Chapitre 32 : Linyuan

 

 

 

Le doigt de Ge Pangxiao était posé sur un minuscule archipel de la Mer de l’Est. La carte n’était pas dessinée très proprement, et les îles ressemblaient à une ligne de tâches d’encre laissées par le mouvement négligent d’un pinceau.

Gu Yun avait une carte de l’intégralité de l’empire du Grand Liang stockée en sécurité dans sa tête, mais il n’avait aucun souvenir d’un tel endroit. Le navire marchand ne contenait pas de lampes à gaz, et la lampe à huile qui illuminait la pièce éclairait trop faiblement. Même avec son monocle, il était difficile pour lui d’y voir quoi que ce soit. Il fronça les sourcils et essaya d’augmenter la luminosité de la lampe à huile.

- Le Grand Maître Liao Ran m’a donné cette carte, dit Ge Pangxiao. J’ai vérifié, les cartes du Ministère de la Guerre ne répertorient pas cet emplacement. Ce sont probablement de petites îles inhabitables. Cette région de la mer est cernée de courants turbulents et de récifs invisibles, et les gens qui vivent sur la côte ne manquent pas d’histoires de fantômes à propos de ces eaux. Même les habitants du coin ne savent pas qu’il y a des îles ici.

Ce lieu se trouvait à une distance significative du continent. Il était impossible d’y nager ; on ne pouvait s’y rendre que par bateau ou par les airs. Mais les cerfs-volants et les dragons militaires de l’empire du Grand Liang étaient tributaires des boussoles. S’il y avait des perturbations au niveau des pôles célestes à ces coordonnées, aucun vaisseau n’aurait été capable de trouver cet endroit. Par ailleurs, tout ce qui se trouvait à l’est d’ici appartenait au territoire de Dongying. Des cerfs-volants et des dragons de l’empire du Grand Liang y rôdant sans raison auraient été perçus comme une provocation hostile. Pour s’y rendre par les airs, il ne restait guère que les faucons. Mais l’entretien de l’armure des faucons était très difficile et leur équipement était complexe et coûteux – et, comme la côte orientale était restée en paix pendant de nombreuses années, la Division du Faucon n’avait aucune troupe stationnée ici.

- Si ce n’est même pas sur les cartes du Ministère de la Guerre, où le Grand Maître Liao Ran a-t-il bien pu obtenir cette carte ? ne put s’empêcher de demander Chang Geng.

- Il a dit que le souverain despotique d’un règne précédant adorait les perles de la Mer de l’Est, expliqua Ge Pangxiao avec sérieux. Les pêcheurs, usés jusqu’à la corde par les demandes de tributs annuels, on monté un commando suicide à la recherche de perles, qui est tombé sur cet endroit par accident. Ce sont ces mêmes pêcheurs qui ont ensuite dessiné la carte.

Chang Geng le dévisagea. Quelle histoire saugrenue Liao Ran avait-il inventée pour rassurer un enfant stupide ?!

Ge Pangxiao se tourna vers Gu Yun et signa :

- Monseigneur, que doit-on faire ?

Avant que Gu Yun ne puisse répondre, le navire frémit. Gu Yun attrapa la lampe à huile avant qu’elle ne se renverse. D’un coup d’œil, il signala à Ge Pangxiao de tout ôter de la table. Démontrant sa vivacité d’esprit, Ge Pangxiao gonfla sa poitrine et étrécit son ventre, fourrant promptement les divers objets dans les revers de ses vêtements. Chang Geng ramassa son épée sur la table.

- Je vais aller jeter un coup d’œil.

- Attends, je viens avec toi ! s’exclama Ge Pangxiao.

Les deux garçons sortirent de la pièce l’un après l’autre. Gu Yun ôta son monocle et le reposa, frottant ses yeux douloureux. Cette petite ligne d’îles était située à un endroit très stratégique. Elle se trouvait au-delà de l’archipel de Dongying, et elle n’avait aucun lien avec l’empire du Grand Liang. Une petite étendue d’eau seulement la séparait de la préfecture de Jinan. Avec une bonne stratégie, marcher sur la capitale depuis cet endroit n’était pas impossible.

