Chapitre 28 : Jiangnan
- Quoi ? demanda Shen Yi.
- Je vais à Jiangnan.
Shen Yi hurla de douleur.
- Aïe… mon menton est tombé sur mes pieds, mes pauvres orteils – vous êtes fou ? « Le commandant de l’armée défensive du front nord-ouest déserte son poste sans permission pour aller régler des affaires personnelles à Jiangnan… » Est-ce vous essayez de vous faire tuer ou de déclencher une révolte ?!
- Quand on aura anéanti le nid des Scorpions du Désert, aujourd’hui, les choses devraient se calmer pendant quelques mois, répondit calmement Gu Yun. A la vitesse des Faucons Noirs, nous serons à Jiangnan en un jour ou deux, et je ne resterai pas longtemps ; je reviendrai à la seconde où je les aurai trouvés.
Shen Yi prit une profonde inspiration, s’apprêtant à déverser une véritable cascade de mots mais, avant qu’un seul d’entre eux ne puisse quitter sa bouche, Gu Yun lui flanqua un coup de coude dans l’estomac. Shen Yi glapit et s’empressa de dire :
- Je n’ai rien dit !
- Il faut toujours rester préparé à toute éventualité.
***
Cette nuit-là, treize Etalons Noirs chevauchèrent dans les tréfonds du désert pour contourner les affrontements et capturer le chef des pillards et ses acolytes d’une seule frappe. Lorsque Gu Yun entendit leur rapport, il donna l’ordre de tous les ramener et partit le soir-même sans prendre une minute pour se reposer. Le Prince de Loulan, Ban’eduo, avait préparé quantité de plats et de vin, et se tenait prêt à offrir un festin au Bataillon de Fer Noir exténué dès son arrivée. Mais à peine étaient-ils arrivés qu’il vit Gu Yun passer une armure de Faucon Noir, l’expression chargée de mécontentement.
Loulan était située à un point stratégique, à l’entrée de la Route de la Soie. Ses citoyens étaient des enfants du désert, et ils méprisaient les pillards. Avec le temps, le peuple de Loulan était devenu le meilleur guide du Bataillon de Fer Noir lorsqu’ils ratissaient le désert, réprimant les pillards, et les deux nations partageaient une relation relativement amicale. Le peuple de Loulan avait un talent pour le chant et la danse, et aimait le bon vin. Les hommes comme les femmes étaient de gros buveurs – et leur prince était le plus goulu d’entre tous. Ni les stratagèmes énigmatiques, ni les extraordinaires prouesses martiales du Maréchal Gu n’impressionnaient Ban’eduo, mais l’homme admirait grandement la tolérance à l’alcool de Gu Yun, qui lui permettait d’avaler la liqueur comme de l’eau. Il s’était déjà proclamé « camarade de beuverie » du Maréchal Gu, et se faisait un devoir de respecter les termes de cette auto-nomination.
Ban’eduo gémit d’une voix qui ressemblait presque aux chants des vagabonds du désert.
- Maréchal Gu, pourquoi partez-vous aussi rapidement que les nuages traversent l’horizon, aujourd’hui ? Vous en allez-vous à la poursuite d’une fille comme le soleil couchant ?
Shen Yi ne savait pas que répondre à ça. Comment une fille pouvait-elle être « comme le soleil couchant » ? Rouge et ronde ?
- Je pars mettre quelqu’un en pièces.
- Oh !
Tenant toujours deux cruches de vin, Ban’eduo sursauta avec stupéfaction, puis marmonna :
- Vous venez de mettre des gens en pièces et, maintenant, vous voulez continuer ?
- Ne dînez-vous pas le soir après avoir pris un petit-déjeuner le matin ? rétorqua Gu Yun en haussant la voix d’un ton assassin. Poussez-vous !
Les Faucons Noirs apparurent telles des ombres noires. Ils atterrirent derrière Gu Yun puis disparurent à nouveau en un clin d’œil telles de sombres tempêtes, ne laissant que de voluptueuses volutes de fumée blanche sur leur passage. Ban’eduo regarda leurs silhouettes disparaître au loin et demanda à Shen Yi d’une voix pleine d’admiration :
- Le maréchal doit mettre des gens en pièces trois fois par jour ?
