Chapitre 57 : Affaire classée

 

 

 

- C’était une journée froide, obscurcie par des nuages noirs et un vent violent. Cet esclave distribuait des bonbons porte-bonheurs aux différentes concubines impériales. Lorsque je suis sorti du Palais Caiwei, il se trouve que j’ai vu sortir la Concubine Impériale Mu-niangniang, alors je me suis retiré contre le coin du mur. C’est à ce moment-là que j’ai entendu quelqu’un réprimander une autre personne. J’ai jeté un coup d’œil et aperçu l’eunuque en charge du Palais Caiwei se disputer avec Tante Fuling à l’intérieur.

- Pourquoi avez-vous gardé le silence concernant cette affaire durant le premier procès ?

Le hall était silencieux, à l’exception du son d’un scribe rédigeant le rapport. Quelques lampes avaient été allumées. Kong Qiu, qui avait mené l’enquête pendant plusieurs nuits d’affilée, avait déjà bu beaucoup de tasses de thé fort. A cet instant, ses deux mains étaient jointes devant lui tandis qu’il interrogeait Yinzhu, qui était agenouillé dans le hall.

La bouche de Yinzhu s’ouvrit et se referma.

- Pour répondre à Son Excellence, cet esclave pensait qu’il s’agissait d’une affaire triviale. Et à cause du vent violent, ce jour-là, je n’ai vraiment pas entendu ce à propos de quoi ils se disputaient. Alors j’ai craint de donner la mauvaise réponse.

- Si tel est le cas, pourquoi vous êtes-vous subitement confessé ? demanda Fu Linye.

Yinzhu tordit le coin de ses vêtements et déglutit avec panique et appréhension. Il lui fallut déployer de grands efforts pour répondre d’une petite voix :

- J’étais terrifié par les passages à tabac de ce vieux garde de la prison… Depuis que j’ai été jeté en prison, j’ai écouté le bruit des flagellations chaque nuit. Le parrain de cet esclave a été à demi battu à mort jusqu’à ce qu’il ait tout confessé, en dépit de toute pertinence. Cet esclave est vraiment effrayé, à présent…

- Vous vous trouvez dans les lieux solennels de la salle d’interrogatoire. Comment osez-vous radoter à n’en plus finir ?! le réprimanda Fu Linye d’une voix sévère.

Yinzhu avait tellement peur de lui qu’il trembla et bafouilla, agenouillé sur le sol :

- Cet esclave… ne savait pas qu’elle commettrait un acte aussi méprisable !

- Il est facile de confesser sous la torture. Les mots de cette personne ne peuvent être crus, dit Fu Linye à Kong Qiu. Comment une telle confession peut-elle être soumise devant l’Empereur ?

- Les discussions détaillées du troisième procès sont toutes consignées par écrit. Que cela soit vrai ou non, Sa Majesté rendra seul son jugement, dit Kong Qiu. Une fois que la déclaration a été retranscrite et recopiée, l’Aîné du Secrétariat aura également besoin d’une copie.

Fu Linye ne s’était pas attendu à ce que Cheng Yaojin[1] sorte de nulle part alors que l’affaire avait déjà progressé jusqu’à un tel stade. Il pouvait piétiner Xiao le Second car il était certain que Xiao le Second ne pouvait pas contre-attaquer, cette fois-ci. Un Yuan Liu dont le nom ne pouvait être lavé signifiait que le nom de Xiao le Second ne pouvait pas être lavé non plus. Qui aurait pu deviner que le Palais Caiwei tomberait avec lui ? C’était parfait. Tout le monde était corrompu. Pouvaient-ils seulement continuer à mener l’enquête sur cette affaire ?

Fu Linye avait immédiatement pu voir que ce Yinzhu n’était pas un homme simplet. Il avait attendu le troisième procès avant d’accepter de parler. Quelqu’un l’avait très probablement implanté là pour attendre !

Fu Linye brûlait d’angoisse. Il était différent de Wei Huaixing, qui avait le Clan Wei derrière lui, tandis que le Clan Wei avait lui-même des liens avec d’autres clans. Même si Wei Huaixing ne pouvait s’expliquer, il s’en sortirait avec un châtiment basé sur l’issue de l’enquête. Mais lui ? Il n’avait aucun clan influent sur lequel s’appuyer !

En voyant son expression se modifier plusieurs fois, Kong Qiu dit :

- Le Palais Caiwei est le harem impérial, après tout. S’il n’est pas approprié que nous, ministres externes, y menions l’enquête, nous devons tout de même discuter de cette affaire avec l’Empereur. Votre Excellence Fu, rentrez et reposez-vous. Nous nous reverrons devant l’Empereur.

