Chapitre 25 : Séparation imminente

 

 

 

L’Abbé Liao Chi s’approcha avec son joli petit shidi sur les talons et s’inclina devant Gu Yun en signe de salutation. Avec un sourire qui froissa son visage d’une multitude de rides tel un chrysanthème coréen en pleine éclosion, il dit :

- Monseigneur, après tant d’années, votre port gracieux n’a pas changé. Voilà qui fait la fortune de l’intégralité de l’empire du Grand Liang.

L’estomac de Gu Yun commença à devenir douloureux à la vue de l’affreux visage du vieil homme. Il songea : Tu m’en diras tant. Tu n’as pas réussi à me maudire jusqu’à ce que mort s’ensuive, après tout. Bien entendu, en tant que Marquis de l’Ordre, Gu Yun ne pouvait pas piquer une crise de nerf ; il devait conserver ne serait-ce qu’un semblant de dignité. Aussi se contenta-t-il d’acquiescer d’un air serein.

- C’est grâce à votre bénédiction, Grand Maître.

Liao Ran, le beau petit moine, accomplit les gestes traditionnels pour lui témoigner son respect, mais sa bouche souriante ne prononça aucune salutation. Gu Yun ne put s’empêcher de lui jeter un autre coup d’œil. Liao Chi expliqua :

- Monseigneur, veuillez ne pas lui en tenir rigueur. Bien que mon shidi ait un excellent niveau de compréhension et ait beaucoup avancé dans son étude de la doctrine bouddhiste, il a fait le vœu du silence.

Gu Yun le dévisagea. Ce Liao Ran était muet.

Le moine nommé Liao Ran fit un pas en avant et tendit la main vers Gu Yun. La peau de ce moine était si pâle qu’elle était presque éblouissante, ce qui rendait ses yeux et ses sourcils encore plus sombres par contraste, comme du bois brûlé tombé dans la neige. S’il n’avait pas été moine, il aurait assurément eu de longs cheveux noirs comme l’encre et, avec ces lèvres rouges et ces dents blanches, il aurait presque pu être une créature féérique taillée dans la porcelaine.

Gu Yun fronça légèrement les sourcils. Qu’est-ce qu’il fait, il me bénit ?

- Le bien-être de monseigneur est en lien direct avec la sécurité de nos frontières, expliqua Liao Chi. Vous devez bientôt quitter la capitale, c’est pourquoi mon shidi souhaite vous bénir et vous apporter la sécurité.

Gu Yun ricana.

- Tous mes remerciements au Grand Maître, mais ce ne sera pas nécessaire. Je n’ai pas récité un seul sutra de ma vie et n’ai jamais allumé un bâton d’encens en guise d’offrande ; je ne veux pas embêter le Bouddha.

- Amitabha Bouddha[1], le Bouddha offre la délivrance à tous les êtres vivants, sans limite. Monseigneur, vous faites erreur.

Les simples mots « Amitabha Bouddha » donnèrent à Gu Yun l’envie de frapper quelqu’un. Sa patience avait atteint ses limites – il ne voulait pas continuer à déblatérer avec eux, aussi prit-il congé en disant d’une voix glaciale :

- Sa Majesté attend. Je ne peux pas m’attarder plus longtemps. Je ferai appel au Grand Maître un autre jour, alors veuillez m’excuser.

Sur ce, il traina Chang Geng dans les profondeurs du palais, suivant Zhu Xiaojiao. Chang Geng ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière. Liao Ran n’avait pas du tout été affecté par l’attitude de Gu Yun. Le moine était toujours aussi pieux que s’il se trouvait agenouillé au pied de Bouddha, ses lèvres articulant des mots silencieux – comme s’il forçait les bénédictions pour lesquelles il priait à suivre la forme fuyante de Gu Yun, que le marquis le veuille ou non. Il semblait dire : C’est de vous que dépend votre foi, mais c’est de moi que dépend votre délivrance.

 

***

 

Chang Geng était toujours en train de rêvasser lorsqu’il sentit un tiraillement sur son bras. Gu Yun chuchota, excédé :

- Pourquoi est-ce que vous fixez ce moine ? N’allez pas vous rendre aveugle.

Chang Geng détourna les yeux sans protester et demanda :

- Yifu, ce Grand Maître a dit que vous quittiez la capitale. Est-ce vrai ?

