Chapitre 26 : En quête du Bouddha

 

 

 

Il n’était pas rare d’en faire des tonnes pour l’anniversaire des personnes âgées ; on appelait ça « célébrer la longévité ». Les anniversaires des jeunes enfants étaient également des évènements très animés, et ce parce que grandir d’un an n’était pas une mince affaire et que, chaque année, les parents des petits voyaient leur survie un peu plus assurée.

Gu Yun n’était ni jeune, ni vieux, et n’avait aucune famille pour l’aimer. S’il se trouvait chez lui le jour de son anniversaire, les vieux domestiques se souvenaient parfois de lui organiser une petite fête. Mais, la plupart du temps, il n’était pas à la maison. A vrai dire, il avait été tellement occupé qu’il avait oublié qu’il s’agissait du seizième jour du premier mois. En toute honnêteté, il n’avait pas grand-chose à célébrer. Il y avait un dicton qui disait : « Celles nées le premier deviennent consorts royales, ceux nés le quinze deviennent fonctionnaires », ce qui signifiait que le premier jour du mois était la meilleure date de naissance pour les femmes, tandis que le quinzième jour du mois était la meilleure date de naissance pour les hommes. Il aurait pu naître au cours de l’évènement hautement propice qu’était la nuit de la Fête des Lanternes[1], le quinze du mois, mais il avait fallu qu’il reste dans le ventre de sa mère quelques heures de plus. Il était évident que son abominable malchance était innée.

Non seulement Cao Niangzi s’était déguisé, mais il avait également réquisitionné Chang Geng et les autres pour traîner le pantin d’entraînement à l’extérieur et le tourmenter. Ils avaient peint une paire de joues rougeaudes et bucoliques sur cet esprit nocturne, et trouvé quelques vieilles longueurs de soie dieu-sait-où pour ligoter ses membres de fer. Enrubanné dans ce costume scintillant, le pantin d’entraînement tenait un bol de nouilles et regardait passivement Gu Yun, affichant presque une expression exaspérée sur son visage noir et immobile.

Gu Yun jura dans un souffle.

- Bande de petites canailles, c’est comme ça que vous vous servez du pantin d’entraînement ?

Ge Pangxiao s’attacha à lister les contributions de chacun.

- Monseigneur, la fausse fille a dessiné les joues rouges, j’ai allumé le feu pour cuire les nouilles et dage a cassé l’œuf pour l’ajouter aux nouilles !

Soudain, Gu Yun se sentit légèrement embarrassé. La Résidence du Marquis, qui avait été vide et glaciale pendant tant d’années, était désormais si animée qu’il ne reconnaissait presque pas les lieux.

- Yifu, mangez vos nouilles, puis entrez, dit Chang Geng.

- Très bien.

Gu Yun prit le bol, regarda Chang Geng, puis s’empara délibérément de l’œuf pour le manger en premier. Il tomba sur un morceau de coquille dès la première bouchée, mais ne le montra pas, mâchant et avalant la coquille avec le reste. Il vida le bol en quelques bouchées, comme s’il n’avait pas mangé depuis des siècles, et but la soupe jusqu’à la dernière goutte.

Depuis toujours, la chaleur d’une maison était la tombe des héros. Auparavant, Gu Yun avait toujours quitté la capitale sans la moindre attache. A présent, pour la première fois, il s’en allait le cœur plein de mélancolie. Peut-être était-ce parce qu’avant, à chaque fois, il avait le sentiment que la frontière était l’endroit où il retournait. C’était la première fois qu’il avait l’impression de partir pour un voyage lointain, et que sa maison était ici. Hélas, qu’importe cette douce mélancolie – même le chagrin qui mettait son cœur en miettes ne pourrait jamais arrêter le Marquis de l’Ordre.

