Chapitre 30 : Arôme condensé

 

 

 

Chang Geng suivit Liao Ran jusqu’en périphérie de la ville. Lorsqu’ils arrivèrent, le ciel était déjà sombre, et les rues autour d’eux s’étaient tues. Même le bruit du charriot en bois qui effectuait la veillée de nuit dans la ville s’était évanoui au loin. Chang Geng s’arrêta et appela la personne située devant lui.

- Grand Maître Liao Ran, ralentissez, s’il vous plaît.

Liao Ran se figea. Lorsque Chang Geng avait parlé, sa voix était mesurée, et il n’y avait pas la moindre trace de colère dans son attitude. Il avait été doux et poli, exactement comme les fois où il avait bu du kuding en silence dans la chambre de Liao Ran. La seule différence était sa main, qui était posée sur la garde de son épée, prête à dégainer sa lame et à embrocher le moine à tout moment.

- Grand Maître, vous et moi avons eu de nombreuses discussions intellectuelles, ces derniers jours, et j’ai beaucoup appris. J’en suis également venu à comprendre que votre cœur est rempli d’inquiétude pour ce monde, et que vous n’êtes pas du genre à vous contenter de rester entre les murs du monastère pour parler du Bouddha et du Tao[1]. Notre Marquis d’Anding a foulé la terre sans encombre, devenant un général renommé de sa génération – mais qu’importe le piédestal sur lequel la nation et le peuple peuvent le placer, pour moi, il s’agit d’un être cher sur lequel je peux entièrement compter en cas de besoin. Je suis un moins que rien doté de peu d’habilités, et mon épée me suffit à peine à me défendre dans ce monde. Je ne suis pas assez puissant pour interférer avec des évènements majeurs, et mon cœur est juste assez grand pour contenir l’inquiétude que j’éprouve pour le Marquis d’Anding et quelques autres personnes. Grand Maître, j’espère que vous comprenez.

Liao Ran était stupéfait. Il ne savait pas comment Chang Geng parlait à Gu Yun habituellement, mais, pour un observateur extérieur, il y avait toujours plus de sous-entendus que de véritables propos dans son discours. Liao Ran pensait avoir vu toute l’étendue de ses capacités, mais il ne se serait jamais attendu à ce que quiconque puisse un jour dire quelque chose d’aussi menaçant que « les amis sont les amis, mais si tu oses toucher à un seul cheveu de Gu Yun, je te massacrerai sur le champ » de manière aussi érudite et raffinée. Liao Ran baissa les yeux vers ses chaussures de moine, qui étaient si tachées après une journée passée à courir qu’il était impossible de distinguer leur couleur d’origine.

- Votre Altesse, signa-t-il, vous êtes un descendant de la famille royale et il y a de la bienveillance dans votre cœur. Vous laisserez votre marque sur le monde. Inutile de vous tenir en si mauvaise estime.

L’expression de Chang Geng demeura placide et impassible.

- Si un habitant de ce monde ne peut même pas s’occuper du petit lopin de terre qui l’entoure, quel est l’intérêt de regarder au loin ?

Liao Ran secoua la tête et s’esclaffa. Voyant que Chang Geng ne se laisserait pas distraire aussi facilement, il n’eut d’autre choix que de signer d’un air solennel :

- Le Maréchal Gu est un pilier de l’état. Si on tire un fil, tout se démêlera. Comment ce moine pourrait-il oser nourrir de mauvaises intentions ?

La main de Chang Geng ne s’écarta pas de son épée.

- Mais vous avez bien attiré mon yifu ici à dessein.

Le visage de Liao Ran devint sérieux.

- Veuillez me suivre, Votre Altesse, signa-t-il.

Chang Geng l’observa un moment, puis souleva à nouveau son épée et sourit.

- Il semble que je doive vous demander de me montrer le chemin et de dissiper mes doutes, Grand Maître.

Et, si vous ne parvenez pas à les disperser, je vous embrocherai.