- Hum.

- Quand ? le pressa Chang Geng.

- Difficile à dire, dit Gu Yun. Cela dépend des intentions de Sa Majesté. Si je pars, vous serez le chef de maisonnée de la Résidence du Marquis ; votre parole fera loi. S’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, discutez-en avec Oncle Wang.

Il ne dit pas des choses telles que : Lisez vos livres et concentrez-vous sur vos études martiales car, dans ce domaine et malgré le fait qu’il soit son aîné, la diligence de Chang Geng faisait rougir Gu Yun de honte. En entendant cette révélation, Chang Geng resta profondément abasourdi pendant un long moment. Il parvint enfin à demander avec difficulté :

- Yifu ne prévoit pas de m’emmener avec lui ?

- Ah ?

Gu Yun était perplexe.

- Pour quoi faire ?

Chang Geng s’arrêta. Il n’avait jamais anticipé un tel obstacle. De Yanhui à la capitale, Gu Yun l’avait toujours gardé à ses côtés. Chang Geng n’avait jamais réfléchi au fait que, lorsque son jeune parrain reconduirait ses soldats au nord-ouest, il se trouverait à un demi-pays de distance. En un clin d’œil, Chang Geng rassembla toutes les pièces du puzzle pour réaliser que, pour son parrain, il n’était rien de plus qu’un petit enfant sans aucun exploit martial ou académique à son actif. Lorsque les soldats s’en allaient vers les terres frontalières, ils amenaient leurs épées, leurs lances et leur armure… mais qui emmènerait un pupille qui ne ferait que se mettre en travers de leur route ? Une fois que Gu Yun retournerait à la frontière nord-ouest, si les choses demeuraient paisibles, il rentrerait probablement à la capitale une fois par an pour faire un rapport sur l’accomplissement de ses devoirs. Mais s’il y avait le moindre conflit, qui sait combien de temps il y resterait ? Chang Geng avait déjà quatorze ans ; combien d’années de jeunesse lui restait-il avant son passage à la majorité, lorsqu’il aurait vingt ans ? Lorsque ce jour viendrait, il devrait quitter la protection du Marquis d’Anding et abandonner la Résidence du Marquis. Portant ce titre vide de sens qu’il avait gagné dans des circonstances incompréhensibles, il serait obligé de vivre seul dans la capitale, où il n’avait rien…

Et son parrain finirait par épouser une femme et avoir des enfants. A ce moment-là, se souviendrait-il encore du petit fardeau qu’il avait laissé grandir seul dans la Résidence du Marquis ? Ils se considéraient comme père et fils, mais le lien qui les connectait n’était rien de plus qu’un centimètre de mèche déchiquetée, qui serait réduite en cendres à la seconde où on y mettrait le feu. Au final, on le laisserait se noyer dans ses rêves sans fin.

A cette pensée, ce fut comme si l’intégralité du palais était devenu une cave à glace, l’aspirant dans un monde gelé. En le voyant s’arrêter brusquement, Gu Yun se retourna avec un air interrogateur.

- Je veux aller à la frontière avec vous. Je peux rejoindre l’armée ! laissa échapper Chang Geng, paniqué.

N’importe quoi. Il est déjà difficile de vous traîner jusqu’à la porte pour que vous alliez vous promener. Rejoindre quelle armée ? songea Gu Yun. Mais après presque six mois passés à vivre sous le même toit que le garçon, il avait plus ou moins découvert quelques astuces pour se comporter comme un membre respectable de l’ancienne génération. Il ne repoussa pas Chang Geng directement, mais afficha un sourire exagéré, presque faussement encourageant.

- Très bien ! Vous pourrez être notre officier d’état-major, à l’avenir, petite Altesse.

Chang Geng était sans voix. De toute évidence, Gu Yun avait découvert l’astuce pour élever un bambin de quatre ans dix ans trop tard. Le sentiment de détresse et de désespoir de Chang Geng avait été piétiné comme s’il était insignifiant, même pas ne serait-ce que légèrement pris au sérieux. Il referma silencieusement la bouche. Il ne continua pas à se battre en vain, mais observa intensément le dos mince de Gu Yun, comme s’il regardait un portail étroit qu’il devait absolument franchir, même s’il lui faudrait toute sa vie pour le faire.