 

***

 

Le jour suivant, Gu Yun effectua ses derniers préparatifs avec toute l’insouciance du monde. Au final, il n’en dit pas un mot à Chang Geng. Il arriva seul au Camp Nord et se retourna pour regarder en direction de la capitale. Il était vraiment dommage que, à une telle distance, il ne puisse voir que la silhouette imprécise du Pavillon des Cerfs-volants.

- Monsieur, vous vous êtes enfin trouvé une conscience ? demanda Shen Yi en se dirigeant vers lui.

Gu Yun soupira.

- La prochaine fois que je reviendrai, il se peut qu’il refuse de m’adresser la parole. Ah, mon titre de yifu est toujours en équilibre précaire… allons-y.

Le Bataillon de Fer Noir prit la route, ses soldats avançant en formation impeccable, telle une tornade noire balayant impitoyablement la lande. N’importe qui reculerait devant une telle démonstration de force. Le plan était d’escorter le prince héritier de Tianlang au nord, puis de se diriger tout droit vers l’ouest pour rejoindre les Régions Occidentales, réprimer les pillards du désert et assurer un commerce sain et sauf le long de la Route de la Soie.

Le lendemain, Chang Geng se leva plus tôt qu’à l’accoutumée. Il se souvint que Gu Yun n’était pas là, mais ne put résister à l’envie d’amener le pantin de fer dans sa cour vide. Il s’entraîna et échangea des coups avec le pantin, seul, puis mangea son petit-déjeuner, seul. Alors qu’il s’en allait, il leva les yeux et vit que le prunier de la cour avait fleuri. Il venait de neiger, et les pétales de fleurs étaient couverts d’une fine couche de givre transparente. Plus Chang Geng les observait, plus il les aimait et, au final, il ne put réprimer l’envie d’en cueillir quelques branches. Son premier réflexe était toujours de conserver certaines choses pour Gu Yun. Bien qu’il sache que son parrain ne rentrerait probablement pas avant quelques jours, il essuya soigneusement le givre et la neige sur les branches et s’en alla chercher un vase pour les exposer dans la chambre de Gu Yun.

La chambre de Gu Yun était si grande et, pourtant, il ne possédait pas ne serait-ce qu’une seule bouteille de vin vide pour y mettre quelques fleurs. Chang Geng ouvrit la fenêtre et appela le vieux concierge :

- Oncle Wang, y a-t-il un vase quelque part ?

Le domestique entendit sa requête et partit en chercher un. Serrant toujours les branches de fleurs de prunier, Chang Geng patienta dans la chambre de Gu Yun, observant de-ci et de-là. Lorsque son regard tomba sur la tête du lit de Gu Yun, il se figea. Le manteau en fourrure de renard qui semblait relever la valeur de la pièce avait disparu.

A ce moment-là, Oncle Wang revint avec un vase en céladon[2] à la main. Il regarda Chang Geng et sourit.

- Votre Altesse, cela conviendra-t-il ? Où dois-je le mettre ?

Le regard de Chang Geng demeura fixé sur la tête de lit nue, même lorsqu’il se perdit légèrement dans le vague.

- Oncle Wang, pourquoi le manteau en fourrure de renard du marquis a-t-il déjà été rangé ?

Le coin des yeux d’Oncle Wang tressauta légèrement.

- Le marquis n’est-il pas parti en voyage avec Sa Majesté ? répondit-il avec embarras. Il a dû l’emmener avec lui.

Le cœur de Chang Geng se serra lentement.

Lors du Réveillon, le Faucon Noir de Gu Yun lui avait dit que le maréchal ne portait jamais de vêtements d’hiver dans la capitale. Il ne portait des couches plus chaudes que durant certaines tempêtes de neige, au-delà de la frontière. Même à ce moment-là, il avait trouvé cela étrange – si Gu Yun ne portait jamais de vêtements d’hiver, pourquoi y avait-il un manteau en fourrure de renard suspendu à sa tête de lit ? Pour quoi prévoyait-il de s’en servir ? Mais la nuit avait été mouvementée – il était assailli de cauchemars, ses idées n’étaient pas claires, aussi n’y avait-il pas réfléchi en détail.