Fu Linye se redressa sur ses jambes. Bien qu’il soit anxieux, il pouvait encore plaquer un sourire sur son visage tandis qu’il joignait les mains en signe de respect devant Kong Qiu et se retirait à la hâte.

En cet instant, le ciel était encore noir et âprement froid. Fu Linye pressa le palefrenier. La voiture à cheval écrasa bruyamment la neige tandis qu’elle se précipitait vers le Pavillon Ouhua. Soulevant l’ourlet de sa robe, il en descendit et gravit les marches avec empressement.

Xi Hongxuan, qui était féru de musique d’opéra, était en train de discuter de ses nouveaux travaux avec Shen Zechuan. Shen Zechuan en avait assez de la robe des Gardes-du-corps Impériaux, aussi portait-il un vêtement à larges manches tandis qu’il s’appuyait sur sa chaise et écoutait, tout en ouvrant et refermant l’éventail dans sa main.

Fu Linye ne s’attendait pas à la présence de Shen Zechuan lorsqu’il entra à la volée. Shen Zechuan referma doucement son éventail et ferma les yeux sur le triste spectacle que présentait Fu Linye. Sans se lever pour l’accueillir, il dit avec un sourire :

- Son Excellence le Censeur est arrivé à peine trop tard. Vous avez manqué le meilleur moment.

Xi Hongxuan était quelque peu contrarié. Il congédia la maquerelle qui était arrivée à la hâte et lui demanda de fermer la porte. Il ne se leva pas non plus, et laissa simplement Fu Linye s’assoir avant de dire :

- Linye, pourquoi êtes-vous venu ici ? Vous auriez dû envoyer quelqu’un à l’avance pour m’en informer ! Ce n’est qu’à quelques pas. Fallait-il vraiment que vous vous hâtiez de la sorte et vous déshonoriez ?

Non seulement Fu Linye était plus âgé que Xi Hongxuan, mais son grade était supérieur au sien. Pourtant, il se faisait à présent sermonner par Xi Hongxuan comme on réprimanderait un junior. Cela le rendit mécontent. Il détestait la façon dont Xi Hongxuan prenait de grands airs.

- C’est extrêmement urgent !

C’était comme si Fu Linye n’avait pas entendu ses remontrances. Il sourit tout en soulevant sa robe pour s’assoir.

- Je me suis rué ici le plus tôt possible après avoir quitté le Ministère de la Justice, dit-il. Alors osez me dire que ce n’est pas urgent.

Ce n’est qu’à ce moment-là que Xi Hongxuan demanda :

- Quel est le problème ?

Fu Linye regarda Shen Zechuan. Shen Zechuan leva son éventail et dit :

- J’ai été malpoli.

Sur ce, il fit mine de se lever. Xi Hongxuan s’empressa de dire :

- Lanzhou, que faites-vous ? Asseyez-vous. Nous sommes dans le même bateau, contre vents et marées. Que pourriez-vous bien ne pas pouvoir entendre ? Linye, allez-y, dites-moi ! Ne reconnaissez-vous donc pas Shen Lanzhou ? Il s’agit du grand professeur de notre Clan Xi !

Initialement, Fu Linye n’avait considéré Shen Zechuan que comme un laquais qui travaillait pour le Clan Xi pour tenter de survivre. Qui aurait pu deviner que Xi Hongxuan le tiendrait en si haute estime ?

Mais, ce soir, Fu Linye était effectivement arrivé au mauvais moment. S’il était arrivé un peu plus tôt, ou un peu plus tard, Xi Hongxuan n’aurait pas parlé de Shen Zechuan en si bons termes. Mais ils venaient tout juste de finaliser la suite du plan pour réprimer le Clan Yao, refermant la boucle autour du cou de ce dernier. Xi Hongxuan était justement en train de songer à montrer son respect à Shen Zechuan. Maintenant qu’il l’avait élevé, il ne pouvait plus le traiter en ami comme il aurait aimé le faire à l’avenir.

Shen Zechuan sourit et regarda Fu Linye. Sachant ce qui était attendu de lui, Fu Linye dit immédiatement avec tact :

- Votre Excellence le Juge, veuillez vous assoir, je vous prie.

Xi Hongxuan déplaça sa jambe pour poser le pied sur la peau de tigre et dit :

- Allez-y. Quelle est l’urgence ?

