Chapitre 31 : Le pays des morts
Sans modifier son expression, Gu Yun sortit une enveloppe du revers de ses vêtements sans se presser et la tendit à Chang Geng. Il n’y avait pas de lettre dans l’enveloppe. Ce n’était qu’un contenant vide à l’odeur glaciale – de bois d’agar et de rose, mélangée à une autre odeur non identifiable.
La veille, les Faucons Noirs avaient trouvé trois enveloppes sur l’expert en fragrances kidnappé, et celle-ci se trouvait parmi elles. Chacune des trois enveloppes contenait une odeur différente. L’expert en fragrances était remarquablement obstiné, et avait refusé de leur donner la signification des enveloppes sous toutes sortes d’interrogatoires et de tortures. Même si, dans un délai aussi court, Gu Yun ne l’aurait probablement pas cru sur parole s’il avait avoué.
Des trois enveloppes, c’était la seule que Gu Yun comprenait un tant soit peu. On racontait qu’autrefois, un empereur despotique croyait en des théories frauduleuses et avait ordonné à ses domestiques de créer cette fragrance pour l’aider à atteindre l’immortalité. On l’avait appelée « Parfum du Souverain Impérial ». Froide mais manquant de clarté, elle était riche et luxueuse. L’ancien empereur en avait gardé un peu en secret et l’avait allumée un jour sur un coup de tête, trouvant l’odeur très différente de l’encens qu’on utilisait habituellement dans son palais. Sa Majesté avait dit à Gu Yun que, bien que l’odeur soit agréable, les gens l’appelaient également « Parfum d’une Nation Mourante ». L’allumer une fois en privé était sans conséquence mais, si les Censeurs Impériaux le découvraient, ils en deviendraient fous. Cela devait rester secret entre eux. Toutes ces années plus tard, Gu Yun avait encore un puissant souvenir de ce Parfum d’une Nation Mourante.
Gu Yun avait senti Chang Geng se raidir lorsque l’homme avait parlé. Même avant que Chang Geng n’écrive quoi que ce soit dans sa main, il était déjà en train de se demander si sortir cette enveloppe était la chose à faire. Gu Yun avait considéré ses options et songé : Une chance sur trois – c’est une probabilité décente. Si ça ne fonctionne pas, on improvisera. Heureusement, il était le seul à connaître cette « probabilité décente ». En voyant sa parfaite assurance, les autres suivirent son exemple.
Un changement s’opéra sur l’expression de l’homme. Il accepta l’enveloppe et la renifla prudemment à plusieurs reprises, la mine indéchiffrable. Est-ce qu’on va devoir se battre ? se demanda Chang Geng. Gu Yun tapota son poing serré avec désinvolture, un océan de calme malgré l’atmosphère tendue.
Lorsque l’homme d’une quarantaine d’années leva à nouveau les yeux vers Gu Yun, son expression était bien plus détendue.
- Je m’appelle Zhai Song. Je suis le responsable de ces navires. Puis-je vous demander d’où vous venez et où vous souhaitez aller ?
C’était un code. Chang Geng en écrivit chaque mot sur la paume de Gu Yun. Gu Yun ouvrit la bouche pour la première fois, et dit :
- De la terre, vers le pays des morts.
L’homme qui se faisait appeler Zhai Song sembla surpris par sa réponse. Après un moment d’hésitation, sa voix sembla s’affaiblir légèrement.
- Dans ce cas… dans ce cas, je vais devoir importuner le maître des arômes. Par ici, je vous prie.
Gu Yun demeura immobile, sa performance de surdité irréprochable. Ce n’est que lorsque Chang Geng tira légèrement sur son bras que Gu Yun le suivit d’un air impassible, jouant l’étrange et fantasque rôle de « maître des arômes », dont les sens avaient quitté ce monde, à la perfection. A l’abri de la large manche de Gu Yun, Chang Geng écrivit sur sa paume :
- Yifu, comment connaissiez-vous leur code ?