Chang Geng tourna brusquement la tête, sa voix se fêlant telle une corde tendue au maximum.

- Oncle Wang, où est-il allé ? Ne me mentez pas juste parce que je n’aime pas sortir. Je sais que les Collines Parfumées sont plus proches que le Camp Nord.

Oncle Wang serra le vase contre lui, ne sachant pas tout à fait comment se positionner. Gu Yun, leur chef absentéiste, était bel et bien parti, et il n’allait pas se soucier de ce qu’il se passerait en son absence. Le vieux concierge s’attendait à ce que cette conversation se produise un jour, mais il ne pensait pas qu’elle surviendrait aussi tôt.

Chang Geng prit une profonde inspiration.

- Est-il déjà parti pour la frontière ? Où ? Au nord, ou à l’ouest ?

Le vieux concierge lui offrit un sourire timide.

- Ce vieux serviteur ne comprend pas grand-chose aux affaires militaires… Votre Altesse, je pense que le marquis ne voulait pas que vous vous inquiétiez…

Les branches fleuries dans les mains de Chang Geng se brisèrent avec un craquement. Il dit lentement et avec emphase :

- Il ne craint pas que je sois inquiet. Il craint que j’insiste pour le suivre, pas vrai ?

Le vieux domestique referma la bouche.

Chang Geng était le pupille de Gu Yun sur le papier mais, même s’il était défavorisé, son nom de famille demeurait Li. Il serait au moins prince de commanderie, un jour. Le vieux concierge éprouva un élan d’amertume. Son maître inconsidéré avait dû se dégonfler, et c’est pourquoi il avait refilé la patate chaude à un pauvre vieillard. Il se prépara à subir les retombées de la colère du prince. Mais, après un long moment, Chang Geng n’avait toujours pas émis le moindre son. Chang Geng garda en lui tous les cris et hurlements de sa frustration refoulée. Ce n’était pas simplement le départ soudain de Gu Yun sans même un au-revoir. Cette fois, toute la gêne et l’anxiété qu’il avait réprimées depuis son arrivée dans la capitale submergèrent enfin la digue qu’il avait érigée tout autour. L’esprit de Chang Geng était aussi clair qu’un miroir. Il avait toujours su que son existence était insignifiante pour ceux qui l’entouraient. Il avait été traîné dans ce vortex tourbillonnant, destiné à devenir un pion sans importance. Comme s’il était tombé dans cette rivière souterraine à Yanhui, il serait inexorablement emporté par le courant. Mais ses yeux avaient été aveuglés par la joie et le bonheur de ces dernières semaines, cette façade de paix. Il avait été cupide et avait voulu se raccrocher à un petit quelque chose. Il avait menti aux autres et s’était menti à lui-même, refusant de penser à ce qu’il se passerait ensuite. Qu’est-ce que tu espères ? se demanda Chang Geng. Tu en demandes trop.

Mais il était de nature gentille, et qu’importe les tempêtes qui faisaient rage dans son cœur, il n’en dit pas un mot au domestique aux cheveux blancs qui se tenait devant lui. Le vieux concierge demanda, tremblant de terreur :

- Votre Altesse… ?

Chang Geng prit silencieusement le vase dans ses mains, retira soigneusement les tiges cassées sur les branches et posa le bouquet sur le bureau de Gu Yun. Il dit doucement :

- Merci.

Et, ensuite, il se retourna et partit.

A la seconde où Chang Geng fut sorti de la chambre de Gu Yun, il se mit à courir, abandonnant le pantin d’entraînement. Chang Geng frôla Ge Pangxiao, qui marchait dehors en tenant un réservoir d’or violet qu’il avait détaché de dieu-sait-où.

- Eh, dage…, appela-t-il, confus.