Shen Yi lui fit signe d’approcher et chuchota au creux de son oreille :
- Quelqu’un s’est enfui avec son fils.
Ban’eduo enroula ses bras autour de son corps en un geste dramatique.
- Oh ! Ce doit être une fille comme la pleine lune !
- … Non, juste un crâne luisant comme la pleine lune.
Laissant le Prince Ban’eduo se triturer la tête avec confusion, Shen Yi retourna au camp, le cœur plein d’inquiétudes. Après avoir fait quelques pas, son visage blêmit – merde, Gu Yun était parti en coup de vent. Avait-il seulement songé à prendre son médicament ?
***
Jiangnan accueillit un Gu Yun couvert de sable et de poussière avec une petite bruine à peine suffisante pour mouiller les vêtements de qui que ce soit. Il s’arrêta quelques minutes pour se reposer et se ressaisir avant d’emmener ses hommes et de faire irruption dans la résidence du Commissaire Régional de Yingtian, Yao Zhen.
Etant donnée la position de Gu Yun, il n’aurait dû avoir aucune raison d’entretenir des liens amicaux avec les fonctionnaires locaux de Jiangnan. Mais c’était de l’histoire ancienne. La première fois que Gu Yun était parti avec l’armée pour affronter les pillards, lorsqu’il avait quinze ans, il avait sauvé quelques malheureux bougres retenus en otage par les vilains bandits. Yao Zhen, un fonctionnaire victime d’un coup monté, avait démissionné de son poste et, renvoyé chez lui, avait fini parmi eux. Plus tard, Yao Zhen avait été réintégré, et était devenu Commissaire Régional de Yingtian. La relation qu’il partageait avec le Maréchal Gu était une amitié entre gentlemen : cordiale, et aucun d’entre eux n’avait cherché à tirer avantage de l’autre, mais ils étaient toujours restés en contact.
Il se trouve qu’il s’agissait du jour de congé du Commissaire Yao, aussi avait-il dormi jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel. Lorsque son serviteur lui apporta la nouvelle, son corps se pétrifia de stupéfaction.
- Il a dit s’appeler comment ?
- Il a dit que son nom était Gu, Gu Zixi.
- Gu Zixi ?
Yao Zhen ôta les petites croûtes au coin de ses yeux.
- Le Marquis de l’Ordre, Gu Zixi ? Et je suis le Grand Secrétaire Sénior de la dynastie – comment as-tu pu croire un tel escroc ? Mets-le à la porte !
Le serviteur accepta son ordre et se tourna pour partir.
- Attends !
Yao Zhen se redressa, les couvertures toujours serrées entre ses doigts, et réfléchit un instant.
- … Attends un instant. Je devrais peut-être aller jeter un coup d’œil.
Dans un élan de prise de conscience fortuite, il songea brusquement qu’abandonner son poste sans autorisation était exactement le genre de chose que Gu Yun était capable de faire.
***
A ce moment-là, Liao Ran, qui se trouvait également dans la Préfecture de Yingtian, n’avait pas encore réalisé la catastrophe qui lui pendait au nez. Ce moine était d’une avarice rare. Il coupait toutes ses grosses pièces de monnaie en deux et, s’il trouvait un temple en ruine où dormir, il ne prenait jamais de chambre dans une auberge. Il se sustentait de paille et d’herbes sauvages, et comptait sur l’aumône pour manger un vrai repas – ou, selon un terme plus populaire, la mendicité. Il ne dépensait pas d’argent, et refusait de laisser Chang Geng et les autres dépenser le leur. Heureusement, les trois adolescents pouvaient tous supporter quelques privations, et le suivaient dans ses errances même sans savoir quand viendrait leur prochain repas.