- Tout à l’heure, dit Fu Linye, j’exerçais mes fonctions de jury au Ministère de la Justice et j’ai entendu dire que Fuling, qui a incité Guisheng à exécuter l’assassinat, était en lien avec le Palais Caiwei. Second Jeune Maître, celle qui vit au Palais Caiwei est la Concubine Impériale Mu-niangniang. Cette affaire va être présentée à l’Empereur demain matin. Lorsque l’heure viendra, nous n’aurons plus à enquêter que sur Xiao le Second !

Xi Hongxuan posa sa main sur sa jambe pour se soutenir. Après un moment de silence, il dit à Shen Zechuan :

- Vous ne le savez pas – j’ai oublié de vous en parler plus tôt, mais notre homme est lié à Mu Ru.

Il était probable que Xi Hongxuan n’avait non pas oublié de le mentionné, mais n’avait pas voulu le mentionner. Pendant tout ce temps, il avait été sur ses gardes et n’en avait pas soufflé mot. Shen Zechuan ne le savait que trop bien et dit :

- Mu Ru n’était-elle pas la femme de Pan Rugui, à l’origine ? Je me souviens de son petit frère.

- C’est exact.

Xi Hongxuan ne désirait pas dire la vérité et ne raconta que la moitié de l’histoire.

- Pan Rugui est mort. Elle n’a nulle part où aller, n’est-ce pas ? A l’époque, lorsque sa résidence a été fouillée et dévalisée, ils voulaient la libérer de la résidence de Pan Rugui et faire d’elle une courtisane officielle. Mais Sa Majesté ne pouvait supporter de la laisser en devenir une, aussi m’a-t-il demandé de l’aider. Je me suis servi de cette amitié que je partageais avec Yanqing et l’ai permutée. Ensuite, j’ai trouvé une résidence pour permettre au frère et à la sœur de ce cacher. Plus tard, Sa Majesté n’a pu en supporter davantage et a insisté pour la faire entrer au palais. L’Aîné du Secrétariat Hai en a même fait une scène. Vous êtes au courant.

Shen Zechuan ne semblait pas vraiment s’en soucier. Il acquiesça et dit :

- J’en ai entendu parler. Cela n’augure donc rien de bon. Cette affaire aurait déjà dû être classée. Pourquoi de nouvelles complications apparaissent-elles ?

En disant cela, il tourna les yeux vers Fu Linye. Bien qu’il l’ait dit avec un sourire, c’était comme s’il blâmait Fu Linye de ne pas avoir été suffisamment attentif. Xi Hongxuan grimaçait, lui aussi.

- Vous êtes dans le jury pour superviser, dit-il. Ne pouvez-vous donc pas songer à un moyen de régler ce problème ? Cela ne fera que causer des ennuis, si c’est présenté devant l’Empereur.

Fu Linye avait de nombreuses plaintes, lui aussi, mais il n’eut d’autre choix que de dire :

- Second Jeune Maître, mes mots n’ont que peu de poids. C’est de Kong Qiu que nous parlons ! C’est un homme obstiné qui n’écoute aucun conseil. C’est l’homme de l’Aîné du Secrétariat. Comment pourrait-il m’écouter ? Notre première priorité est de décider que faire ensuite. Si la Concubine Impériale Mu-niangniang est également impliquée, qui osera encore continuer de mener l’enquête ? Je crains que même Sa Majesté n’en ait pas le désir !

Xi Hongxuan y réfléchit avec irritation, puis demanda :

- Où est ce Yinzhu ?

Fu Linye comprit instantanément son intention et s’empressa d’agiter les mains en disant :

- Nous ne pouvons pas le tuer ! Second Jeune Maître, l’Aîné du Secrétariat Hai est sur le qui-vive. Si nous le réduisons au silence à ce stade critique, cela ne fera que lui prouver que nous sommes suspects !

- Tout se passait bien, au début. Comment le Palais Caiwei est-il brusquement sorti de nulle part ?!

Xi Hongxuan couvrit sa tasse de thé avec le couvercle et dit :

- Non. Nous ne pouvons pas continuer à enquêter sur cette affaire. Demain matin, devant l’Empereur, nous devons réfléchir à un moyen d’empêcher Sa Majesté de songer à des investigations supplémentaires.

Mu Ru était encore utile. Ils ne devaient laisser personne la faire tomber maintenant. Fu Linye s’agita dans son siège et dit :

- C’est vrai. Mieux vaut tout mettre sur le dos de Fuling ! Clore cette affaire aussi vite que possible, et tout le monde pourra pousser un soupir de soulagement. Mais, au vu de la façon dont Kong Qiu me regarde, il veut clairement aller à la racine du problème !