Chang Geng fit comme s’il ne l’avait pas entendu. Il passa en coup de vent et se rua dans sa chambre, dont il verrouilla la porte derrière lui.

Ce que Gu Yun préférait à propos de ce garçon, c’est que, même lorsque Chang Geng était accablé par la rage, il ne la déversait jamais sur les mauvaises personnes. Xiu-niang avait apporté une contribution indéniable à cette qualité – les maltraitances constantes auxquelles elle l’avait exposé pendant plus d’une décennie avaient façonné cette incroyable retenue. Mais le Wu’ergu qui rôdait dans son corps depuis l’enfance poussait telle une plante nécessitant d’être arrosée avec du poison. A cet instant, très lentement, des fleurs sinistres se mirent à éclore.

Chang Geng ne pouvait pas respirer. C’était comme si un énorme rocher écrasait sa poitrine, et tous les muscles de son corps se contractèrent telle une machinerie en fer rouillée. Ses jambes commencèrent à trembler. Ses oreilles bourdonnaient, et il était terrifié à l’idée de sentir une émotion violente et mystérieuse enfler dans sa poitrine. Il serra inconsciemment les poings jusqu’à ce que ses articulations craquent et, pour la première fois, eut la sensation d’être aux prises avec un cauchemar éveillé. Chang Geng éprouva la sensation caractéristique d’une main invisible furetant dans sa poitrine, essayant brusquement d’effacer toutes les émotions positives dans son cœur.

Au début, Chang Geng était toujours lucide et capable de se demander, apeuré : Est-ce le Wu’ergu ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Mais bientôt, même sa peur disparut. Son esprit s’embua, et il ne vit plus où il se trouvait. Des milliers de pensées défilèrent dans sa tête telle une marée montante, et une indistincte soif de sang sembla naître de nulle part. Parfois, il songeait que Gu Yun était parti, que son parrain ne voulait plus de lui mais, ensuite, il voyait Gu Yun se tenir devant lui, se moquant de sa faiblesse et de son impuissance d’un air impassible. Toutes les émotions négatives dans le cœur de Chang Geng furent amplifiées une centaine, un millier de fois par l’attaque du Wu’ergu. Dans les affres de son tourment, c’était comme si Gu Yun n’était plus le petit yifu à qui Chang Geng avait tendrement réservé une place dans son cœur, mais un ennemi qu’il haïssait du plus profond de son âme, qu’il voulait saisir entre ses mains et humilier le plus possible.

La main de Chang Geng serra la fléchette brisée suspendue autour de son cou, une entaille sanglante apparaissant sur son doigt lorsqu’il s’empara violemment de son bord poli. Le brusque élan de douleur au milieu de cette torpeur sans fin réveilla Chang Geng en sursaut, et il le suivit instinctivement telle la lumière au bout du tunnel. Ses doigts s’enfoncèrent dans sa propre chair, laissant une trainée de plaies vives et béantes sur son bras.

Lorsque l’attaque du Wu’ergu prit enfin, lentement fin, le soleil avait déjà commencé à descendre vers l’ouest. Les vêtements de Chang Geng étaient trempés de sueur froide. Ses bras et ses mains étaient dégoulinants de sang, et il s’adossa contre la porte, exténué. Il avait enfin compris la véritable puissance du Wu’ergu, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il réalisa à quel point il avait été naïf de penser que les cauchemars étaient le pire que le Wu’ergu puisse lui faire.

Cette fois-ci, Xiu-niang n’avait eu aucune pitié pour lui.

Le vieux concierge l’avait attendu et, pourtant, Chang Geng ne sortit pas avant très longtemps et ne répondit même pas aux coups frappés à la porte. Le vieil homme était assailli par l’inquiétude, faisant les cents pas devant la porte et appelant son nom. Cette miette de compassion humaine rendit Chang Geng quelque peu amer. Ses paupières tressaillirent légèrement, et une goutte de sueur froide coula le long de son front pour tomber sur ses cils, l’empêchant d’ouvrir les yeux.