Mais qu’importe la faiblesse de la marine de l’empire du Grand Liang, ce n’était pas une force qui pouvait être vaincue par une petite nation étrangère de l’est. A ce jour, aucun gisement d’or violet n’avait été découvert dans la Mer de l’Est, et l’empire du Grand Liang avait strictement interdit tout export de ce carburant, tel un coq de fer avare refusant qu’on lui arrache ne serait-ce qu’une seule plume. Si Dongying avait voulu utiliser de l’or violet à une telle échelle, il aurait dû l’acheter au prix fort aux Occidentaux ou trouver un moyen de s’en procurer sur les marchés noirs de l’empire du Grand Liang. Si cet or violet avait été acheté aux Occidentaux, il n’y avait aucune raison qu’il ait été transporté par voie terrestre à travers l’empire du Grand Liang. Quant aux marchés noirs… à moins que le peuple de Dongying n’ait des relations parmi les fonctionnaires, il aurait été difficile pour eux de s’y implanter. Les marchés noirs d’or violet de l’empire du Grand Liang, le fléau de trois générations d’empereurs, étaient tel le cadavre d’un immense mille-pattes refusant de s’immobiliser, même après la mort. Dès que les restrictions s’amoindrissaient un tantinet, ils renaissaient de leurs cendres. Nul besoin de plus de quelques grammes de cervelle pour comprendre que ces marchés n’impliquaient pas seulement quelques civils désespérés. Les ombres de toutes sortes de factions œuvraient en coulisse. Sans parler des autres, les propres mains de Gu Yun n’étaient sans doute pas propres. Avec la quantité dérisoire d’or violet que la cour lui fournissait chaque année, il aurait eu bien du mal à faire fonctionner un moineau domestique, un chien noir et une chauve-souris nocturne, sans parler des Divisions du Faucon Noir, de la Carapace Noire et de l’Etalon Noir.

L’instigateur d’une telle opération de contrebande d’or violet à grande échelle ne pouvait être une personne ordinaire.

Sans prévenir, quelqu’un ouvrit la porte en bois de la cabine. Liao Ran se glissa à l’intérieur tel un immortel aérien, salua Gu Yun avec désinvolture et referma la porte derrière lui. Gu Yun n’eut d’autre choix que de replacer le monocle sur son nez pour recevoir son invité. Il n’avait jamais compris pourquoi Liao Ran était si sûr de ne pas se faire tabasser. Etait-ce parce qu’il croyait avoir un beau visage ?

Sous la froideur du regard glacial de Gu Yun, Liao Ran trouva une chaise et s’assit comme si on l’avait accueilli chaleureusement. Il se dressa vers Gu Yun et signa :

- Nous arriverons au pays des morts avant la nuit. A ce moment-là, ce moine sera sous vos ordres.

- Ce n’est pas nécessaire – que pourriez-vous faire, d’ailleurs ? Je n’ai pas besoin d’une plante verte.

Liao Ran n’avait rien à rétorquer. Gu Yun se redressa légèrement, la dureté de son regard pas le moins du monde amoindrie par sa mauvaise vue.

- Je ne me serais jamais attendu à ce que Linyuan ait des ouailles jusque dans le Temple National. Grand Maître, faisons tomber les masques et arrêtons de tourner autour du pot. Qu’essayez-vous d’accomplir en vous impliquant dans cette affaire, exactement ?

Le sourire dont Liao Ran se servait pour demander l’aumône disparut lentement de son visage, remplacé par la triste compassion d’un moine éminent.

- Le Pavillon Linyuan n’a pas de mauvaises intentions.

Le sourire de Gu Yun n’atteignait pas ses yeux.

- Pour quelle autre raison pensiez-vous être toujours en vie ?