Liao Ran se débarrassa de ses vêtements et les retourna. Etonnamment, son attirail monacal blanc, qui ressemblait à une tenue de deuil, avait deux faces, et l’intérieur était noir. Après l’avoir enfilé et s’être couvert la tête, le moine disparut dans les ténèbres. Un soupçon flotta à la surface de l’esprit de Chang Geng – en y repensant, ils n’avaient pas vu Liao Ran changer ses vêtements durant tout le trajet entre la capitale et Jiangnan. S’agissait-il vraiment d’une couche de tissu noir à l’intérieur de ses vêtements, ou bien ne les lavait-il jamais, les retournant pour continuer à les porter une fois qu’un côté avait noirci ? A cette pensée, la peau de Chang Geng se mit à le démanger. Il lui était presque impossible de marcher à côté de cet éminent moine, désormais !

Vêtu de son « camouflage nocturne », Liao Ran conduisit Chang Geng le long d’un sentier sinueux à travers les innombrables ponts et eaux fluviales de Jiangnan. Bientôt, ils atteignirent un ponton sur le canal qui se prolongeait dans les terres. Une voie navigable entre les ports maritimes de l’empire du Grand Liang et la canal avait été construite de nombreuses années plus tôt, et la côte et le canal étaient parallèles entre eux. Le trajet en bateau à travers les terres était rapide, et cet avantage avait autrefois transformé le front de mer qui longeait le canal en une région fortunée. Comme les taxes avaient augmenté au cours des dernières années, les lieux commençaient à paraître désolés. Mais un chameau affamé demeure plus gros qu’un cheval[2]. Il se faisait déjà tard et, pourtant, les navires marchands et les bateliers s’affairaient encore le long du quai.

Liao Ran fit signe à Chang Geng de s’arrêter, puis gesticula :

- Le Bataillon de Fer Noir a déjà envoyé des éclaireurs dans les parages. N’approchez pas.

Chang Geng lui jeta un coup d’œil, puis sortit une longue-vue et regarda en direction de l’eau. La jetée était paisible, les marins et les porteurs allant et venant. Sur la berge, quelques soldats de la garnison de Jiangnan inspectaient les cargaisons. Il ne voyait pas le moindre membre du Bataillon de Fer Noir, ni quoi que ce soit d’anormal sur l’eau.

En cet instant, la confiance que Chang Geng portait à Liao Ran était mince, aussi garda-t-il ses questions pour lui et commença-t-il à observer en silence. Les marins transportaient des marchandises stockées dans de fines caisses en bois sur le bateau. Avant qu’elles ne soient chargées dans la cale, chaque couvercle était ouvert, et les boîtes étaient placées sur un tapis roulant mécanique afin que les soldats de garnison puissent les inspecter. Les boîtes étaient ensuite transportées de l’autre côté du quai, où quelques bateliers scellaient chaque caisse et les emmenaient à bord.

Lorsqu’ils étaient passés par-là quelques jours plus tôt, les habitants de la région avaient expliqué que les inspections des navires marchands qui accostaient dans les ports de la mer et du canal n’étaient pas très strictes. C’était uniquement parce que la cour avait envoyé une grande quantité d’or violet à Jiangnan pour les pantins fermiers que les inspections s’étaient endurcies, afin d’empêcher les malfrats de piller la marchandise.

A cet instant, l’une des caisses fut ouverte pour l’inspection et, même à plusieurs centaines de mètres de là, le nez de Chang Geng se plissa involontairement.

- Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?

Liao Ran écrivit sur l’arbre situé à côté de lui : De l’arôme concentré.

- Quoi ? s’étonna Chang Geng.

- Son Altesse a vécu dans la Résidence du Marquis pendant tout ce temps, signa Liao Ran. L’encens que vous utilisiez là-bas était probablement offert par l’empereur. Vous n’êtes pas habitué aux marchandises bon marché dont se sert le peuple. Ils prennent les restes des lots de produits parfumés et les compressent pour former de l’huile ou un pain de savon. L’odeur est incroyablement puissante, c’est pourquoi les pains sont stockés dans trois couches de pots scellés pour empêcher leur arôme de fuiter. Pour s’en servir, il faut en prélever une petite quantité et la dissoudre dans de l’eau chaude, et elle conserve son odeur pendant plusieurs mois. Un pain d’arôme concentré fait la taille de vos pouces, mais il peut facilement être utilisé pendant huit ou dix ans, et ne coûte qu’une poignée de piécettes.