- Je vais bien, j’ai juste besoin de passer un moment seul.

- Vous n’avez rien mangé de la journée, dit le vieux domestique. Si le marquis était là, il ne pourrait pas supporter de vous voir vous négliger de la sorte – avalez au moins un bol de congee. Ce vieux serviteur doit-il vous en apporter ?

Le corps et l’esprit de Chang Geng étaient épuisés. A la mention de Gu Yun, il grommela plusieurs fois dans un souffle avant de trouver l’énergie de répondre avec détermination :

- Oncle Wang, tout va bien. Si j’ai faim, j’irai me chercher un petit encas nocturne dans la soirée. Ne vous occupez pas de moi.

Bien que sa voix soit faible, il sembla suffisamment rationnel, aussi le vieux concierge n’eut-il pas de raison supplémentaire de tenter de l’amadouer. Il se contenta d’agiter la main en direction de Cao Niangzi et Ge Pangxiao, qui rôdaient tous deux dans les parages avec le vieux serviteur qui avait l’habitude de servir Chang Geng. Le petit groupe s’en alla avec réticence, jetant régulièrement un coup d’œil en arrière.

Chang Geng resta assis, adossé contre la porte close. Lorsqu’il leva les yeux, il put voir la paire d’épaulières que Gu Yun avait laissée suspendue à sa tête de lit. L’armure était aussi noire que la nuit et aussi froide que la glace, dégageant une aura hostile – pourtant, son propriétaire l’avait laissée là pour chasser ses cauchemars.

Il ne savait pas combien de temps il était resté assis là, jusqu’à ce que le brasero de la chambre ait enfin réchauffé son corps gelé. Une fois que Chang Geng eut recouvré quelques forces, il se leva pour remettre de l’ordre dans la pagaille qu’il avait semée. Il changea de vêtements, alla cherche un baume médicinal que son shifu lui avait donné un jour, lorsqu’il s’était blessé en s’entraînant avec l’épée, et l’appliqua soigneusement après avoir nettoyé ses plaies. Il prit les épaulières de Gu Yun sur la tête de lit et les serra contre sa poitrine, puis s’effondra sur son lit. Il ne pleura pas. Peut-être qu’il n’en avait pas l’énergie, ou peut-être était-ce parce qu’il venait de saigner. Après avoir choisi de verser son sang, il était fréquent qu’une personne ne puisse pas verser de larmes – il y avait une quantité limitée d’eau dans le corps, et il fallait choisir ses priorités.

Chang Geng venait de se battre contre un ennemi avec lequel il était destiné à rester imbriqué toutes sa vie. Il avait reçu la force de son adversaire de plein fouet et subi une défaite écrasante. Mais, étrangement, il n’avait pas peur. C’était comme cette fois, à Yanhui, lorsqu’il avait affronté seul un guerrier barbare dans la chambre de Xiu-niang. Il était de nature douce, mais rien ni personne ne pouvaient espérer le soumettre.

Oh… à part Gu Yun, bien sûr.

Epuisé, Chang Geng songea : Je déteste profondément Gu Yun.

Il essaya de placer les épaulières de Gu Yun sur ses épaules. Il n’avait jamais porté d’armure, aussi ne savait-il pas si elles lui allaient – il savait seulement que, pressés contre son corps, ces trucs semblaient encore plus lourds qu’il ne s’y attendait. Il somnola, toujours affublé de l’armure – après tout, d’innombrables obstacles et difficultés l’attendaient encore dans ses rêves.

 

***

 

Le lendemain, Chang Geng déclara qu’il voulait sortir. L’intégralité de la résidence fut stupéfaite – la scène du Maréchal Gu portant le quatrième prince sur son épaule pour le traîner hors de la maison lors du Réveillon était encore fraîche dans toutes les mémoires.