Les Faucons Noirs missionnés de surveiller les navires marchands la veille avaient entendu ce même échange entre deux marins et l’avaient inclus dans leur rapport détaillé. Gu Yun ne savait pas ce que ça signifiait et ne faisait qu’avancer à tâtons, mais cela ne l’empêcha pas de se vanter auprès de Chang Geng.
- Je sais tout.
La petite troupe embarqua sur le navire marchand de Dongying sans anicroche. Plusieurs habitants de Dongying apparurent, examinant ce maître des arômes légendaire avec curiosité. Sous l’influence de l’empire du Grand Liang, la culture shinto-bouddhiste[1] s’était développée à Dongying, et un certain nombre de personnes vinrent les saluer lorsqu’ils aperçurent le moine derrière Gu Yun. Chang Geng examina discrètement ces gens de Dongying – ils étaient plus nombreux qu’il ne l’avait imaginé. Répondant à leur statut officiel d’escortes du bateau, ils étaient tous armés de longues épées, et plusieurs d’entre eux portaient des brassards de fer et d’étranges fléchettes attachées à leurs poignets et à leurs cuisses. Alors qu’ils s’approchaient, Chang Geng décela une légère odeur de sang en provenance de leurs corps.
Soudain, un hurlement retentit, et un habitant de Dongying masqué apparut de nulle part et atterrit derrière Gu Yun, abattant une lame recourbée sur son dos sans prévenir. La réaction de Chang Geng fut instantanée. Sans même sortir son épée de son fourreau, il brandit sa lame et para le coup de l’assaillant. L’homme laissa échapper un cri aigu et inintelligible avant que son petit corps svelte ne se torde en un angle étrange, aussi mou qu’un serpent. Dans ses mains, la lame recourbée se transforma en une vile langue de serpent et attaqua Chang Geng sept fois d’affilée. Au même moment, l’épaule gauche de l’homme s’ouvrit et un shuriken[2] de Dongying jaillit en direction de Gu Yun. Peut-être Gu Yun jouait-il son rôle jusqu’au bout – il ne bougea pas d’un centimètre lorsque la lame fonça sur lui, comme s’il n’avait rien entendu. Dans un geste de désespoir, Chang Geng dégaina son épée et lança le fourreau, repoussant le shuriken une seconde avant qu’il n’effleure la poitrine de Gu Yun.
Ce n’était pas le premier combat de Chang Geng, et ce n’était pas la première fois qu’il évitait la catastrophe de justesse. Mais c’était la première fois que quelqu’un avait failli blesser son jeune parrain juste sous ses yeux. Une légère lueur rouge passa dans ses yeux et le Wu’ergu commença à s’éveiller dans son corps. Son poignet s’abaissa brusquement, et il déploya une attaque qu’il utilisait habituellement avec le pantin d’entraînement. L’épée recourbée dans la main de l’assaillant de Dongying trembla violemment et manqua de ployer sous la puissance du coup de Chang Geng. Avant que son adversaire ne puisse écarter sa lame, Chang Geng lui assena un violent coup de pied sur l’abdomen.
On racontait que, pour que certains habitants de Dongying puissent grimper sur les murs et courir sur les toits, se tapir avant de commettre des assassinats, ils devaient être plus petits et plus minces que la moyenne. Cet homme-serpent devait avoir été un exemple parmi eux – mais, bien que ses mouvements soient agiles et imprévisibles, sa petite stature ne pouvait supporter un passage à tabac. Le coup de pied de Chang Geng manqua pratiquement de lui faire cracher ses intestins par la bouche. Incapable de maintenir sa prise sur l’épée recourbée, il battit en retraite en titubant. Chang Geng n’avait pas l’intention de le laisser partir. Il shoota dans l’épée recourbée du bout de sa botte, et elle alla s’enfoncer dans le pont du navire, barrant la route de l’homme. L’épée de Chang Geng pivota dans sa main, prête à trancher l’homme de Dongying en deux.