L’arôme concentré était excessivement puissant et, en grande quantité, toute fragrance devenait puanteur. L’odeur commençait à donner la migraine à Chang Geng, aussi n’eut-il pas la force de corriger la méprise du moine – la Résidence du Marquis n’utilisait jamais d’encens, et leurs vêtements propres sentaient seulement le savon.

Chang Geng leva la longue-vue pour examiner le navire marchand et vit la silhouette d’un homme traverser son champ de vision. Ses ornements capillaires et sa tenue étaient différents de ceux des Plaines Centrales. Songeant aux histoires que Liao Ran leur avait racontées sur ses voyages par-delà les mers, il dit :

- Je pense avoir vu un homme de Dongying[3], comme ceux que vous avez décrits. Il doit s’agir d’un navire marchand à destination de Dongying… Pour quelle raison les habitants de Dongying ont-ils besoin d’autant d’arôme concentré ? Est-ce qu’ils vont le faire bouillir pour le manger ?

Liao Ran lui lança un regard approbateur.

Les caisses d’arôme concentré s’étiraient en une longue ligne tel un dragon sinueux, et quatre ou cinq gros navires, baignant dans les eaux ténébreuses, n’attendaient que de les emporter. La vue était encore plus impressionnante que celle de la flotte de navires marchands transportant des fruits de mer fraîchement pêchés amarrée à côté d’eux. Si un seul pain d’arôme concentré pouvait servir pendant huit ou dix ans, pourquoi en acheter autant ? Sans parler du petit archipel de Dongying, même toute la population de l’empire du Grand Liang ne générerait probablement pas suffisamment de demande pour vider ces bateaux.

La garnison de soldats commença à larmoyer devant la puissante puanteur et se couvrit le nez avec des mouchoirs, pressant les marins afin qu’ils chargent leur cargaison le plus rapidement possible. Les soldats avaient un chien pour les assister dans leur inspection, mais il avait déjà été vaincu et gisait sur le flanc, immobile.

- Grand Maître, demanda silencieusement Chang Geng, si vous pouviez m’éclairer – qu’est-ce que le chien de la garnison est censé détecter ?

- C’est un inspecteur canin, signa Liao Ran. L’or violet a une odeur légèrement fraîche et amère. Les humains ordinaires ne peuvent pas la sentir, mais l’odorat des chien est très sensible. L’or violet est une denrée essentielle. Lorsque l’Empereur Wu a donné l’ordre de fouiller les marchés noirs à la recherche d’or violet, les inspecteurs canins ont apporté une grande contribution. Ils servent encore aujourd’hui.

Les yeux de l’inspecteur canin s’étaient révulsés sous l’effet de l’odeur de l’arôme concentré bon marché. Sans parler d’or violet, dans cet état, il n’était même pas capable de sentir un os à viande.

- Alors vous pensez que cette flotte de Dongying cache quelque chose, et vous avez attiré mon yifu ici pour mener l’enquête ?

Avant que Liao Ran ne puisse ne serait-ce que hocher la tête, Chang Geng ajouta :

- Dans ce cas, je me permets de vous demander comment vous pouviez savoir que notre marquis ferait le déplacement en personne ? Sans parler du fait qu’il devrait s’agir de la responsabilité de la Préfecture de Yingtian et de la Garnison de Jiangnan. Même s’il désertait son poste pour venir ici, comment pouviez-vous être sûr qu’il interviendrait ? Pourquoi n’êtes-vous pas allé voir le Superviseur Régional de Yingtian, ou le Commissaire Judiciaire et le Commissaire de Contrôle de la région ? Pourquoi avez-vous insisté pour chercher de l’aide à distance, mettant au point cet ingénieux stratagème pour l’attirer ici depuis le nord-ouest ?