L’Empereur Longan, Li Feng, était le grand frère de Chang Geng sur le papier, mais il était impossible de voir leur lien de sang sur leur visage. L’empereur ressemblait beaucoup plus à son défunt père. Techniquement, c’était la deuxième fois que Chang Geng le voyait et, cette fois, sans le chaos et la panique de leur première rencontre, il put mieux l’observer. Le nouvel empereur venait d’avoir trente ans, la fleur de l’âge, et il avait un visage beau et honnête. Même s’il n’avait pas été empereur, on aurait pu deviner qu’il s’en sortirait dans le vie, simplement en déduisant son caractère de son visage.

Chang Geng était une personne scrupuleuse, et il était devenu très doué pour lire l’expression des gens après être arrivé dans la capitale. Gu Yun parlait rarement de l’empereur, mais Shen-xiansheng était plus ouvert sur le sujet. Shen Yi se plaignait beaucoup de l’empereur en privé, et cela l’avait naturellement conduit à concevoir l’image d’une personne amère et mesquine. Mais, en réalité, ce n’était pas le cas.

Avant que Gu Yun n’ait pu faire un seul pas dans la pièce, l’Empereur Longan avait déjà ordonné à l’un des eunuques d’aller chercher le brasero.

- Je leur ai dit que l’Oncle Impérial viendrait tôt. Entre donc et réchauffe-toi, j’ai froid rien qu’à te regarder.

L’Empereur Longan appelait Gu Yun « Oncle Impérial » bien qu’en vérité, selon les règles de l’étiquette, ce ne soit pas tout à fait approprié. Le nom de famille de Gu Yun n’était pas Li, après tout. Que l’ancien empereur prononce de telles paroles tout en le choyant en privé était une chose, mais l’empereur actuel avec gardé ces habitudes d’enfance. Il ne prenait jamais de grands airs devant Gu Yun, le traitant avec une intimité chaleureuse et nonchalante, comme si ce visiteur n’était pas son sujet, mais un membre de sa famille.

- Le petit Chang Geng est là, lui aussi.

Li Feng regarda Chang Geng, puis soupira.

- Les jeunes gens se transforment vraiment de jour en jour – il n’était pas aussi grand, la dernière fois que je l’ai vu. Je viens seulement de monter sur le trône, alors je n’ai jamais un instant de paix. J’ai été tellement submergé par le travail, ces derniers mois, que je n’ai jamais eu la chance de t’accorder la moindre attention. Approche, laisse ton dage t’examiner.

Chang Geng s’était préparé à être méprisé. Il ne s’était pas attendu à ce que le dédain de l’empereur soit si subtil qu’il ne le percevrait pas. Dans cette Cité Impériale, toutes les dettes et rancœurs étaient dissimulées. A première vue, tout le monde s’appréciait et vivait en paisible harmonie.

Gu Yun et l’empereur échangèrent des plaisanteries et se souvinrent de quelques contes d’enfance. Au bout d’un certain temps, l’Empereur Longan offrit un peu d’ « argent du Nouvel An » à Chang Geng. En tant qu’enfant de la campagne ayant grandi à Yanhui, Chang Geng ne connaissait pas les coutumes de la société et du monde. Il connaissait seulement la règle : « n’accepte jamais un salaire sans avoir travaillé ». Alors qu’il écoutait Zhu Xiaojiao lister les cadeaux onéreux l’un après l’autre, il commença à se sentir mal à l’aise, et il soupçonna que la collecte de cette rente était la raison pour laquelle Gu Yun l’avait traîné au palais pour une audience aussi matinale avec l’empereur.

L’Empereur Longan s’enquit amicalement des progrès de Chang Geng dans ses études martiales et littéraires, puis dit :

- Tu es un descendant de notre famille Li. Tu dois être diligent et compétent afin de pouvoir partager les tâches de tes Frères Impériaux, une fois grand. Que souhaites-tu faire à l’avenir, Chang Geng ?

Chang Geng regarda Gu Yun et dit :

- Je veux devenir le garde personnel du maréchal et servir à ses côtés pour étendre nos frontières au nom de Sa Majesté.

L’Empereur Longan éclata d’un rire tonitruant et acclama les ambitions de Chang Geng à plusieurs reprises – il semblait extrêmement satisfait. Gu Yun prit sa tasse de thé et la sirota pour s’humecter la gorge. Il ne se joignit pas à la conversation, mais se contenta de sourire. Son sourire était si large que les coins de ses yeux se recourbèrent avec lui, aussi chaleureux que jamais. Et qui sera au service de qui ? songea Gu Yun avec une exaspération attendrie.