- Le cœur du problème est l’Aîné du Secrétariat Hai, dit Shen Zechuan en pressant ses doigts contre la tasse de thé pour les réchauffer. C’est Hai Liangyi qui a corrigé les papiers de Kong Qiu lors de l’examen impérial, à l’époque, alors Kong Qiu pourrait en partie être considéré comme un étudiant de Hai Liangyi que Hai Liangyi aurait sélectionné pour être promu. Généralement, il a le plus grand respect pour Hai Liangyi.

- Hai Liangyi veut l’envoyer au Grand Secrétariat. Il s’occupe de toutes ses affaires à merveille. Il a également le bon âge, et il vient d’une famille humble de la Commanderie de Chijun. Il coche toutes les bonnes cases, pour Hai Liangyi, dit Xi Hongxuan. Quel manque de chance ! Nous avons tendu un piège à Xiao le Second, et ils ont tous secrètement apprécié le spectacle tandis qu’ils attendaient de voir Xiao le Second souffrir en silence. Maintenant qu’il s’est passé quelque chose, ils veulent tous feindre l’ignorance après en avoir bénéficié.

- Faisons cela, dit Shen Zechuan. Votre Excellence Fu, lorsque la confession sera présentée devant l’Empereur demain matin, ne mentionnez pas le Palais Caiwei. Dites simplement que le nom de l’Armée Impériale n’est pas encore lavé. Yuan Liu n’a pas encore admis sa culpabilité, n’est-ce pas ? C’est une opportunité. Tant que Yuan Liu est encore dans les parages, Xiao-er a accepté des pots-de-vin. Il ne sera pas capable de se laver de tout soupçon.

Fu Linye se massa la jambe et dit :

- Mais, même si nous ne le mentionnons pas, Kong Qiu l’abordera malgré tout ! Nous ne pourrons pas le dissimuler !

- Il faut réparer l’enclos même une fois le mouton perdu[2], dit Shen Zechuan en ouvrant peu à peu son éventail, avant de le refermer. L’autre jour, le discours de Son Excellence devant l’Empereur était un discours vertueux « pour l’amour de l’empire et de l’état ». Si vous deviez changer votre déclaration pour une confession qui n’a pas encore été vérifiée, alors je crains que Sa Majesté n’en vienne également à questionner votre loyauté. Alors pourquoi ne pas vous agripper à Xiao-er et adopter ainsi un air plus « honnête » ?

- C’est exact ! dit Xi Hongxuan. Nous ne pouvons être confus pour le moment. Puisque vous vous êtes déjà avancé pour faire entendre votre position, il ne serait pas du plus bel effet que vous vous retiriez maintenant. Contentons-nous de continuer ainsi. Quant au reste, j’ai naturellement mes méthodes. L’aube arrive bientôt. Vous ne devez pas rester trop longtemps. Rentrez d’abord prendre un bain et changer de vêtements. Observez la direction dans laquelle le vent souffle lorsque vous serez devant l’Empereur et improvisez comme la situation l’exige.

Fu Linye était arrivé à la hâte, et repartit à la hâte sans même boire une gorgée de thé. Dès qu’il s’en fut allé, Xi Hongxuan cracha dans son dos.

- S’il n’avait pas été si avide d’un succès rapide et de gains instantanés et avait rapporté l’affaire des soies de Quancheng de Xiao le Second aux autorités sans en dire un mot ce jour-là, Hai Liangyi ne l’aurait peut-être pas remarqué, dit Xi Hongxuan, se sentant en colère. Ceux qui viennent de foyers pauvres et humbles sont ceux qui manquent le plus de perspicacité ! Pour cette seconde de gloire, il n’a même pas osé nous en informer préalablement. Voyez ce qu’il se passe, maintenant ? C’est un beau gâchis des pions que Yanqing nous a laissés ! Après ça, Xiao le Second va surveiller attentivement les livres de compte. Il sera difficile d’y revenir plus tard.

- La position et la richesse sont la maladie des riches, dit Shen Zechuan. A présent, nous devons l’empêcher d’interférer avec nos plans. Comment l’affaire des Huit Grandes Divisions de Formation avance-t-elle ?

- Le petit frère de Han Cheng a repris le poste, dit Xi Hongxuan. Xiao le Second a placé les Huit Grandes Divisions de Formation au sein d’un réseau de relations lourdement fortifié. Nous ne pourrons pas mettre la main dessus facilement. Et dire qu’il est parvenu à garder tous les postes importants entre ses mains en une si courte durée. Il ne sera pas simple de les démanteler.