Liao Ran demeura immobile un instant. Il avait pensé que Chang Geng serait trop choqué par la découverte d’une conspiration de si grande ampleur lors de son premier voyage en solo loin de chez lui pour être trop regardant vis-à-vis des détails annexes. Il ne s’était pas attendu à ce que Chang Geng ne soit pas si choqué que ça. Il n’avait fait que froncer les sourcils quelques secondes et, à présent, il insistait pour tirer l’histoire de Liao Ran au clair. Le moine ne put s’empêcher de repenser aux rumeurs sur la façon dont Gu Yun avait extrait cet enfant de la petite ville de Yanhui, à l’époque. On racontait que le la mère adoptive du quatrième prince avait orchestré la rébellion barbare à Yanhui, et que le fait que le prince ait choisi la justice plutôt que sa famille avait permis au Bataillon de Fer Noir de vaincre les barbares d’une seule traite. Mais quel âge Chang Geng avait-il, à l’époque ? Douze ou treize ans, tout au plus…

Liao Ran voulut soudain demander : Durant le conflit à Yanhui, avez-vous tué quelqu’un ? Mais, au bout d’un moment, il ravala ces paroles, car il avait le sentiment qu’il était inutile de lui poser la question. Chang Geng lui rendait son regard d’un air placide. Ici, au clair de lune, Liao Ran distingua des ombres jumelles dans les yeux de Chang Geng. Il savait que Chang Geng possédait une sagesse et une maturité uniques, bien au-delà de son âge, mais il avait présumé qu’il s’agissait d’une sensibilité apparue avec son brusque changement de statut à un si jeune âge, ainsi qu’ai fait qu’il ait été dépendant de la charité des autres dans la capitale. Ce n’est qu’à ce moment-là que le moine réalisa que ce jeune homme avait probablement vu des noirceurs dont il avait été le seul témoin. Il soupçonnait même Gu Yun de ne pas le savoir.

L’attitude de Liao Ran se fit prudente. Il réfléchit à ses paroles un moment, puis signa délibérément :

- Je savais qu’il viendrait, et je savais que, s’il venait, il interviendrait. Les implications de cet incident sont bien trop importantes pour qu’une petite préfecture comme celle de Yingtian puisse s’en occuper. Je suis certain que la marquis partage un accord tacite avec nous sur ce point.

Chang Geng plissa les yeux, s’attardant tout particulièrement sur ce « nous ».

A ce moment-là, un bruissement retentit derrière eux. Avant que Liao Ran ne puisse réagir, l’épée de Chang Geng, qui était jusqu’à maintenant restée suspendue à son flanc tel un ornement, quitta son fourreau avec un crissement métallique – une réaction instinctive perfectionnée par ses innombrables duels contre le pantin de fer. La lame, aussi éclatante que la neige, entra en collision avec un coupe-vent de fer noir. Chang Geng reconnut le nouveau-venu, un Faucon Noir, et les deux assaillants baissèrent leurs armes et reculèrent de concert. En voyant la personne avec qui il venait de croiser le fer, le Faucon Noir poussa un cri de surprise et tomba à genoux.

- Ce subordonné a commis un grave péché. Mes excuses pour avoir dérangé Son Altesse !

- Que se passe-t-il ? demanda Chang Geng.

- Le marquis m’a ordonné de ramener le Grand Maître pour avoir une conversation, répondit le Faucon Noir.

Les sourcils de Chang Geng, qui venaient tout juste de se baisser, se haussèrent à nouveau. Gu Yun voulait voir Liao Ran en privé ? Et qu’avait voulu dire Liao Ran par « partager un accord tacite » ?

Liao Ran ôta promptement son foulard ridicule et s’inclina dignement devant le soldat en guise de salutation. Son corps exprima : Dans ce cas, je vais abuser de votre hospitalité avec encore plus de clarté qu’il n’aurait pu le faire avec des mots. Lorsqu’ils retournèrent dans la résidence de Yao Zhen, Gu Yun envoya quelqu’un emmener Chang Geng dans sa chambre, et il ne sut jamais ce que Gu Yun dit à Liao Ran.

 

***

 

Tôt le lendemain, un Faucon Noir toqua à sa porte.

- Le Grand Maître Liao Ran va reprendre ses pérégrinations, et le Maréchal doit retourner au nord-ouest. Il a ordonné à ce subordonné d’escorter Son Altesse jusqu’à la Résidence du Marquis. Lorsque vous serez prêt à partir, veuillez m’en informer.

S’ils n’avaient pas vu cette étrange flotte de navires marchands de Dongying sur le quai du canal la veille, Chang Geng aurait presque pu le croire. Mais, avant qu’il ne puisse parler, ils entendirent un léger raclement sur la balustrade en bois de l’autre côté du couloir. Le Faucon Noir se retourna et vit que cet étrange moine muet était apparu derrière lui sans qu’il ne s’en aperçoive. Liao Ran exécuta un geste signifiant « attendez » à l’intention de Chang Geng, réajusta ses vêtements et ouvrit la porte de Gu Yun.