Il était passablement vexé, mais trouvait également ces paroles agréables à entendre, leur son se déployant telle une délicieuse spirale de ses oreilles à son cœur. Même le goût amer laissé par la vue de ces moines disparut.

- Tu as beau dire ça aujourd’hui, poursuit l’Empereur Longan d’un ton léger, la vie des soldats à la frontière est très difficile. Comment ton yifu pourrait-il supporter de te laisser souffrir de la sorte ?

Gu Yun entendit l’avertissement implicite de l’empereur.

- Il est évident que si j’osais amener le quatrième prince sur le champ de bataille, en tant que frère aîné, Sa Majesté ne me pardonnerait jamais, répondit-il avec tact.

Satisfait, l’Empereur Longan fit signe à Zhu Xiaojiao de s’approcher.

- Au cours de sa dernière visite, l’émissaire du pape a apporté une immense horloge comtoise, encore plus grande que les rocailles des Jardins Impériaux. C’est presque un petit pavillon et, toutes les heures, des marionnettes en émergent pour chanter et danser – c’est très vivant. Emmenez Chang Geng voir quelque chose de nouveau ; nous allons continuer à discuter avec notre Oncle Impérial.

Chang Geng savait qu’ils devaient parler affaires, aussi suivit-il gracieusement Zhu Xiaojiao. Zhu Xiaojiao se montra plein de sollicitude envers ce quatrième prince bien élevé aux origines complexes tandis qu’il le conduisait jusqu’au Pavillon Chaud. Ce « Pavillon Chaud » était un jardin semi-clos. Son plafond et ses murs étaient constitués de tuiles en verre coloré qui étincelaient à la lumière, et les parties ouvertes étaient équipées de braseros à vapeur. L’intérieur était aussi chaud qu’une source tout au long de l’année, débordant de fleurs vives tel un riche brocard.

La grande horloge comtoise qu’avait mentionnée l’Empereur Longan se trouvait en plein milieu, tel un morceau de paysage occidental ayant surgi parmi les montagnes. Chang Geng fut ému par la délicatesse de l’artisanat occidental, mais ne put totalement apprécier ces peintures de couleur vive. Une fois l’attrait de la nouveauté disparu, il perdit rapidement tout intérêt, et son regard finit par se poser sur un coin du Pavillon Chaud, dans lequel il aperçut une silhouette familière. Il s’agissait du moine qu’ils avaient rencontré sur le chemin du palais, Liao Ran.

Liao Ran ne pouvait pas parler. Il effectua quelques gestes rapides, et le novice situé derrière lui s’approcha instantanément de Chang Geng et présenta ses salutations.

- Votre Altesse, Zhu-gonggong, mon shishu et moi nous sommes vus accorder l’honneur de pouvoir profiter des Jardins Impériaux par Sa Majesté. Nous avons croisé le Prince Wei en chemin, et shifu s’est arrêté pour discuter avec lui, aussi l’attendons-nous là. Nous espérons ne pas avoir dérangé les déambulations de Son Altesse.

- C’est moi qui devrais m’excuser d’avoir importuné le Grand Maître, répondit poliment Chang Geng.

Liao Ran gesticula à nouveau. Qu’importe les mouvements qu’il effectuait, c’était avec une grâce légère comme celle des immortels ; il ne semblait absolument pas limité par son incapacité à parler. A côté de lui, le novice expliqua :

- Shishu dit qu’il s’est senti attiré par Son Altesse au premier regard et que, si vous avez le temps, à l’avenir, vous devriez visiter le Temple National, où vous serez accueilli avec un bon thé.

- Bien sûr.

Liao Ran tendit une main en direction de Chang Geng. Chang Geng ne comprenait pas ce qu’il avait l’intention de faire mais, après un moment d’hésitation, il tendit sa propre main en retour. Liao Ran s’en saisit et écrivit dans sa paume : Votre Altesse, croyez-vous en mon Bouddha ?