- Malgré tout, il y a également des descendants des Huit Grands Clans parmi les soldats qu’il a sélectionnés pour une affectation, dit Shen Zechuan en souriant. Vous avez encore une chance.

Lorsque Shen Zechuan émergea et monta dans la voiture, il vit un guqin placé à l’intérieur. Qiao Tianya souleva le rideau. Portant le visage d’un homme robuste, il dit :

- Ce qin est à moi. Maître ne doit pas le jeter. Il m’a fallu déployer quelques efforts pour l’obtenir.

- Il a l’air d’avoir de la valeur, dit Shen Zechuan sans le toucher. Où avez-vous obtenu l’argent ?

Qiao Tianya s’esclaffa joyeusement.

- Une récompense de la part de ces demoiselles.

Mais, de toute évidence, ce qin était un objet que l’argent ne pouvait acheter. Qiao Tianya ne souhaitait pas en parler car cela avait très probablement quelque chose à voir avec sa famille. Aussi Shen Zechuan ne l’interrogea-t-il pas plus.

Comme d’habitude, la voiture à cheval ramena Shen Zechuan chez lui pour qu’il se rafraîchisse. Après avoir changé de vêtements, il entra au palais.

 

***

 

Li Jianheng congédia l’audience du matin et dit à tous les fonctionnaires importants de s’assoir dans le Hall Mingli. Il lut lui-même l’intégralité de la confession et resta silencieux un long moment.

Hai Liangyi venait seulement de se remettre de sa maladie, aussi Li Jianheng demanda-t-il à quelqu’un de lui servir un bol de lait de chèvre chaud. Il avala quelque gorgées. Personne ne prononça un seul mot dans le hall.

- Pourquoi reparlons-nous du Palais Caiwei ? demanda Li Jianheng. Yuan Liu n’a pas encore fini d’être interrogé.

- Cette affaire concerne le harem impérial, répondit Kong Qiu, aussi Sa Majesté devrait-il être celui qui prendra la décision.

Li Jianheng devint immédiatement nerveux et dit :

- Quelle décision ? Même si elle s’est rendue au Palais Caiwei, il est… impossible que cela ait quelque chose à voir avec la Concubine Impériale Mu. Qui sait si ce qu’il dit est vrai ou faux ?

Hai Liangyi dit d’une voix sévère :

- Evidemment que c’est faux.

- Exactement, c’est faux !

Hai Liangyi l’appuyant, la voix de Li Jianheng se fit plus forte et plus claire.

- Les eunuques sont les pires traîtres. Pour survivre, quel genre de mensonge ne pourraient-ils pas confectionner ? Il pensait pouvoir sauver sa vie en se rapprochant de la Concubine Mu ; je vais faire rouler sa tête absurde et embrouillée !

- Malgré tout…

Xiao Jiming, qui n’avait pas prononcé un mot concernant cette affaire, leva les yeux.

- Cela concerne la sécurité du Fils des Cieux. Nous ne pouvons négliger quoi que ce soit concernant certaines affaires.

Il fit mouche à la seconde où il ouvrit la bouche.

- Nous ne pouvons évidemment pas bâcler l’affaire, dit Wei Huaixing. Nous n’avons pas encore mené l’enquête sur Yuan Liu, avons-nous…

- L’enquêteur principal de cette affaire est le Ministre de la Justice. Les Censeurs en Chef Droit et Gauche de la Cour de Contrôle Judiciaire ainsi que les Gardes-du-corps Impériaux font partie du jury. Son Excellence Wei est intervenue à plusieurs reprises. C’est inapproprié, dit Xiao Jiming avec calme et courtoisie, donnant même le temps à Wei Huaixing de parler.

Mais Wei Huaixing n’osa pas poursuivre. Ainsi, Xiao Jiming continua :

- Cette affaire concerne l’Armée Impériale et le harem impérial ; il aurait fallu éviter de faire une scène devant tout le monde. Ce n’est pas la réputation de tout le monde qui est en jeu, mais la dignité de Sa Majesté. Plus de dix jours se sont écoulés depuis que l’affaire s’est produite. Il n’y a toujours aucune preuve concernant le Juge de l’Armée Impériale, et aucune clarté concernant la confession en provenance de la maison close. Tout a été retardé entre les mains du Censeur Investigateur de l’Agence de Surveillance Principale. D’après ce que je peux voir, ni l’enquêteur principal, ni le jury n’ont fait leur travail. Laissons de côté la perte de temps et d’énergie pour le moment ; c’est le fait d’avoir outrepassé l’autorité qui est le réel problème.