Toute la scène se déroula en un instant, avant qu’aucun de leurs alliés ou ennemis n’aient le temps de réagir. En voyant Chang Geng sur le point de donner le coup fatal, trois « Stop ! » différents retentirent en même temps. Plusieurs épées orientales furent brandies dans toutes les directions, bloquant l’attaque impitoyable de Chang Geng dans un chaos de mouvements.
Un Liao Ran stupéfait essuya la sueur sur son front – la veille, Chang Geng avait effectivement menacé de l’embrocher avec le plus grand sérieux.
- Hors de mon chemin ! hurla Chang Geng.
Zhai Song s’approcha à la hâte, bredouillant une litanie de mots :
- Un malentendu, ce n’est qu’un malentendu ! Maître Kamikawa ici présent visite l’empire du Grand Liang pour la première fois ; il ne comprend pas très bien l’étiquette. En voyant que vous portiez une épée, il a voulu vous faire une petite blague. Veuillez le pardonner – ne vous abaissez pas à son niveau.
Chang Geng fixa l’homme-serpent recroquevillé derrière une rangée de défenseurs, le regard légèrement rougi. Il fit passer deux mots à travers ses dents serrées :
- Une blague ?
Zhai Song afficha un sourire contrit et se tourna vers Gu Yun, qui se tenait toujours là comme si tout allait bien.
- Zhang-xiansheng…
En voyant son air impassible, il se rappela que ces experts en fragrance de haute volée étaient tous sourds et aveugles. Il fit un pas en avant, tendant la main pour tapoter le bras de Gu Yun. Mais, avant que sa main ne puisse le toucher, quelque chose siffla dans les airs derrière lui. Heureusement, Zhai Song avait de bons réflexes – ou il aurait perdu tout ce qui se trouvait au-delà de son poignet.
- Ne le touchez pas !
Zhai Song était stupéfait. Dans ce groupe, l’un ne pouvait pas entendre, l’un ne pouvait pas parler, et d’eux d’entre eux étaient une paire d’enfants qui ressemblaient à un tambour et ses baguettes lorsqu’ils se tenaient côte à côte. La seule personne qui pouvait parler au nom du groupe avait actuellement perdu l’esprit et n’avait même pas lâché l’arme létale dans ses mains. Ils étaient temporairement dans une impasse.
Gu Yun choisit ce moment pour enfin ouvrir sa vénérable bouche.
- Pourquoi perd-on encore notre temps ici ? A ce stade, nous allons manquer l’heure du départ.
Il ne semblait pas avoir la moindre idée de la lutte haletante qui s’était jouée juste à côté de lui. Zhai Song s’empressa d’arranger les choses.
- Bien sûr, bien sûr, nous sommes tous dans le même camp, ici…
Il était encore en train de parler lorsque Gu Yun leva sa main, ignorant toutes les autres personnes présentes dans les parages. Chang Geng se figea, souleva son fourreau du ponton du bout de son épée et rengaina la lame. Il avança et prit le bras de Gu Yun, l’escortant à l’intérieur de la cabine. Liao Ran ferma la marche et présenta ses salutations au groupe d’habitants de Dongying stupéfaits, les mains poliment jointes et une expression amicale sur le visage. Il sortit un chapelet bouddhiste en bois usé. A l’origine, les perles avaient été peintes en un rouge sombre imitant le bois de santal mais, au fil des années, le moine avait écaillé la majeure partie de la peinture, ne laissant qu’un ensemble moucheté de perles en « bois de santal ». Le moine au beau minois, paré de vêtements aussi miteux que son chapelet, afficha un sourire aimable tandis qu’il récitait silencieusement les textes sacrés. Il pria pour toutes les personnes présentes devant lui, puis suivit Ge Pangxiao et Cao Niangzi. Cette fois, les habitants de Dongying qu’ils croisèrent les regardèrent s’éloigner comme s’ils évaluaient un puissant ennemi. Personne n’osa plus venir les saluer.
Chang Geng conduisit Gu Yun dans la cabine spécialement apprêtée pour l’expert en fragrances, les nerfs tendus au point de se rompre. Il jeta un coup d’œil prudent derrière la porte avant de la fermer et de se retourner pour faire face à Gu Yun.