Les plans de voyage de Liao Ran étaient extrêmement aléatoires. Parfois, il les emmenait arpenter les rues et allées entre les maisons des habitants de la ville et, parfois, il errait sans but parmi les champs. Il demandait l’aumône de manière arbitraire. Ils toquaient aux maisons des gentlemen et philanthropes de la région, ainsi qu’à celles des locataires ordinaires, acceptant tout ce qu’on leur offrait. Un jour, ils avaient rendu visite à une personne âgée sans enfants, vivant seule et, voyant qu’elle n’avait vraiment rien à leur offrir, non seulement ils n’avaient rien mangé, mais ils avaient même laissé un peu d’argent à leur hôte.
- Même en temps de paix et de prospérité, les gens meurent de froid et de faim et, même en temps de crise, d’autres se prélassent dans les richesses et le pouvoir, gesticula Liao Ran à l’intention de Chang Geng et des autres tandis qu’ils se frayaient un chemin sur la place du marché d’un petit village. L’expression « c’est ainsi que va le monde » devrait être divisée en deux parties. « Ainsi » est la direction dans laquelle se tourne le cœur des gens, et « le monde » est un petit grain de riz sous les lumières scintillantes d’une ville, une petite brique dans l’immense étendue d’un rempart.
- Grand Maître, vous étiez prédestiné à renoncer aux affaires du monde, dit Chang Geng, car même lorsque vous parlez du monde, vos explications nous permettent toujours de comprendre comment il fonctionne.
A ce stade, Chang Geng était presque plus grand que Liao Ran, et sa voix avait entièrement perdu la fraîcheur de la jeunesse. Elle était légèrement grave, et il parlait avec lenteur, dégageant une impression de fermeté. Il était calme par nature et, bien qu’il se sente habituellement mal à l’aise lorsqu’il voyait une foule dense, à un moment donné, il avait développé la capacité à se frayer un chemin n’importe où, comme s’il déambulait paresseusement à travers une cour spacieuse. Peut-être était-ce parce qu’il était déterminé à se mettre en pièces pour se reconstruire, mais certaines de ces contrariétés mineures étaient naturellement devenues insignifiantes avec le temps.
Liao Ran sourit sereinement et signa :
- Si un moine ne sait pas comment fonctionne le monde, comment peut-il proclamer y avoir renoncé ?
Liao Ran avait un visage extrêmement attrayant. Lorsqu’il était propre comme un sou neuf, il ressemblait à un moine éminent, à l’écart de la poussière des affaires du monde ; lorsqu’il ne s’était pas baigné depuis plusieurs jours, il ressemblait à un moine éminent qui venait de surmonter de terribles épreuves. L’aura spirituelle du Bouddha luisait sur son crâne chauve, et ses yeux limpides brillaient du désir de délivrer chaque être de ses souffrances. S’il s’était montré un peu plus généreux concernant un certain objet métallique à trou carré[1], Chang Geng et les autres l’auraient vraiment considéré comme un moine éminent jusqu’au bout des ongles.
Cao Niangzi interrompit brusquement ce moine éminent et murmura d’une voix étouffée :
- Arrête cette joute métaphysique, Chang Geng-dage. As-tu remarqué toutes les personnes qui nous regardent ?
Tous les quatre – un moine, un jeune maître élégant et raffiné, un nouveau riche boursouflé et une jeune fille qui, bien que jolie, semblait un peu bizarre – constituaient un groupe des plus remarquables. Ils avaient l’habitude qu’on les observe, et même Chang Geng n’était plus sensible au regard des passants. Mais, cette fois, l’attention semblait trop importante. Lorsque les habitants du village les voyaient, ils se figeaient tous pour les dévisager, et non seulement ils les dévisageaient, mais ils les montraient également du doigt et échangeaient des murmures.
- J’ai le sentiment que quelque chose est sur le point de se produire, marmonna Ge Pangxiao.
- Tu as raison, dit Chang Geng.