Chang Geng ne détestait pas les moines comme Gu Yun. Il aimait leur allure paisible et distante. Mais il n’avait pas la foi, car il n’avait aucune notion de ce qu’était la foi. Puisqu’il n’en comprenait l’essence, il était inutile de discuter de ses potentielles croyances. Mais Chang Geng ne voulait pas repousser Liao Ran de manière catégorique, aussi se contenta-t-il de sourire. A ce moment-là, Liao Ran comprit, mais il ne s’offusqua pas. A la place, un petit sourire s’étira sur son visage, et il écrivit dans la paume de Chang Geng, un mot après l’autre : Ceux qui n’ont pas connu la souffrance ne croient en aucun dieu ni Bouddha. C’est une bonne chose, une immense fortune.

Chang Geng sursauta. Le jeune homme regarda les yeux du moine muet, qui semblaient contenir toutes les manifestations de la nature en leur sein, et sentit soudain que la maladie qui couvait dans son cœur avait été perçue d’un seul coup d’œil. Tout à coup, Wu’ergu, Xiu-niang, ses mystérieuses origines et ses désirs innommables affluèrent dans son cœur tel un fleuve en crue et furent transpercés par ces mots aussi tranchants que des flèches : « Ceux qui n’ont pas connu la souffrance ne croient en aucun dieu ni Bouddha. »

Liao Ran pressa ses mains l’une contre l’autre pour s’incliner et fit mine de partir. Chang Geng s’empressa de l’appeler :

- Grand Maître, je ferai appel à vous au Temple National dans les jours qui viennent.

Liao Ran sourit et s’en alla, le novice sur son sillage.

A ce moment précis, il fut temps pour l’horloge du Pavillon Chaud d’indiquer l’heure. Une mélodie légère et enjouée commença à retentir, et Chang Geng tourna brusquement la tête pour voir douze petites portes s’ouvrir sur l’horloge comtoise et douze minuscules marionnettes en bois en sortir. Certaines jouaient d’un instrument, certaines dansaient, et d’autres haussaient la voix pour chanter. Lorsque la joyeuse mélodie s’acheva, elles s’inclinèrent et se retournèrent pour refranchir leurs petites portes. Et toutes les festivités touchèrent à leur fin.

 

***

 

Après ce jour, Gu Yun quitta la résidence encore plus tôt et rentra encore plus tard. L’Empereur Longan avait l’intention de l’envoyer en tant que représentant de l’empire du Grand Liang pour signer un                accord commercial avec l’émissaire du pape occidental. Un marché avait déjà été établi le long de la frontière des Régions Occidentales et, si tout se passait sans encombre, l’empire pourrait étendre les voies commerciales encore plus loin. Avec cette importante affaire sur les bras, il commença immédiatement à faire ses préparatifs pour partir. En plus de faire des allers-retours entre la capitale et le Camp Nord plusieurs fois par jour, Gu Yun devait également traiter avec le Ministère des Revenus avant son départ, surveillant attentivement la quantité d’or violet allouée à l’armée pour l’année. Il avait du travail jusqu’au cou.

Durant le seizième jour du premier mois, Gu Yun et Shen Yi rentrèrent tard, comme d’habitude. Leur départ avait été fixé au lendemain, et ils devaient discuter de certaines choses, aussi rentrèrent-ils ensemble à la Résidence du Marquis.

- Pourquoi Sa Majesté nous a-t-il remis Jialai Yinghuo pour l’escorter ? demanda Shen Yi. Ils n’ont pas peur qu’on exécute ce prince héritier barbare en secret sur la route ?

Gu Yun éclata d’un rire amer.

- Sa Majesté a repoussé ma requête d’augmenter notre allocation d’or violet, cette année. Il a dit que l’Institut Lingshu avait obtenu en secret la maquette d’un nouveau type de pantin mécanique de la part des Occidentaux, qui peut labourer et ensemencer les champs à la place des fermiers humains. C’est magique, sans nul autre pareil, et ça peut augmenter le rendement d’un hectare de moitié. Ils prévoient d’inaugurer ses débuts à Jiangnan cette année – c’est donc une autre dépense d’or violet, et ils ne peuvent vraiment pas nous en fournir plus. Qu’aurais-je pu dire ? Comment le Bataillon de Fer Noir peut-il arracher ces bénéfices au peuple ? Sa Majesté a également dit que le Bataillon de Fer Noir est l’outil précieux de la nation, c’est pourquoi nous sommes les seuls qu’ils ne peuvent pas court-circuiter. Ainsi, les dix pour cent additionnels du tribut annuel que les tribus barbares nous ont cédés nous seront octroyés pour compenser le déficit. Tu crois que j’oserai faire quoi que ce soit à ce prince héritier barbare ?