- Yi…
Gu Yun porta un doigt à ses lèvres.
Dans son état actuel, à moins que quelqu’un ne se colle à l’oreille de Gu Yun pour crier, il n’entendait rien du tout. Il avait pu sentir que Chang Geng était sur le point de parler grâce au courant d’air lorsqu’il s’était retourné après avoir fermé la porte, et ainsi pu l’intimer au silence juste à temps.
Peu après le dixième anniversaire de Gu Yun, l’un des subordonnés du vieux marquis avait trouvé un médecin civil qui lui avait prescrit le traitement spécial qu’il utilisait encore aujourd’hui. Avant cela, il avait simplement vécu avec l’altération de sa vue et de son ouïe. Le vieux marquis avait passé la moitié de sa vie à être inflexible – il se montrait strict envers lui-même, et encore plus avec son fils. Il ne savait même pas comment écrire les mots « affection » et « tendresse ». Qu’importe que Gu Yun puisse voir ou non, et qu’importe ce que ressentait Gu Yun – au final, il devait apprendre ce qu’il avait besoin apprendre. Et un pantin de fer ne lui accorderait pas la moindre clémence juste à cause de ses handicaps.
Les compagnons d’entraînement d’enfance de Gu Yun ne ressemblaient en rien au pantin d’entraînement qu’il avait amené pour jouer avec Chang Geng. Le pantin d’entraînement paraissait terrifiant, mais il avait été programmé. Il s’arrêtait toujours au moment approprié lorsqu’il affrontait quelqu’un, et ses armes ne blessaient jamais personne. Lorsque les véritables pantins de fer commençaient à se battre, ils devenaient d’impitoyables monstres de fer. S’ils blessaient des gens – qu’en avaient-ils à faire ? Le jeune Gu Yun s’était servi de sa mauvaise ouïe et de sa mauvaise vision, et de la légère sensation des changements dans l’air environnant contre sa peau pour se défendre. Mais qu’importe tous les efforts qu’il avait déployés, il n’avait jamais pu combler les attentes du vieux marquis. Chaque fois qu’il s’habituait à une certaine vitesse et une certaine puissante, la barre était immédiatement rehaussée.
D’après les propres termes du vieux marquis, « Soit tu te relèves, soit tu vas trouver une poutre pour te pendre. La famille Gu préfère mettre un terme à sa lignée que garder des incapables dans ses rangs. » Ces mots étaient comme un clou d’acier glacé planté dans les os de Gu Yun depuis la plus tendre enfance. Il ne pourrait jamais l’arracher, qu’importe combien de temps il vivrait. Même lorsque l’ancien marquis était décédé et que Gu Yun avait emménagé au palais, il n’avait pas osé se relâcher, ne serait-ce qu’un seul jour. Ses sens, aiguisés à l’extrême après des années de pratique, pouvaient au moins l’aider à tromper les apparences en certaines occasions. C’était également la raison pour laquelle il refusait de porter des vêtements plus épais, sauf températures qu’aucune chair mortelle ne pouvait tolérer – car les lourds et épais manteaux en fourrure de renard et les vêtements en coton matelassé engourdissaient ses sens.
Gu Yun tâtonna un peu dans l’air pour trouver la paume de Chang Geng, puis écrivit :
- Celui qui vient de vous attaquer était un ninja de Dongying. Ils sont doués pour se faufiler partout et semer la pagaille. Faites attention, les murs ont des oreilles.
Chang Geng baissa la tête et ne put s’empêcher de saisir la main légèrement calleuse de Gu Yun. Il expira toute l’énergie violente qui bouillonnait dans sa poitrine en un long soupir et secoua la tête avec auto-dérision. Gu Yun était toujours calme, et c’était toujours lui qui avait une trouille bleue.