Etant le plus grand des quatre, Chang Geng avait déjà jeté un coup d’œil par-dessus la tête des observateurs et remarqué un avis collé sur un bâtiment voisin. L’avis figurait le portrait réaliste d’un magnifique moine chauve aux traits délicats. Ecrits en-dessous, on lisait les mots :
L’homme représenté ci-dessus a usurpé l’identité d’un éminent moine du Temple de la Protection Nationale et a commis, entre autres innombrables méfaits, le crime de fraude et tromperie. Un avis de recherche est par conséquent lancé à son encontre, avec une récompense de dix taels[2] d’argent pour tout individu qui apportera des informations pertinentes.
- Grand Maître Liao Ran, dit Chang Geng. Vous valez dix taels d’argent.
Liao Ran demeura immobile, tel le portrait vivant d’un magnifique moine.
- Mon yifu a dû apprendre la nouvelle par Oncle Wang et envoyer des gens vous importuner.
Chang Geng lança un regard oblique à la foule, qui commençait à s’agiter, en quête de ces dix taels d’argent, et se tourna vers Liao Ran.
- Mes excuses. Poursuivons notre route.
- Amitabha Bouddha, Votre Altesse, n’oubliez pas la promesse que vous m’avez faite dans le salon de thé, signa rapidement Liao Ran.
Ensuite, le moine détala comme si la plante de ses pieds était couverte d’huile. Cet homme était vraiment l’exemple parfait d’une personne capable de rester figée comme la pierre et de courir comme le vent. En voyant qu’ils avaient alarmé leur proie, tous les gens présents au marché et avides d’obtenir ces dix taels d’argent firent fi de toute prudence et accoururent de tous côtés en hurlant « Moine corrompu ! » et « Menteur ! »
- C’est exactement ce que mon père et les autres faisaient quand ils allaient sur la montagne pour chasser le lapin, commenta Ge Pangxiao.
Chang Geng et Cao Niangzi lui lancèrent un drôle de regard.
- Ils brandissaient des bâtons et hurlaient pour essayer d’effrayer les lapins jusqu’à ce qu’ils se jettent dans leurs filets – quoi, je suis sérieux.
Le Grand Maître Liao Ran était beaucoup plus intelligent que les lapins. Il ne paniqua pas. Il avait déjà une idée de la disposition du marché dans ce petit village, et il bondit à droite et à gauche, se mouvant si vite que sa silhouette devint floue. Qui sait comment il avait calculé son coup mais, en quelques allées et venues, il avait empêtré les personnes lancées à sa poursuite en un nœud inextricable, manifestement dans son élément.
Les hurlements « Poussez-vous ! » retentirent à quelques pas de là. Un escadron de troupes préfectorales était arrivé, probablement ici pour procéder à l’arrestation après avoir reçu le rapport de quelqu’un.
C’est donc vraiment Gu Yun qui est derrière tout ça, songea Chang Geng. Il était partiellement réconforté, partiellement irrité. Il était réconfortant de savoir que, même si Gu Yun se trouvait loin au nord-ouest, il refusait de le laisser voler complètement de ses propres ailes. Les méthodes de Gu Yun étaient quelque peu répugnantes, mais cela signifiait-il au moins qu’il pensait à Chang Geng en son absence. En même temps, Chang Geng avait le sentiment qu’il avait causé trop d’ennuis au Grand Maître Liao Ran. De plus, cet homme n’était même pas rentré dans sa résidence pour le Nouvel An, alors pourquoi venait-il mettre le nez dans ses affaires aujourd’hui ?
Cao Niangzi attrapa sa manche.
- Dage, qu’est-ce qu’on fait ?
Chang Geng s’extirpa de ses pensées contradictoires et, après avoir réfléchi un moment, passa la main dans son sac de voyage. Il saisit une poignée de lingots d’argent, prit le temps de viser, puis les jeta telle une divine demoiselle lançant des pétales de fleurs.
- De l’argent ! Attrapez-le !