Fu Linye songea aux propos qu’avait tenus Xi Hongxuan la veille. Il se trouvait à nouveau dans une position difficile face à Xiao Jiming. Mais, lorsqu’il vit que Li Jianheng n’avait pas prononcé un mot, et que Hai Liangyi ne semblait pas avoir l’intention de l’aider à se sortir du pétrin, il n’eut d’autre choix que de se donner du courage et de garder contenance.

- Le Prince Héritier a vécu trop longtemps à Libei, dit-il. Qudu n’est pas une frontière, après tout. De nombreuses affaires sont réglées différemment en fonction de leur pertinence, alors il est naturel que…

- Tout abus de pouvoir dans l’armée relève de l’insubordination. Selon les lois militaires, le coupable doit être exécuté, dit Zhao Hui, qui occupait un poste officiel dans l’armée, en avançant d’un pas. Le Prince Héritier ne devrait pas avoir à parler de cette affaire, mais cela fait si longtemps, et aucun d’entre vous n’a songé ne serait-ce qu’une seule fois à le rappeler à Sa Majesté. Même Leurs Excellences les Censeurs en Chef semblent vivre au pays des rêves, au vu de la façon dont a été gérée cette affaire ! Le laissez-passer du Gouverneur Général de l’Armée Impériale a été suspendu pendant plus de dix jours. Les Censeurs ont déjà mené des recherches par trois fois. Et qu’a conclu l’enquête ? N’avons-nous pas droit à une explication ?

- N’avons-nous pas découvert l’affaire des soies de Quancheng ? demanda Fu Linye.

- On vous parle de l’affaire de la tentative d’assassinat ! s’exclama Li Jianheng en jetant la confession. Pourquoi déterrez-vous cette affaire totalement hors de propos ?

- Xiao Chiye est la racine de tous les problèmes, s’empressa de répondre Fu Linye. Il ne peut pas justifier son implication dans les autres affaires. Votre Majesté, il faut enquêter sur l’affaire de la tentative d’assassinat. Mais l’affaire des pots-de-vin doit également être éclaircie avec diligence.

- Quel pot-de-vin a-t-il accepté ?! demanda Li Jianheng en se levant et en tendant un doigt vers Fu Linye. La soie de Quancheng ! La soie de Quancheng ! Pensez-vous vraiment que je ne le savais pas ? Je passais encore du temps avec lui dans les rues, à l’époque ! J’en sais bien plus que vous à ce sujet ! L’assassin s’est déjà frayé un chemin jusqu’à moi ! Et pourtant, vous n’êtes pas anxieux, et ce problème mineur vous obsède encore. On dirait que la sécurité du Fils des Cieux n’a pas la moindre importance, pour vous !

Fu Linye ne s’attendait pas à ce que Li Jianheng retourne sa veste et le sermonne après avoir fastidieusement réfléchi à ses mots pour couvrir Xiao Chiye de reproches quelques jours plus tôt, aussi ne put-il s’empêcher de s’agenouiller en disant :

- Votre Majesté ! Sa Majesté est le souverain de ce sujet. Je serais dévasté si l’on touchait à un seul de vos cheveux. Votre Majesté !

- Chaque chose a sa propre priorité en fonction de son importance et de son urgence. Concernant l’affaire de la tentative d’assassinat, le Ministre Kong n’a pas dormi pendant plusieurs nuits d’affilée, dit Xiao Jiming. Ce’an a également remis son laissez-passer. Pour éviter tout conflit d’intérêt, il n’ose même pas demander comment progresse l’affaire et passes ses journées chez lui à réfléchir à ses erreurs. Il serait mieux de tout clarifier maintenant – les progrès actuels concernant l’affaire, le stade où en est l’enquête, et l’orientation future des investigations. De cette façon, ma résidence pourra s’y préparer au mieux.

Le Vice Ministre des Rites, Jiang Xu, fit un pas en avant et dit :

- L’affaire est claire comme de l’eau de roche et implique l’Armée Impériale. Elle ne concerne pas la résidence du Prince de Libei. Qui est allé y conduire des recherches ? Cela va à l’encontre de la bienséance. Si la nouvelle venait à se répandre, tout le monde penserait que Sa Majesté mène l’enquête sur le Prince de Libei, et les relations amicales entre Qudu et les frontières seraient impactées.