Le Faucon Noir et Chang Geng étaient tous les deux stupéfaits – le moine n’avait même pas toqué ! Si l’intégralité de la Résidence du Marquis n’avait pas déjà su que Gu Yun haïssait ces moines chauves, Chang Geng aurait soupçonné que ces deux-là entretenaient une relation d’importance.

Craignant probablement d’être roué de coups, Liao Ran ne franchit pas le seuil, mais s’inclina à l’intention de la personne qui se trouvait à l’intérieur depuis le couloir. Gu Yun, pour sa part, ne décapita pas le moine. Il se contenta de dire d’un ton quelque peu impatient :

- Grand Maître, quel conseil m’apportez-vous ?

- Maréchal, signa Liao Ran, les jeunes faucons ne poussent pas dans des cages dorées. Par ailleurs, il vous manque un certain nombres des assistants dont vous aurez besoin pour éviter d’attirer l’attention. Pourquoi ne pas emmener Son Altesse avec vous ? L’ancien empereur a donné à Son Altesse le titre de Prince de la Commanderie de Yanbei et, dans un an ou deux, il sera temps pour lui de faire ses débuts à la cour.

- Grand Maître, vous interférez beaucoup trop, répondit Gu Yun d’un ton glacial.

Liao Ran franchit brusquement le seuil. Il devait avoir signé quelque chose à l’intention de Gu Yun que les autres ne purent voir car, à l’intérieur de la pièce, Gu Yun se tut. Derrière Chang Geng, Cao Niangzi murmura :

- Qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce que le Maréchal va nous emmener avec lui ?

Le cœur de Chang Geng se mit à tambouriner. Etant donné son caractère, Gu Yun n’accepterait jamais de les emmener avec lui – Chang Geng en était certain. Il pensait qu’il devrait choisir entre suivre Gu Yun en secret et agir de son propre chef, ou se montrer docile et rentrer à la capitale afin de ne pas l’inquiéter. Il n’avait jamais, à aucun moment, pensé que Gu Yun choisirait de l’emmener avec lui. Les flammes de l’espoir s’allumèrent dans sa poitrine, et la sueur recouvrit ses paumes. Il avait difficilement été aussi nerveux lorsqu’il avait affronté les barbares à Yanhui. Finalement, il entendit Gu Yun soupirer.

- Très bien, qu’ils viennent. Mais ils n’ont pas le droit de s’éloigner de moi, et nous suivrons le plan comme nous en avons précédemment discuté.

Ge Pangxiao et Cao Niangzi, qui n’avaient pas la moindre idée du genre d’excursion dans laquelle on les avait embarqués, hurlèrent de joie. Chang Geng baissa les yeux et toussota légèrement, réprimant le sourire stupide qui avait germé sur son visage. Au même moment, une autre question naquit dans son cœur – qu’avait dit Liao Ran à Gu Yun ? Y avait-il vraiment quelqu’un sur cette terre qui pouvait convaincre son parrain de changer d’avis ?

 

***

 

Peu après, une voiture brinquebalante partit en direction de la périphérie de la ville. Le conducteur était un moine et, à l’intérieur de la voiture, un jeune maître frêle et érudit était assis à côté de deux serviteurs et d’une domestique. Les Faucons Noirs accompagnant Gu Yun s’étaient volatilisés.

Chang Geng ne put s’empêcher de jeter un énième coup d’œil à Gu Yun. Il avait ôté son armure et enfilé une tenue à larges manches et col haut pour cacher la blessure sur son cou. Ses cheveux étaient détachés et cascadaient sur ses épaules de manière sensuelle et désordonnée, comme pour se moquer du conducteur chauve. Une bande de tissu noir lui couvrait les yeux. Maintenant que la partie supérieure du visage de Gu Yun était dissimulée, Chang Geng se surprit à remarquer que son attention s’était accidentellement égarée aux abords des lèvres pâles de son parrain. La seule solution était de diriger son regard vers le plancher pour éviter de les fixer.

- Monseigneur, pourquoi es-tu habillé comme ça ? ne put s’empêcher de demander Ge Pangxiao.

