.

- Marquis.

Gu Yun abandonna promptement son attitude arrogante.

- Merci beaucoup pour votre aide, mademoiselle. Je ne sais pas si le vieux Chen Zhuo-xiansheng et vous êtes…

Chen Zhuo était le médecin miraculeux qui avait prescrit son traitement à Gu Yun de nombreuses années plus tôt.

- C’est mon grand-père, dit Chen Qingxu, avant d’ajouter sèchement : Les vents sont forts, sur l’océan. Vous feriez mieux d’aller vous assoir dans la cabine.

Gu Yun savait qu’elle lui rappelait l’existence des migraines que ses traitements avaient pour effet secondaire. Il lui offrit un sourire blafard mais ne dit rien. Voyant qu’il avait rejeté son conseil, Chen Qingxu ne gaspilla pas ses mots, mais s’inclina légèrement et dit :

- Puisse le monde prospérer en paix, et puissent toutes les personnes ici présentes jouir d’une longue vie en bonne santé.

- Merci beaucoup, répéta Gu Yun.

Chen Qingxu se retourna pour descendre du bateau. Peut-être était-elle fatiguée après sa performance, mais elle n’adressa même pas un regard à l’armée rebelle qui se battait autour d’elle. Ge Pangxiao la regarda partir.

- Eh, ils sont tous les uns sur les autres à se battre au bout de cette passerelle. Pourquoi cette jiejie est-elle partie comme ça ?

Gu Yun fronça les sourcils et était sur le point de l’appeler lorsqu’un guerrier de Dongying chargea sur la passerelle et ouvrit la bouche pour souffler une fléchette dans sa direction. Dans les airs, un Faucon Noir encocha immédiatement une flèche et le visa, et l’homme de Dongying tomba dans l’océan. Chen Qingxu s’écarta légèrement sur le côté, comme si elle dansait au rythme de la passerelle vacillante, et la fléchette de Dongying effleura son corps, s’enfonçant dans la passerelle de fer avec un cliquètement. Elle ne leva même pas les yeux tandis qu’elle s’en allait en flottant tel un fantôme vêtu de blanc.

Ge Pangxiao cligna des paupières. En effet, tous les excentriques de la nation appartenaient au Pavillon Linyuan.

 

***

 

Lorsque le cerf-volant géant et les dragons arrivèrent sur les lieux, l’armée rebelle s’était déjà bien auto-sabotée. Les Faucons Noirs escortèrent leurs prisonniers hors du vaisseau amiral, et l’armée officielle commença à nettoyer le reste. Au milieu de tout ça, un soldat des Carapaces Noires accourut sur le vaisseau amiral et souleva sa visière. Chang Geng fut choqué de découvrir que cette personne était Liao Ran.

De toute évidence, le Grand Maître Liao Ran connaissant encore moins bien l’armure lourde que les barbares qui avaient attaqué Yanhui. Bien que le renfort mécanique lui fournisse une incroyable puissance, il basculait d’avant en arrière lorsqu’il marchait et ne pouvait contrôler ses membres correctement lorsqu’il courait, se déplaçant par à-coups tel un lapin vaillant mais maladroit. Il parvint à garder son équilibre de justesse en s’agrippant à la rambarde et faillit tomber à genoux. En l’inspectant de plus près, la « Carapace Noire » qu’il portait perdait de sa couleur pour révéler le métal pâle sous-jacent, et il était enveloppé d’une envoûtante odeur de poisson. C’était donc ça, le « Bataillon de Fer Noir » qui avait tant effrayé l’armée rebelle ? Dans ce cas, d’où étaient venus tous ces cris de guerre ? D’un tour de passe-passe ventriloque ? Chang Geng serra silencieusement les dents. Il avait le sentiment que Gu Yun l’avait encore dupé.

Liao Ran leva ses deux bras mécaniques avec difficulté et tenta de signer, mais son contrôle était trop faible et il ne parvint pas à séparer ses doigts. Il oscilla telle une algue, mais personne ne parvint à comprendre ce qu’il disait. Il gesticula jusqu’à ce que son front soit couvert de sueur, se démenant à l’intérieur de son armure lourde. Le regardant fixement, Ge Pangxiao commenta :

- Monseigneur, le Grand Maître semble avoir un rapport urgent.

Gu Yun se tourna pour le regarder.

- Ce n’est rien. Cet idiot n’arrive pas à sortir ; va l’aider à enlever l’armure.

Ge Pangxiao ne sut quoi dire. Coincé dans l’armure lourde, le moine le fixa d’un air innocent. Ge Pangxiao prit une profonde inspiration.

- Grand Maître, n’êtes-vous pas un expert en armures et machines en fer ?

Le moine ne pouvait parler et ne pouvait signer, aussi n’eut-il d’autre choix que de se servir de ses yeux inhabituellement animés pour s’exprimer : Expert ne veut pas dire que je sais comment les porter. Je suis un moine, pas un soldat.

Ge Pangxiao dut ôter manuellement l’armure lourde depuis l’extérieur avec l’aide de Chang Geng. Liao Ran en sortit en titubant et ne prit même pas une seconde pour remettre de l’ordre dans son apparence avant de se diriger vers Gu Yun et de signer d’un air grave :

- Maréchal, la Marine de Jiangnan est arrivée. Le Commissaire Yao se trouve sur le cerf-volant. Quoi qu’il arrive, vous devez rentrer vous reposer.

Chang Geng sursauta, sentant un sens caché dans ses mots. Il tourna la tête pour regarder Gu Yun, qui était toujours parfaitement calme, comme si tout allait parfaitement bien. Gu Yun ne s’obstina pas, cette fois, mais émit un bref son en guise d’assentiment et retourna dans la cabine en continuant de faire mumuse avec l’épée de Dongying volée. Chang Geng se précipita derrière lui.

A ce moment-là, l’homme-serpent de Dongying rampa jusqu’à eux à travers les ombres du pont, une faible lumière scintillant sur les fléchettes de soie attachées à ses poignets. L’homme-serpent tordit la bouche en un sourire tandis qu’il attendait le moment où Gu Yun serait sur le point d’entrer dans la cabine. Saisissant sa chance, il propulsa six fléchettes de soie depuis ses deux poignets, qui se dirigèrent tout droit sur Gu Yun. Un Faucon Noir descendit en piqué avec un crissement métallique. Chang Geng se jeta instinctivement en avant pour protéger Gu Yun, mais la sensation de la brise océanique scindée par des lames tranchantes atteignit la peau de Gu Yun en premier. Il tira Chang Geng vers lui et recula brusquement de quelques pas. L’épée de Dongying dans ses mains dessina un arc de cercle dans les airs. Trois fléchettes de soie s’abattirent sur la lame, se brisant en trois fragments. Gu Yun la jeta, ses manches virevoltant, et roula agilement sur le côté avec Chang Geng dans ses bras. Les fléchettes de soie transpercèrent le tissu noir qui nouait ses cheveux tandis que la flèche du Faucon Noir tuait l’homme-serpent sur le coup.

Gu Yun ne prit pas cette petite interruption à cœur. Il tapota Chang Geng et dit calmement :

- Juste un dernier détail à régler, pas de quoi s’inquiéter.

Il tendit la main vers l’épaule de Chang Geng pour se redresser, seulement pour que ses jambes se dérobent sous son poids. Mort de peur, Chang Geng attrapa Gu Yun dans ses bras. Sa main effleura accidentellement le dos de Gu Yun, seulement pour découvrir qu’il semblait tout droit repêché de l’eau – les vêtements sur son dos étaient trempés de sueurs froides.

 

 

[1] Sabre japonais.

 

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