Li Jianheng avait eu vent des recherches dans la résidence du prince, mais il devait feindre l’ignorance. Stupide comme il l’était, il comprenait tout de même que Xiao Jiming avait observé tout ce qu’il s’était produit ces derniers jours. S’ils continuaient à désigner Xiao Chiye comme responsable, ils auraient des ennuis. Li Jianheng administra immédiatement quelques coups de pied à Fu Linye et le réprimanda :

- Comment osez-vous ?! Qui vous a autorisé à mener l’enquête dans la résidence du Prince de Libei ? Mes ordres exigeaient que vous conduisiez des recherches dans l’enceinte de l’Armée Impériale !

Endurant les coups de pied, Fu Linye s’empressa de dire :

- Ce n’est pas ce… ce sujet qui y a mené l’enquête ! C’est le Juge Shen qui s’y est rendu !

Shen Zechuan resta momentanément abasourdi avant de dire, perplexe :

- J’ai reçu l’édit impérial pour aider Son Excellence dans son enquête. C’est Son Excellence qui m’y a incité en me disant que « l’Armée Impériale est aussi impénétrable qu’un seau en fer. Je crains que de nombreux comptes soient à la fois authentiques et falsifiés. L’heure venue, effectuez une fouille minutieuse dans la résidence du prince » et, ainsi, j’y suis allé. A ce moment-là, de nombreuses personnes servaient du thé et de l’eau dans le hall. Appelez l’une d’entre elle pour l’interroger, et elle pourra vous dire que c’est Son Excellence qui m’a dit ça.

- Je vous ai simplement dit d’effectuer une fouille minutieuse, dit Fu Linye à travers ses dents serrées. Je n’ai pas mentionné la résidence du prince !

Shen Zechuan dit d’un air sévère :

- J’obéis aux ordres du Fils des Cieux. Je ne dirais jamais rien qui soit faux devant l’Empereur. Si je n’ai pas reçu l’ordre de Son Excellence et me suis rendu seul dans la résidence du prince, alors pourquoi un censeur m’y a-t-il accompagné ?

Fu Linye vit la malveillance dans les yeux de Shen Zechuan et sut que, dans sa précipitation, il avait incriminé la mauvaise personne. Il regarda alentour et dit :

- Son Excellence Wei, Son Excellence Wei n’a-t-il pas…

Wei Huaixing hurla instantanément pour l’interrompre :

- La ferme ! Comment osez-vous accuser d’autres personnes de ce que vous avez fait de votre propre initiative devant Sa Majesté ?! N’avez-vous donc pas honte ? Retarder l’affaire n’est rien, mais ruiner l’amitié entre Sa Majesté et Libei est terriblement grave ! Vous n’avez vraiment pas conscience de la gravité de cette affaire !

A ce moment-là, Fu Linye savait déjà qu’il avait été poussé pour servir de bouc émissaire. Il devait endosser la responsabilité pour Li Jianheng, pour Wei Huaixing, pour Xi Hongxuan et compagnie ! Et ces personnes étaient toutes des gens qu’il ne pouvait se permettre d’offenser. Lorsque les grands de ce monde se battaient, c’était à lui de réparer la casse. Fu Linye s’inclina immédiatement et dit :

- Ce sujet a momentanément fait une faute de jugement !

- Et, pourtant, vous osez encore vous trouver des excuses ! le réprimanda Li Jianheng en le montrant du doigt. Le laissez-passer de Ce’an a beau avoir été suspendu, avant que cette affaire ne soit classée, il reste le Gouverneur Général de l’Armée Impériale ! Enquêtez autant que vous voulez, mais comment osez-vous vous comporter ainsi avec l’Armée Impériale ?! Il me semble que vous n’enquêtez pas du tout sur l’affaire. Vous essayez clairement d’éradiquer les dissidents !

Li Jianheng n’avait pas perdu son sang-froid depuis qu’il avait dénoncé Xiao Chiye ce jour-là et, à présent, il sermonnait Fu Linye jusqu’à ce que ce dernier tremble de la tête aux pieds. Fu Linye était sensible, lui aussi, et sut verser des larmes tandis qu’il était agenouillé, restaurant ainsi toute la dignité de Xiao Jiming. Xiao Jiming attendit que Li Jianheng le réprimande tout son saoul avant de dire :

- Son Excellence est simplement impatient d’enquêter sur l’affaire. Puisque l’affaire a causé un tel tapage, pourquoi ne pas révoquer Ce’an de son poste ? Ces jours-ci, les accusation de l’Agence de Surveillance Principale semblent relativement logiques, selon moi – Ce’an ne peut être excusé pour sa négligence. Il n’est effectivement pas approprié qu’il poursuive ses devoirs auprès de Sa Majesté.