La légende racontait qu’autrefois, au cours du règne d’un souverain stupide et incompétent, la cour avait soutiré des taxes mirobolantes et saigné le peuple. Alors que la dynastie basculait lentement vers le déclin, les héros de la nation avaient répondu à l’appel. L’empereur fondateur de la dynastie actuelle avait pu s’élever hors de la fange en grande partie grâce à l’intervention du mystérieux Pavillon Linyuan. Ce Pavillon Linyuan était composé d’individus originaires de tous milieux. Des nobles et hauts fonctionnaires aux ouvriers ordinaires, il les acceptait tous et attirait d’innombrables talents excentriques. Après la fondation de l’empire du Grand Liang, le premier empereur avait souhaité conférer des titres officiels au Pavillon Linyuan en reconnaissance de sa grande contribution, mais le Maître du Pavillon avait obstinément refusé. Cette grande entité avait disparu dans la nature et était demeurée silencieuse – jusqu’à aujourd’hui.

- Le Pavillon Linyuan se retire dans l’obscurité lors des périodes prospères et refait surface en temps de chaos. Tout le monde qualifie le Bataillon de Fer Noir de corneilles, mais je pense que la véritable corneille n’est autre que votre vénérée personne.

Liao Ran baissa les yeux tel un magnifique Bouddha bienfaisant.

- Monseigneur, vous connaissiez mes origines et, pourtant, vous ne m’avez jamais empêché de m’approcher de Son Altesse.

Gu Yun l’observa en silence.

- Ce moine ose émettre la supposition que vos pensées et inquiétudes s’alignent avec les nôtres.

Le navire se stabilisa, et la flamme de la lampe à huile vacilla sur la table. L’hostilité disparut dans les yeux de Gu Yun. Il s’assit à la table, ses longs cheveux détachés autour de lui et les sourcils légèrement froncés, tout le sérieux et la respectabilité qu’il jetait habituellement aux orties réapparaissant brusquement sur son visage. Les deux hommes se dévisagèrent, mais aucun mot ne fut prononcé. Leur conversation se tenait en un rapide échange de gestes et, pourtant, cela ne les gêna pas un seul instant.

- L’or violet brûle trop vivement, commença Liao Ran. Nous ne serons pas capables d’éteindre cette flamme. Personne ne le peut. Avez-vous envisagé un moyen de battre en retraite ?

Avant que Gu Yun ne puisse répondre, il poursuivit :

- Tout le monde raconte que le Marquis de l’Ordre est un homme militaire qui ne connaît que la guerre, une simple lame dans les mains de l’empereur. Ce n’est pas ce que je constate. Autrement, pourquoi ne seriez-vous pas encore marié ? Ça ne peut pas être à cause de la malédiction de mon shixiong, n’est-ce pas ?

Gu Yun parut sourire. Décidant qu’il en avait entendu assez, il rangea son monocle en verre et se couvrit à nouveau les yeux avec la bande de tissu noir. Une fois qu’elle fût en place, il signa :

- La famille Gu n’a aucun moyen de battre en retraite. Si ce jour doit arriver, je ferai de mon humble personne un carburant et deviendrai une offrande funéraire pour la nation de mon grand-père. Oh, et – la prochaine fois que vous voyez ce médecin miraculeux qui a soigné mes yeux, transmettez-lui mes meilleurs vœux.

A la seconde où la première pelletée d’or violet avait été extraite de la terre, le monde avait perdu toute chance de paix. Un jour, même le plus diligent des fermiers perdrait face aux pantins de fer infatigables qui arpentaient les champs. Même le combattant le plus inégalable tomberait face à un canon d’armure lourde suffisamment puissant pour anéantir une armée de mille hommes. Chaque enfant de cette ère devrait affronter une révolution sans précédent avant de pouvoir retrouver un semblant de chez-lui, qu’il soit noble et couvert de richesses ou le plus pauvre des pauvres. Ceux qui perdraient dans cette arène créée par l’or violet ne se remettraient jamais de leur défaite – vastes nations ou populaces insignifiantes, cela ne ferait aucune différence. Lorsque le monde parviendrait à cette inéluctabilité s’ensuivrait une ère de chaos inévitable. Ce n’était qu’une question de temps. C’était le nerf de l’époque. Héros hors pairs, rois, nobles, généraux ou ministres – personne n’avait le pouvoir de l’empêcher.