Heureusement que Liao Ran s’était enfui et ne lui prêtait aucune attention, car son cœur lui aurait fait si mal que des cheveux lui seraient poussés sur la tête. Toutes les personnes qui pourchassaient le moine furent en état de choc après avoir été frappées en pleine tête par cet argent, et se penchèrent immédiatement en avant pour le ramasser. En apprenant que du véritable argent, solide et palpable, se trouvait là, les autres abandonnèrent la promesse des dix taels et se retournèrent pour attraper la chose concrète. La foule forma un imbroglio de corps, barricadant les soldats derrière elle. A ce moment-là, Liao Ran avait disparu depuis longtemps.
Chang Geng sourit.
- Allons-y, nous aussi.
Il prit l’initiative de se glisser à travers un interstice dans la foule, prévoyant de s’échapper de la scène de crime sans se faire remarquer. Mais, avant qu’il ne puisse s’enfuir, des bruits de sabots retentirent de l’autre côté de l’allée. S’il s’approchait encore ne serait-ce que d’un cheveu, le cavalier leur barrerait la route et les piégerait dans la mêlée. Quiconque lançait un cheval en direction d’un marché blindé était là pour causer des ennuis ou pour attraper un fugitif.
- Dage, échappons-nous par l’allée, suggéra Ge Pangxiao.
- C’est sans espoir, dit Cao Niangzi avec raideur. Nous devons accepter notre sort.
Les sabots s’arrêtèrent à l’entrée du marché. Quelques soldats descendirent de leur cheval et formèrent une ligne parfaite et, en son centre, se trouvait… quelqu’un que Chang Geng reconnaîtrait même s’il était réduit en cendres…
Chang Geng était abasourdi. Personne n’aurait pu s’attendre à ce que le Maréchal Gu accoure du nord-ouest en catastrophe pour les capturer lui-même.
Gu Yun avait réfléchi à son plan en chemin. D’abord, il écorcherait Liao Ran vivant. Ensuite, il attraperait Chang Geng et lui donnerait une bonne déculottée. Les arbustes doivent être taillés pour pousser droit, et il avait compris que, par le passé, il avait trop choyé cet enfant. Il semblait que chaque once de douceur qu’il avait glanée auprès de l’ancien empereur n’avait servi à rien – finalement, il serait obligé d’imiter ce grincheux de vieux marquis pour être un père.
Mais le brasier de rage brûlant dans sa poitrine s’éteignit à la seconde où il posa les yeux sur Chang Geng. Depuis sa selle, Gu Yun faillit ne pas reconnaître le jeune homme. Les adolescents changent chaque jour. A Yanhui, il veillait toujours sur Chang Geng, aussi les signes de sa croissance n’étaient-ils pas aussi évidents, à l’exception de l’ourlet de ses pantalons qui ne cessait de raccourcir. Mais, après une séparation de plus d’un an, ces petits changements progressifs avaient transformé ce jeune homme en quelqu’un de complètement méconnaissable. Sa taille avait rattrapé le grand et svelte Gu Yun, et son corps fin s’était remplumé pour devenir celui d’un adulte mince. L’expression d’incrédulité sur le visage du jeune homme ne perdura qu’un instant avant d’être recouverte par son sang-froid fraîchement acquis.
Gu Yun laissa son cheval piétiner sur place un moment, songeant d’un air impassible : On dirait que je ne peux plus lui donner la fessée. Ce n’est pas qu’il ne pouvait plus avoir raison du garçon mais, puisque Chang Geng avait désormais l’apparence d’un adulte, le discipliner comme un enfant ne serait plus une punition, mais une humiliation.
Pour Gu Yun, les années se mélangeaient – elles passaient toutes rapidement, sans avoir aucune signification particulière. Mais, en cet instant, il comprit tardivement la cruauté du temps. Il n’avait détourné les yeux qu’un moment, et son petit Chang Geng avait grandi avec précipitation. Les jours qu’il avait manqués ne lui seraient jamais rendus. Gu Yun réalisa que Chang Geng avait quinze ans, presque seize. Dans trois ou quatre ans, il déménagerait dans la Résidence du Prince Yanbei et ne vivrait plus sous son aile. Qu’étaient trois ou quatre ans ? Peut-être juste assez de temps pour effectuer un dernier séjour dans la capitale. Après ça, ne resterait-il plus entre eux que le fantôme d’une relation ? Après une année complète, le Maréchal Gu parvint enfin à assimiler ce problème épineux.