Sur ce, il sourit à nouveau.

- Tous les témoignages le montrent du doigt. S’il a effectivement fait quelque chose d’aussi déloyal et indigne, alors les neuf générations de son clan devraient être exécutées. Devant chaque personne présente aujourd’hui, pour éviter les conflits d’intérêt et pour me laver de tout soupçon, dépouillez-moi de mon laissez-passer des forces militaires de Libei. J’ai déjà envoyé une lettre à Libei pour demander à Père d’ôter sa couronne et sa robe, et d’entrer à Qudu avec ma femme et mon fils en tant que roturiers sans le moindre rang afin d’être jugés !

En entendant les propos de Xiao Jiming, Li Jianheng paniqua. Il ne pouvait ni répondre, ni rester silencieux, aussi n’eut-il d’autre choix que de tourner les yeux vers Hai Liangyi. Hai Liangyi soutint le regard de Xiao Jiming un certain temps. L’homme le plus âgé éclata brusquement de rire et dit :

- Le Prince Héritier plaisante. Cette affaire n’est-elle pas déjà classée ? Pourquoi continuer à taquiner ce vieux sujet ?

Kong Qiu se redonna contenance et le suivit promptement :

- C’est exact, l’Aîné du Secrétariat a raison. Bien que Yuan Liu ait acheté une maison à crédit au négociant de la rue Donglong, c’est, après tout, une affaire privée entre Fuling et lui. Elle n’est pas censée être rendue publique. Le Gouverneur Général dirige vingt mille hommes ; comment pourrait-il mener l’enquête sur chacun d’entre eux personnellement ? Quant à l’affaire des pots-de-vin, Yuan Liu l’a effectivement nié pendant tout ce temps, alors nous ne pouvons écouter la déclaration partiale de Xiangyun. Ce sujet a déjà établi que Xiangyun nourrissait probablement de la haine née d’un amour pour le Gouverneur Général, aussi son excuse ne tient-elle pas !

Li Jianheng avança d’un pas et dit :

- Puisque l’affaire est classé, inutile d’en reparler ! Prince Héritier, veuillez vous lever !

Li Jianheng ne voulait pas poursuivre l’enquête, lui non plus. L’implication du Palais Caiwei signifiait que Mu Ru serait impliquée, elle aussi. Fu Linye était déjà un pion dont chacun pouvait disposer à sa convenance. Pour ces personnes, Mu Ru était un être encore plus inférieur. S’il y avait vraiment un lien entre elle et ces affaires, alors lui, Li Jianheng, serait réellement seul.

Li Jianheng observa ces gens, qui parlaient et riaient encore comme à l’accoutumée, mais il eut le sentiment qu’ils n’étaient pas humains. Se tenaient devant lui des monstruosités qui surpassaient largement celle du trône, tels des crues et des ouragans irrépressibles. Chacun de ses actes pouvait avoir des répercussions sur la situation. Ceux contre qui il enrageait et qu’il chérissait pouvaient tous devenir des vulnérabilités qui s’avéreraient fatales pour lui. Il n’était plus son propre maître. Il était un prisonnier enchaîné au Trône du Dragon.

C’était absolument terrifiant. Li Jianheng s’étreignit, quelque part dans les tréfonds de son cœur.

Lorsqu’il était avec ces gens, c’est comme s’il se tenait sur une fine couche de glace. Si, un jour, il tombait accidentellement, il finirait comme son Frère Aîné Impérial. En un clin d’œil, il serait piétiné en une masse sanglante par les sabots des différents partis en lice pour la lutte des pouvoirs. Sa vie et sa mort n’avaient pas la moindre importance. Ce qui était important, c’était le simple fait qu’il était le seul dont le nom de famille se trouvait être Li. Mais… s’il y avait une autre personne sur cette terre qui portait le nom Li ?

Li Jianheng frémit à cette pensée et fut instantanément assailli de sueurs froides. Impossible, se murmura-t-il sombrement à lui-même. Il n’y en aura pas.

 

 

[1] Général chinois ayant servi sous trois empereurs différents au cours de la dynastie Tang. Dans la culture populaire chinoise, il est représenté comme étant ce guerrier qui arrive toujours au bon endroit et au bon moment pour sauver la situation. Son nom est ainsi utilisé pour désigner quelqu’un qui débarque sans qu’on s’y attende et perturbe tous les plans.

[2] Dicton chinois qui signifie que, même lorsqu’on a commis une erreur et qu’il est trop tard, on peut y remédier en en tirant des leçons.

 

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