Les mots exacts de Gu Yun avaient été :

- Retardez-le pendant trois à cinq jours. D’ici-là, on aura traversé les Sept Cols et atteint la frontière nord. Il ne sera plus en mesure de me rattraper, alors il se calmera.

Mais il ne s’était pas écoulé trois à cinq jours. Craignant que Chang Geng ne soit sur le point de lui ordonner de préparer les chevaux et de se lancer à sa poursuite, le vieux concierge dit avec prudence :

- Votre Altesse, le Bataillon de Fer Noir n’est pas une troupe de soldats ordinaire. Ils voyagent vite à pied, et même le meilleur étalon serait incapable de les devancer. Et… l’armée n’accepte pas les civils. Il s’agit d’une règle édictée par l’ancien marquis, voyez-vous…

- Oncle Wang, répondit Chang Geng d’un ton neutre, je n’ai aucune intention de leur courir après et de causer des ennuis. Je ne suis pas un enfant indiscipliné.

- Dans ce cas, qu’est-ce que…

- Je souhaite visiter le Temple National et faire appel au Grand Maître Liao Ran. Je lui ai dit que je viendrais.

L’expression du vieux concierge se complexifia à nouveau. Si le maréchal rentrait pour découvrir qu’en son absence, le petit prince l’avait trahi et s’était enfui au monastère… il osait à peine imaginer la réaction de Gu Yun. Cela ne revenait-il pas pratiquement à le cocufier ?

Mais, pour l’instant, la chose la plus importante à faire était de remonter le moral du filleul du marquis. Il n’y avait rien que le vieux domestique puisse faire, aussi serra-t-il les dents et le laissa-t-il faire, convoquant une rangée de gardes pour escorter le jeune homme jusqu’au Temple National comme s’il se préparait à la guerre. Une telle arrivée – c’était comme s’ils venaient provoquer les moines en duel.

Liao Ran avait déjà préparé le thé, et ne sembla pas du tout surpris de voir Chang Geng, comme s’il avait déjà anticipé son arrivée. Il l’invita aimablement à s’assoir, lui servit une tasse de thé et demanda à son novice d’apporter un pinceau, du papier et un brasero pour se débarrasser des déchets, se tenant prêt pour une longue discussion. Cela faisait à peine deux semaines qu’ils s’étaient rencontrés, mais Liao Ran découvrit que la confusion et l’anxiété qui plissaient le front du jeune homme s’étaient évaporées. Il se mouvait avec dignité, calme et résolution, telle une nymphe s’étant libérée de la première couche de sa chrysalide avant sa métamorphose en papillon.

Chang Geng le remercia gracieusement, puis accepta le thé et en prit une gorgée, seulement pour manquer de la recracher sur le champ. Lors de leur dernière rencontre, ce moine lui avait dit qu’il serait accueilli dans le temple avec un bon thé. Il devait s’agir d’une pure plaisanterie, car le breuvage qu’il avait fait infuser ne ressemblait à aucun thé que Chang Geng ait déjà goûté. Il était tellement amer qu’il lui brûla la langue, et ne possédait aucune des fragrances du thé.

- Qu’est-ce que c’est ?

Liao Ran écrivit avec un sourire : Du thé kuding[3]. Il éclaircit le champ de vision et encourage la circulation. Il peut également apaiser l’anxiété et aider à dormir.

Chang Geng réfléchit un instant, puis dit :

- N’est-ce pas identique au gualu ? J’en ai déjà bu à la Résidence du Marquis, il me semble…

Ce n’est pas aussi dégoûtant. Le pinceau de Liao Ran se mut sur le papier : Il s’agit de la variété qui a de petites feuilles. Ça, c’est la variété de gualu qui a de grandes feuilles.

Les mots « grandes feuilles » semblaient relativement impressionnants, et Chang Geng était sur le point d’en faire l’éloge, lorsque le moine fit preuve d’honnêteté et continua à écrire : La variété à grandes feuilles est moins chère.