Descendant de son cheval, il se dirigea tout droit vers Chang Geng et dit d’un air tempétueux :
- Venez avec moi.
Le regard de Chang Geng était rivé à Gu Yun, refusant de bouger d’un centimètre. Il y avait une plaie superficielle sur son cou, un souvenir des déserts des Régions Occidentales. Elle n’avait pas encore complètement guéri.
Chang Geng retrouva sa voix avec difficulté.
- Yifu, pourquoi êtes-vous ici ?
Gu Yun ricana froidement, puis le conduisit hors du marché sans prononcer un mot de plus. Même le son de sa voix a changé, songea-t-il, atterré. Les soldats préfectoraux qui l’avaient accompagné accoururent, se tournant impatiemment vers Gu Yun.
- Monsieur, le moine est parvenu à s’échapper. Devons-nous le pourchasser ?
- Oui, dit Gu Yun. Faites circuler l’avis de recherche dans tout le village. Même s’il saute dans la mer, repêchez-le !
- Oui, monsieur !
Derrière eux, Cao Niangzi tira discrètement sur la manche de Ge Pangxiao. Ge Pangxiao tira la langue. Dans cette situation, ils étaient comme deux Bouddhas en argile essayant de traverser une rivière – ils ne pouvaient même pas assurer leur propre sécurité alors, même s’ils souhaitaient apporter leur aide, ils n’en avaient pas les capacités. Ge Pangxiao put seulement secouer la tête et espérer que le Grand Maître Liao Ran saurait se défendre.
Chang Geng et les autres suivirent Gu Yun jusqu’à la résidence du Commissaire Yao, le Commissaire Régional de Yingtian. Entièrement prêt à flatter son invité surprise, le Commissaire Yao fit sortir ses employés pour les accueillir devant le portail.
- Son Altesse le quatrième prince a fait grâce de sa présence à cette modeste demeure, honorant mon humble maison ! Je vous en prie, veuillez entrer. J’ai préparé un bon repas et un excellent vin pour accueillir Son Altesse !
Avant qu’il n’ait terminé de parler, Gu Yun était déjà entré d’un pas vif, la mine aussi sombre que le Roi des Enfers. Deux phrases étaient écrites sur son visage : Accueillir qui ? Qu’on le laisse crever de faim.
Pendant toute la soirée, Gu Yun ne sut comment parler à Chang Geng. Il dut se contenter de boire un verre du vin de Loulan qu’il avait ramené de la frontière après l’autre, seul dans sa chambre. Au bout d’un certain temps, quelqu’un frappa à sa porte.
- Entrez.
Chang Geng ouvrit doucement la porte et entra.
- Yifu.
Gu Yun était silencieux, l’expression indéchiffrable. Chang Geng referma la porte derrière lui et baissa légèrement la tête, comme si le fait de regarder Gu Yun trop longtemps était épuisant.
- Yifu, vous m’avez beaucoup manqué.
Gu Yun l’observa encore un peu, puis finit par pousser un soupir.
- Venez là. Laissez-moi vous regarder.
Chang Geng s’approcha docilement. Une odeur de vin étranger flottait autour de Gu Yun. Elle était légèrement sucrée, probablement l’odeur d’un vin des Régions Occidentales. Il portait ses éternelles épaulières en fer sur les épaules. Chang Geng avait pensé qu’il serait capable de garder le contrôle devant son parrain, mais il s’était surestimé – tout comme il n’avait pas anticipé le fait que Gu Yun viendrait le chercher à Jiangnan en personne.
Il prit une profonde inspiration, puis fit brusquement un pas en avant et enlaça Gu Yun.
[1] Référence aux anciennes pièces de monnaie chinoises, qui comportaient un trou carré en leur centre.
[2] Ancienne monnaie chinoise représentant 36 grammes d’argent.
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