Après avoir dit ce qu’il avait à dire, Gu Yun se leva silencieusement et ne fit plus attention à Liao Ran. Il sortit de la cabine, les mains plaquées derrière le dos. Que pouvait-il bien se passer dehors pour que Liao Ran accoure proclamer sa loyauté – comme s’ils étaient au bord de la guerre ?

A la seconde où il posa un pied sur le pont, il décela une étrange odeur portée par la brise océanique – c’était l’odeur de quelque chose qui brûlait. Gu Yun se tint près de la porte pendant quelques instants, analysant soigneusement l’arôme, avant de réaliser qu’il s’agissait de l’odeur douce et étrange de l’or violet frelaté en train de brûler.

Le « navire marchand » naviguait actuellement dans les eaux peu profondes entourant les petites îles de l’archipel. Deux rangées de dragons solennels les flanquaient de chaque côté, les navires de guerre blancs comme neige se suivant en longues lignes, chargés et prêts à tirer. Les navires marchands et leur cargaison illicite d’or violet avançaient à la file indienne tels de modestes chariots à provisions circulant au milieu d’une splendide armée. Gu Yun ne pouvait voir, mais il put deviner la situation environnante grâce à la lourde tension dans l’air. Même la marine de Jiangnan aurait failli face à une telle force – sans parler de la maigre poignée de Faucons Noirs qu’il avait emportée avec lui.

Une personne familière approcha et tendit silencieusement la main pour le toucher. Il n’y avait que Chang Geng pour faire ça. Les autres personnes prenaient son bras ou ne faisaient rien ; elles n’effectuaient pas ce rituel complexe, comme Chang Geng. Gu Yun avait senti que Chang Geng était déjà mystérieusement tendu, lorsqu’il se trouvait près de lui – il ressentait toujours le besoin de commencer en annonçant subtilement sa présence. A moins que Gu Yun ne tende la main en retour pour le laisser prendre son bras, Chang Geng restait un pas derrière lui et ne comblait jamais cette distance. Inexplicable. Gu Yun prit le bras que Chang Geng lui tendait et se demanda : Pourquoi est-il aussi nerveux avec moi ? Y a-t-il un seul père en ce monde qui soit plus gentil avec son fils que moi ?

- Il y a probablement cent gros navires de guerre, ici, écrivit promptement Chang Geng sur sa paume. Je ne sais pas si ce sont des dragons de mer…

- C’en est, répondit Gu Yun. Je les ai sentis. Il y a l’odeur d’or violet.

Chang Geng ne sut que répondre à ça. Liao Ran n’avait-il pas dit que les humains ne pouvaient pas sentir l’odeur de l’or violet ? Que seuls les inspecteurs canins en étaient capables ?

Gu Yun soupira et marmonna intérieurement, rancunier : C’est à cause de ton misérable frère. Il n’a pas pu se détendre avant de m’avoir envoyé loin au nord-ouest. Eh bien, maintenant, la vieille tortue du bassin aux lotus de son arrière-cour a cultivé jusqu’à devenir un esprit et pense qu’il est temps de faire des vagues ! Bien fait pour lui !

 

***

 

Ce soir-là, Liao Ran enfila son « camouflage nocturne » et revint rendre visite à Gu Yun. Gu Yun portait son monocle en verre. Il ne pouvait entendre les sons que dans un rayon de cinquante centimètres autour de lui, et il pouvait à peine discerner qui d’autre se trouvait dans la pièce à travers son œil augmenté. Les troupes sous son commandement incluaient un moine muet, une fausse petite fille, un petit garçon potelé et un fils expert en crises de nerf – alors que leurs adversaires comprenaient des dragons de mer armés et prêts à tirer, et d’innombrables guerriers orientaux et soldats privés. Mais personne n’était nerveux, car Gu Yun était là. Cet homme seul valait autant qu’une armée de plusieurs milliers de soldats et chevaux.