Chang Geng ne trouva rien à dire. Il observa les tasses du moine. Les tasses étaient de bonne qualité, et elles étaient extrêmement propres, mais elles avaient inévitablement été cabossées à force d’être utilisées. Le bord d’un certain nombre d’entre elles était ébréché.

La résidence de ce moine est simple et rudimentaire. J’implore le pardon de Son Altesse, écrivit Liao Ran.

Aux yeux de Chang Geng, la capitale était incroyablement décadente. C’était comme si tout le monde était riche, et que l’intégralité de la ville retentissait d’extravagants divertissements. Les Occidentaux disaient que la capitale de l’empire du Grand Liang était pavée d’or, et ce n’était pas loin de la vérité. Mais, pour une raison inconnue, toutes les personnes que Chang Geng connaissait étaient ruinées. Pour Shen Yi, cela allait sans dire – il avait la mine amère d’un homme dont la famille de fermiers était pauvre depuis des décennies. Et Gu Yun possédait toute une résidence, mais ce n’était qu’une coquille vide. Sans parler de la façon dont il s’était empressé de traîner Chang Geng au palais à la première heure, le jour du Nouvel An, pour profiter de la fortune de l’empereur. Et, à présent, il se tenait devant Liao Ran, qui lui servait du thé dans des tasses ébréchées.

- Le Temple National reçoit de nombreuses offrandes et, pourtant, le Grand Maître se contente de la simplicité. Vous êtes vraiment du genre à suivre une voie éloignée des préoccupations mondaines.

Liao Ran sourit et écrivit : Ce moine a arpenté le monde et s’est habitué à la pauvreté. Je m’excuse de ne pouvoir traiter mon honorable invité correctement.

- J’ai entendu dire que vous étiez monté sur les dragons de fer pour vous rendre sur les terres étrangères de l’ouest. Êtes-vous allé répandre les enseignements bouddhistes ? demanda Chang Geng.

Mes talents sont peu nombreux et mes connaissances superficielles. Je n’ose imiter les éminents moines qui voyageaient jadis. Je voyage seulement pour voir le monde et ses habitants, écrivit le moine.

Chang Geng prit une autre gorgée de kuding, le trouvant plus amer à chaque minute qu’il passait à le savourer, sans aucun arrière-goût sucré. Il l’avala avec déception.

- J’ai grandi dans un petit village frontalier et n’ai jamais traversé ses petites frontières. Après être venu dans la capitale, j’ai rarement quitté la Résidence du Marquis. Peut-être me suis-je un peu trop contenté de mon petit coin du monde. Mais j’ai toujours eu le sentiment que toutes les joies et les peines du monde étaient les mêmes et que, si j’accueillais celles des autres, je n’aurais aucune place pour les miennes.

Si votre cœur ne contient qu’un petit recoin, écrivit Liao Ran, les inquiétudes de la taille d’une maison devront être serrées dans ce petit recoin. Si votre cœur est aussi vaste que le monde, les inquiétudes de la taille d’une montagne ne seront rien de plus qu’une goutte dans l’océan.

Chang Geng resta figé, stupéfait, pendant un long moment, regardant Liao Ran placer les feuilles de papier usagées dans le brasero les unes après les autres et les réduire en cendres.

- Grand Maître, ce jour-là, vous m’avez dit : « Ceux qui n’ont pas connu la souffrance ne croient en aucun dieu ni Bouddha. » A présent, j’ai connu la souffrance, et je suis venu faire appel aux dieux et aux bouddhas. Je vous en prie, guidez-moi.

 

 

[1] Ou « petit Nouvel An », qui se déroule le quinzième jour du premier mois.

[2] Céramique d’origine chinoise, connue sous le nom de 青瓷 (qingci : « porcelaine verte »).

[3] Thé utilisé en médecine traditionnelle chinoise, connu pour son amertume.

 

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