Gu Yun inclina la tête dans sa direction, désigna ses oreilles et dit d’un ton pince-sans-rire :

- Je suis sourd, ne me parle pas.

Ge Pangxiao ne sut quoi dire. Ce sourd était un tyran.

Personne ne savait de qui venait cette mauvaise idée, mais le plan de Gu Yun était de se débrouiller pour monter sur l’un de ces navires d’arôme concentré en se faisant passer pour un expert en fragrance. Certains professionnels croyaient que le fait d’utiliser leurs cinq sens impactait leur odorat, si bien qu’ils rendaient les enfants sourds et aveugles dans leur jeunesse et leur apprenaient à survivre en se servant uniquement de leur odorat. Les experts en fragrance élevés de cette façon étaient censés être la crème de la crème, et les gens les qualifiaient respectueusement de « Maîtres des Arômes ». Une fois leur apprentissage terminé, leurs services étaient hors de prix. Gu Yun s’était couvert les yeux pour jouer le rôle d’un maître des arômes sourd et aveugle. Il avait adopté cet accoutrement dès leur départ et avait demandé à tout le monde de ne pas lui adresser la parole – c’est dire à quel point il était investi dans sa performance.

Lorsqu’ils atteignirent la jetée, un inconnu les attendait. Chang Geng souleva le rideau pour découvrir un homme potelé d’une quarantaine d’année au sourire aimable.

- Zhang-xiansheng arrive plus tard que prévu. Avez-vous été retardé en chemin ?

Chang Geng ne savait pas quelle identité Gu Yun avait volée, mais il devina que le véritable expert en fragrances avait été kidnappé par les Faucons Noirs. D’un air totalement impassible, Chang Geng joignit les mains en signe de salutation et dit :

- Toutes nos excuses, notre maître ne peut ni voir ni entendre.

L’homme en fut stupéfait. Gu Yun tendit la main et tapota le bras de Chang Geng pour lui signifier de le guider. Il saisit le bras de Gu Yun et se demanda : Même s’il ne fait que faire semblant, ses yeux sont réellement couverts – pourquoi n’a-t-il aucun mal à se déplacer ? Il n’avait pas du tout tâtonné avant de trouver Chang Geng ; il avait visé avec précision, presque comme s’il avait l’habitude d’être aveugle.

Pourtant, ce ne fut qu’un bref soupçon. Lorsque Gu Yun descendit de la voiture, il se pencha en avant et manqua de tomber dans les bras de Chang Geng. Sans son armure, Gu Yun paraissait étrangement frêle. Chang Geng songea qu’il pourrait le soulever dans les airs d’un simple tour de bras. Sa bouche s’assécha, et le sang-froid dont il avait fait preuve lorsqu’il avait interrogé Liao Ran en lui posant une question après l’autre s’évapora entièrement. Il pouvait à peine maintenir son air placide, son cœur galopant comme un cheval tandis qu’il conduisait Gu Yun vers cet homme d’un pas aussi mécanique qu’un cadavre ambulant.

Un air soupçonneux passa rapidement sur le visage de l’homme. Il s’inclina et dit :

- Mes excuses, je ne savais pas que vous étiez un véritable maître des arômes. Notre humble entreprise n’a acheté que l’arôme concentré qui ne coûte que quelques pièces le pot, ce…

Avant qu’il ne puisse terminer, quelques hommes vêtus comme des marins tournèrent promptement la tête dans leur direction. Une lueur passa dans chacun de leurs yeux, et leurs tempes saillirent – il était évident que ces gens n’étaient pas des marins. Chang Geng baissa la tête et prétendit ne pas les avoir vus, mais avança d’un pas et protégea discrètement Gu Yun de son corps. Il écrivit sur la paume de Gu Yun :

- Maître, ils se demandent d’où l’on vient.

 

 

[1] Terme de philosophie chinoise désignant la force fondamentale qui coule en toutes choses de l’univers.

[2] Proverbe chinois signifiant que, même si une personne riche devient moins riche qu’auparavant, elle sera toujours plus riche qu’une personne pauvre.

[3] Archipel situé dans le détroit de Taïwan. Dans ce contexte, pourrait également faire référence au Japon.

 

Chapitre précédent - Chapitre suivant

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.