- Arrêtez de jouer la comédie, dit Gu Yun à Liao Ran. Vos gens ont dû infiltrer ce « pays des morts », ou vous ne vous seriez pas donné tant de mal à planifier cette mascarade. Avouez, nous sommes sur le même bateau, désormais.

Liao Ran articula silencieusement le nom de Bouddha, puis sortit son chapelet usé en « bois de santal ». Lorsque Gu Yun tendit la main pour s’en emparer, il plissa brusquement le nez, son odorat incroyablement développé décelant une odeur rance. Gu Yun recula. Il avait pour règle de ne jamais parler poliment aux moines, aussi dit-il d’un ton bourru :

- Mon dieu, Grand Maître, depuis combien de temps n’avez-vous pas pris de bain ? Ce truc est pratiquement couvert de graisse.

Les trois adolescents reculèrent promptement de trois pas.

Chang Geng pouvait à peine se souvenir de ce à quoi ressemblait le Grand Maître Liao Ran lors de leur première rencontre au palais. A l’époque, Liao Ran avait fait preuve de sincérité en assistant à une audience avec l’empereur, se lavant jusqu’à être aussi propre qu’un lotus blanc émergeant de l’eau.

L’expression de Gu Yun était glaciale, et son humeur était massacrante. Il était sourd et aveugle et, pourtant, ce moine était muet ; il avait un odorat extrêmement développé et, pourtant, ce moine détestait se laver – en effet, il n’y avait pas un seul âne chauve en ce monde qui ne le contrarie pas ouvertement.

Parmi les cent huit perles du chapelet bouddhiste, à l’exception des petites perles intercalaires, une perle sur trois pouvait être ouverte en son centre. A l’intérieur se trouvait un sceau de fer, trente-six au total, chacun représentant un membre du Pavillon Linyuan.

Gu Yun resta silencieux un instant.

- Le Pavillon Linyuan a-t-il recouvré sa pleine puissance ?

Liao Ran sourit mais ne dit rien. Chang Geng fronça les sourcils.

- Qu’est-ce que le Pavillon Linyuan ?

Pris par surprise par la question de Chang Geng, Gu Yun n’entendit pas ce qu’il dit et ne put que le deviner lorsqu’il vit Liao Ran commencer à signer à l’intention de Chang Geng. Il l’interrompit brusquement :

- Une bande de funestes détracteurs qui excellent dans l’art de semer la pagaille – finies les explications, comment contacte-t-on ces gens ?

- Je ne sais pas pour les autres, signa Liao Ran, mais l’une d’entre eux travaille en tant que musicienne pour le dirigeant de la flotte. On doit simplement entrer en contact avec elle.

Gu Yun songea : Notre armée sur le front nord-ouest n’a même pas un grillon chanteur, mais cette armée privée possède sa propre musicienne ? N’y a-t-il donc aucune justice en ce monde ?

- Mais les gens de Dongying ne nous font pas confiance, dit Chang Geng. J’ai perçu cet homme-serpent dans les parages à plusieurs reprises – on ne peut pas se déplacer librement.

Puisque Chang Geng avait pris les devants, Ge Pangxiao intervint également :

- Monseigneur, quand est-ce que nos gens vont arriver ?

Gu Yun était assis face à eux, calme et digne, avec la mine indéchiffrable du dieu martial de l’empire du Grand Liang – et il n’entendit pas un traître mot. Liao Ran s’empressa de voler à son secours et signa :

- Nous devons être patients et attendre. Si la marine de Jiangnan tente quoi que ce soit, il sera trop facile d’alerter nos ennemis…

Gu Yun parvint à déduire de ses mouvements que Ge Pangxiao avait demandé où en étaient les renforts. Je peux compter les Faucons Noirs que j’ai amenés sur les doigts d’une main, songea-t-il, et Yao Zhen est un opportuniste qui dort dix heures par jour. Qui sait s’il aura la moindre utilité ? Il pourra peut-être aider à nettoyer le champ de bataille une fois que tout sera terminé.