Gu Yun fut déconcerté d’entendre Chang Geng soupirer sans raison. Il inclina la tête d’un air perplexe, le « regardant » avec un sourcil haussé. Profitant des yeux bandés de Gu Yun, Chang Geng le dévisagea ouvertement jusqu’à ce que Gu Yun remonte son bras en tâtonnant et lui tapote le sommet de la tête. Chang Geng ferma les yeux et ne parvint à résister à l’envie de s’abandonner à sa caresse que de justesse. A la place, il prit la main de Gu Yun et écrivit :
- C’est la première fois que je fais face à une telle situation aux côtés de yifu. Je n’étais pas sûr de pouvoir m’en sortir, alors j’étais terrifié.
Le moment le plus terrifiant avait été lorsque l’homme de Dongying avait lancé son shuriken en direction de la poitrine de Gu Yun. Gu Yun sembla se souvenir de quelque chose et éclata de rire.
- Pourquoi est-ce que vous riez ?
- Je me suis montré trop indulgent avec vous, griffonna Gu Yun en travers de sa paume en grandes lettres cursives. Si j’avais eu le cran de dire à mon père que j’étais « terrifié », j’aurais été roué de coups.
Chang Geng songea : Alors pourquoi ne me rouez-vous jamais de coups ?
Non seulement Gu Yun ne l’avait jamais frappé, mais il haussait rarement la voix et lui parlait rarement avec colère. Et, même lorsqu’il le faisait, il ne restait jamais fâché plus longtemps qu’une poignée de mots sévères. Il dorlotait pratiquement Chang Geng comme une fille. Les premières fois que Chang Geng avait affronté le pantin d’entraînement, il avait eu peur et n’était pas parvenu à prendre le coup de main, mais Gu Yun n’avait jamais fait montre de déception ou d’impatience. En y repensant, Chang Geng avait le sentiment que ce n’était pas le regard d’un strict aîné instruisant un junior, mais plutôt celui de quelqu’un observant les jeux maladroits d’un enfant avec indulgence.
- Les gens de Dongying sont très difficiles à vaincre au combat. Ils ont beaucoup de tours dans leur sac, écrivit Gu Yun. Mais ils n’ont pas beaucoup de véritables experts. Ce shuriken avait l’air effrayant, mais sa trajectoire n’était pas droite. C’était seulement un test pour voir si j’étais réellement aveugle. Il n’y a rien à craindre des habitants de Dongying présents sur ce bateau – ce qui m’inquiète, c’est leur destination.
Le navire marchand devait traverser la voie navigable entre le canal et les ports maritimes et voguer plein est pour livrer sa marchandise sur le territoire de Dongying, passant plusieurs points de contrôle sur sa route. Tous les navires transportant des fragrances devaient avoir un expert en fragrances à bord pour remettre les bons échantillons à chaque point de contrôle. Qu’importe le véritable objectif de cette flotte, ils devaient s’appuyer sur cet expert en fragrances pour maintenir leur couverture tout au long du trajet.
***
Au bout d’une dizaine de jours de voyage, Ge Pangxiao se glissa dans la chambre de Gu Yun.
- Monsei… Zhang-xiansheng. Chang Geng-dage.
Comme il n’obtint pas de réponse, il regarda le bandeau sur le visage du Marquis Gu et maugréa :
- J’avais oublié qu’il était sourd.
Ge Pangxiao commença à sortir des objet du revers de ses vêtements. D’abord, il y eu deux boussoles, puis une petite boîte qui émettait un flux constant de vapeur blanche. Cet enfant potelé était étonnamment prodigieux. C’était comme si son ventre pouvait s’étendre et se rétracter – il pouvait cacher bon nombre de choses sous ses vêtements lorsqu’il prenait une grande inspiration et, pourtant, même après avoir enlevé les objets, il ne semblait pas plus mince.
- Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que quelque chose brûle, là-dedans ? demanda Chang Geng en désignant la boîte.
- Héhé, c’est de l’or violet.
Chang Geng était stupéfait.
- Ce n’est pas trop chaud ?