Les intentions de l’Empereur Longan étaient claires. Si on touchait à un seul cheveu du Prince Héritier Jialai, les créatures de fer du Bataillon de Fer Noir n’auraient plus aucun or violet pour fonctionner. Gu Yun devrait les pousser lui-même.

Shen Yi y réfléchit et n’eut rien d’autre à dire. Il se contenta de s’esclaffer avec colère. Alors qu’ils dépassaient les pantins de fer qui montaient la garde devant le portail de la Résidence du Marquis, Shen Yi demanda :

- C’est vrai. Avez-vous dit au quatrième prince que vous quitterez la capitale demain ?

Gu Yun se frotta le nez.

- Quoi ?

Gu Yun baissa la voix et murmura à son oreille :

- Je lui ai dit que je me rendais au Parc Xiangshan[2] avec Sa Majesté, et que je ne serais pas rentré demain soir. Si on le voit tout à l’heure, ne me trahissez pas.

Après un moment de silence, Shen Yi soupira.

- … Monsieur, vous avez un sacré toupet !

C’était également difficile pour Gu Yun. Depuis qu’il avait accidentellement laissé échapper ce minuscule indice suggérant qu’il pourrait bien retourner à la frontière, Chang Geng était devenu complètement bizarre. Avant, il se montrait diligent dans son entraînement martial mais, à présent, il était dangereusement insouciant. Hier encore, il s’était blessé au poignet dans la matinée et, sans se soucier de son articulation aussi enflée qu’un petit pain à la vapeur, était tout de même allé faire du tir à l’arc dans l’après-midi. Il avait terrorisé son maître d’arts martiaux, au point que l’homme se présentait chaque jour devant Gu Yun pour s’excuser de manière préventive.

Gu Yun avait le sentiment que Chang Geng s’accrochait un petit peu trop à lui. Les autres pères et fils étaient-ils aussi… écœurants ? Il n’avait aucune expérience, aussi n’en était-il pas certain. Mais il avait l’impression que ce petit gilet matelassé qui lui servait de fils était un petit peu trop douillet. Le porter couvrait tout son corps de sueurs, tel un petit fardeau réconfortant.

Ils traversèrent la Résidence du Marquis côte-à-côte. Dès qu’ils franchirent les portes, ils découvrirent que, malgré l’heure tardive, la résidence était vivement éclairée, et personne ne dormait. Une petite fille vêtue de couleurs criardes jaillit tel un pétard et cria par-dessus son épaule :

- Dage, dage, le marquis est de retour !

Gu Yun était choqué. Depuis quand y a-t-il une fille qui vit dans cette résidence ? Le saule situé dans l’entrée a-t-il cultivé jusqu’à devenir un esprit ? Mais, en y regardant de plus près, la « petite fille » était en fait Cao Niangzi. Il s’était paré d’une tenue somptueuse, telle une jouvencelle – une jouvencelle qui semblait prête à célébrer joyeusement le Nouvel An, qui plus est.

Gu Yun était abasourdi.

- Qu’est-ce que tu fabriques ?

- Chang Geng-dage a dit que c’était ton anniversaire, aujourd’hui ! Il a dit à tout le monde d’attendre que tu rentres, dit Cao Niangzi. Le Général Shen est là, lui aussi ! C’est parfait, on va pouvoir manger des nouilles ensemble.

- Magnifique ! Je suis arrivé pile au bon moment ! approuva Shen Yi avec enthousiasme.

Alors qu’il parlait, il lança un coup d’œil éloquent à Gu Yun, faisant adroitement passer le message avec ses yeux : On se sent coupable, sale menteur ?

 

 

[1] Salutation traditionnelle bouddhiste entre moines et/ou fidèles. Fait référence à un bouddha qui règnerait sur la « terre pure » (équivalent du nirvana) ; le fait d’invoquer son nom permettrait d’accéder au paradis et serait gage de protection.

[2] Littéralement « Jardin public des collines parfumées » : jardin impérial de la dynastie Ming situé au pied des montagnes de l’ouest, dans la partie nord-ouest de Pékin.

 

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