Il interrompit à nouveau Liao Ran et dit sans une once de honte :

- Il est impossible de rassembler une marine de cette ampleur en quelques jours. Je soupçonne un membre de la cour impériale de fomenter une révolte. Arrêter ces fumiers n’est pas notre objectif ; il est plus important de trouver le véritable meneur.

Liao Ran, qui avait aimablement couvert Gu Yun seulement pour être interrompu deux fois, sourit d’un air affable, assis face à lui tel un lotus blanc mal lavé.

Cao Niangzi toussota. Il ne parla pas à voix haute – depuis qu’il avait posé les yeux sur les cheveux détachés de Gu Yun dans ce déguisement, il avait été incapable de prononcer un mot en sa présence – c’est pourquoi l’homme sourd s’en tira à bon compte. Cao Niangzi signa prudemment :

- Je pourrais essayer.

Probablement parce que Gu Yun savait que cet enfant flânait amoureusement du matin au soir et n’avait jamais prêté attention à son entraînement martial, il refusa résolument :

- Absolument pas. Continue à jouer les servantes.

- Je peux me déguiser en habitant de Dongying, dit Cao Niangzi.

Gu Yun haussa un sourcil.

- Je peux, s’empressa d’ajouter Cao Niangzi. Je ne me suis encore jamais déguisé en homme.

Gu Yun se pencha vers lui et demanda avec sérieux :

- Mon enfant, tu as conscience que tu as toujours été un homme, n’est-ce pas ?

Le visage de Cao Niangzi s’empourpra instantanément, chaque morceau de son âme tournoyant tels des poids de pendule suspendus au bout d’une corde. Il ne lui restait pas la moindre disponibilité mentale pour assimiler ce que Gu Yun avait dit. Soudain, Gu Yun fut tiré en arrière par une main sur son épaule – Chang Geng n’eut pas peur de le toucher, cette fois. Il se tenait derrière lui avec une mine sévère, son air lugubre pratiquement identique à celui de cet érudit condescendant de Shen Yi.

Gu Yun toussota. Il se laissa faire, puis retrouva son sérieux.

- C’est toujours non. Tu ne sais pas parler la langue de Dongying.

Cao Niangzi ouvrit la bouche et parla. Chaque personne présente – à l’exception de Gu Yun, qui ne pouvait l’entendre – fut stupéfaite. Il avait prononcé un ensemble complexe de syllabes. Ce dernier contenait quelques mots incompréhensibles de Dongying, et le reste était une version ankylosée de la langue officielle de l’empire du Grand Liang. Ayant voyagé le long de la côte de l’empire du Grand Liang au fil des ans, les habitants de Dongying présents sur le bateau avaient une certaine connaissance du chinois, mais leur accent était étrange, et leur discours parsemé de mots originaires de leur langue native. Cao Niangzi avait produit une parfaite imitation de ce jargon. Cao Niangzi remarqua que tout le monde le dévisageait et perdit immédiatement contenance, baissant la tête pour enfouir son visage dans ses mains.

Cette nuit-là, un svelte jeune homme de Dongying se glissa discrètement sur la petite île. Il y avait plein d’habitants de Dongying, ici, et il faisait sombre, alors personne ne le remarqua. Il frissonna à la vue des rangées infinies de dragons parmi la flotte amarrée en mer. Réprimant son anxiété, il s’enfuit à toutes jambes.

Pendant ce temps-là, un invité surprise apparut à la porte de Gu Yun. Chang Geng entrouvrit la porte et vit Zhai Song qui se tenait derrière avec un sourire.

- Le général a entendu dire que notre navire était honoré par la présence d’un maître des arômes. On m’a ordonné de vous inviter à un banquet.

 

 

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