Ge Pangxiao ouvrit ses vêtements pour montrer le panneau foncé qui lui couvrait le torse. C’était un plateau utilisé comme isolant protecteur pour attacher des canons miniatures sur une armure lourde. Il l’avait découpé en un motif rappelant un dudou[3] en forme de losange, et se tapota le ventre sans la moindre pudeur.
- Un dudou de fer !
Gu Yun ôta son bandeau, mit son monocle en verre et se rapprocha pour examiner l’œuvre de Ge Pangxiao. Il était plutôt impressionné. Bien que cet enfant espiègle se comporte habituellement comme si tout était un jeu, la détermination dont il avait fait preuve en quittant Yanhui et en suivant Chang Geng à la capitale à un si jeune âge prouvait que, même s’il manquait parfois de recul, il avait de la suite dans les idées.
Imitant la langue des signes de Liao Ran, Ge Pangxiao signa :
- Qui a dit que seules les femmes pouvaient porter un dudou ?
Gu Yun leva les pouces à son intention – très juste !
Sur la table, les deux boussoles tournaient en rond, complètement incompréhensibles. Ge Pangxiao leur fit signe de regarder, tapa légèrement sur la table du bout des doigts, puis en leva trois – les boussoles tournoyaient depuis au moins trois jours.
Gu Yun était un voyageur chevronné, aussi comprit-il immédiatement. Les maîtres de fengshui emmenaient toujours deux boussoles avec eux lorsqu’ils sortaient – s’il l’une d’entre elles commençait à faire des caprices, ils pouvaient regarder l’autre pour voir si la boussole était cassée ou s’il y avait quelque chose d’étrange dans les parages. Il y avait de nombreux endroits en mer ou dans le désert où les boussoles tournoyaient au hasard et, habituellement, les navires marchands et les bateaux de pêche les évitaient. Ces habitants de Dongying, cependant – non seulement ils n’avaient pas évité ces régions, mais ils y menaient tout droit leur navire. Leur trajet avait manifestement dévié de leur destination officielle.
« De la terre, vers le pays des morts » – à quoi ce « pays des morts » faisait-il référence ?
- Heureusement, dit Ge Pangxiao, j’ai aussi amené ça.
Il ouvrit la boîte, qui émettait toujours une vapeur blanche. A l’intérieur se trouvait un magnifique petit gadget avec un minuscule engrenage tournant en rond en son centre. Cet engrenage était relié à un axe, et plusieurs anneaux dorés et brillants longeaient les bords de la boîte. Le caractère « ling » était inscrit dans un coin en style sigillaire[4] – il s’agissait d’une création de l’Institut Lingshu.
- L’Institut Lingshu nous en a fourni le modèle. Pendant qu’il tourne, cet axe, juste ici, dit Ge Pangxiao en désignant le composant en question, pointe toujours dans la même direction – c’est plus précis qu’une boussole, mais ça consomme de l’or violet, alors le produit fini n’est jamais arrivé sur le marché. J’ai entendu dire que la hiérarchie l’avait rejeté. Le Grand Maître et moi-même en avons fabriqué un en secret, et nous avons pris un peu d’or violet au pantin d’entraînement de dage avant de partir.
Gu Yun souleva prudemment le petit objet. Il était si délicat qu’il craignait de le briser s’il le maniait trop brusquement.
- Si Shen Yi voyait ça, il donnerait son corps et son âme à son créateur.
Ge Pangxiao passa à nouveau la main dans l’ourlet de ses vêtements et sortit une carte en peau de mouton de dieu-sait-où, étalant l’objet froissé sur la table. Ses doigts boudinés la parcoururent un instant avant de se poser sur un point.
- En se basant sur notre direction actuelle, le Grand Maître et moi-même avons déduit que nous sommes presque arrivés.
[1] Mélange des croyances shintoïstes et bouddhistes, qui sont considérées comme très similaires et parfois associées.
[2] Arme traditionnelle japonaise de lancer utilisée par les ninjas.
[3] Sous-vêtement traditionnel chinois aux propriété médicinales.
[4] Style de caractères chinois de l’antiquité.
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