Chapitre 42 : Fleurs de prunier rouge

 

 

 

Xiao Chiye fixa la date du festin avant le Banquet des Dix Mille Fonctionnaires. Chen Yang alla délivrer l’invitation, mais ce fut Ge Qingqing qui vint la recevoir.

- Lanzhou est en service auprès de l’Empereur, dernièrement. Il n’a aucun temps libre, alors je vais recevoir ceci pour lui.

Ge Qingqing rangea l’invitation. Une fois qu’il eut terminé d’échanger les salutations traditionnelles avec Chen Yang, il dit :

- L’Armée Impériale a désormais le monde à ses pieds. Je présume que le Général Adjoint Chen est occupé, lui aussi ?

- Le Gouverneur Général travaille d’arrache-pied sur les documents officiels chaque jour. Pour les hommes qui le suivent et le servent, il est difficile d’être « occupé », dit Chen Yang en buvant son thé. Ge-xiong a reçu une bénédiction dans son infortune, cette fois, et a été promu au rang de Juge. Votre avenir est brillant. C’est vraiment impressionnant.

Les deux hommes feignirent la civilité tandis qu’ils discutaient cordialement et faisaient de leur mieux pour ne pas se déshonorer. Dernièrement, des conflits avaient émergé entre les Gardes-du-corps Impériaux et l’Armée Impériale, résultant en une légère discorde. Ils n’en étaient pas encore au point de se haïr dès qu’ils se voyaient.

Ce n’est que lorsque sa tasse fut échangée contre une tasse de thé frais que Chen Yang se leva et fit ses adieux. Ge Qingqing le raccompagna et Shen Zechuan, qui était à l’intérieur, souleva le rideau pour sortir.

- Cette invitation est arrivée au mauvais moment, dit Ge Qingqing en la lui tendant. Allez-vous vraiment y aller ?

- Pourquoi pas ?

Shen Zechuan ouvrit l’invitation et vit la calligraphie énergique et effrontée de Xiao Chiye.

- L’inhibition des Gardes-du-corps Impériaux par Xiao le Second a pris de la vitesse, ces derniers jours. Nos missions n’ont de cesse d’être interceptées par l’Armée Impériale. De plus, il a la confiance et les faveurs de l’Empereur. S’il passait à l’action maintenant…

Ge Qingqing laissa sa phrase en suspens.

- Ce qu’il veut faire ne pourrait être plus évident, dit Shen Zechuan en refermant l’invitation. Il veut supprimer les Gardes-du-corps Impériaux et faire de Qudu un territoire sous son contrôle afin que Sa Majesté ne puisse plus compter que sur l’Armée Impériale. Il faut s’attendre à ce qu’il porte encore quelques coups supplémentaires aux Gardes-du-corps Impériaux.

- Exactement. Il est trop risqué d’emmener Oncle Ji au festin pour le moment, dit Ge Qingqing.

Shen Zechuan jeta nonchalamment l’invitation sur la table et dit :

- Zuo Qianqiu est impliqué. Il ne posera pas de piège là-bas.

Ge Qingqing ne se sentait toujours pas rassuré.

La plaie sur les lèvres de Shen Zechuan avait guéri. Il enfila son pardessus et dit :

- Je sors un moment.

Shen Zechuan pataugea dans la neige et sortit. La neige n’était pas intense, aujourd’hui, mais le vent était puissant. Il arriva dans la Rue Donglong et se fraya un chemin jusqu’au Pavillon Ouhua, dans le coin opposé à la Villa Xiangyun.

Récemment, Xi Hongxuan avait composé quelques poèmes classiques. Les mélodies notées sur les partitions de musique étaient données aux courtisanes de la Rue Donglong afin qu’elles les chantent, et l’affaire était involontairement devenu une grande occasion. Mieux, il avait creusé la terre au pied de la scène du Pavillon Ouhua et l’avait remplie avec des bocaux en cuivre béants, uniquement recouverts par une simple couche de planches de bois. Parallèlement, il avait également acheté un nouveau lot de jeunes filles originaires de Juexi. Après les avoir entrainées pendant de nombreux jours, il avait noué des grelots à leurs chevilles afin que, lorsqu’elles dansaient sur la scène avec leurs sabots de bois claquant en rythme, le son des clochettes conflue dans les bocaux en cuivre. C’était éthéré et merveilleux.

A présent, les filles présentes sur la scène chantaient encore le poème de Xi Hongxuan. S’emparant d’un éventail, il s’adossa contre un fauteuil en rotin du deuxième étage et écouta, les yeux fermés. Une domestique ne fit aucun bruit tandis qu’elle marchait sur le tapis de laine en ne portant que des chaussettes quelconques. Elle s’agenouilla derrière le rideau de perles et dit doucement :

- Second Maître, l’invité est arrivé.

Sans ouvrir les yeux, Xi Hongxuan ferma son éventail.

La domestique se redressa sur ses jambes et souleva le rideau pour Shen Zechuan. Shen Zechuan entra et vit une autre fille agenouillée aux pieds de Xi Hongxuan pour lui masser les jambes.

- Invitez le Jeune Maître Shen à s’assoir.

Xi Hongxuan tapotait encore en rythme tandis qu’il se concentrait sur la chanson.

La fille agenouillée s’approcha sur les genoux et tenta d’aider Shen Zechuan à ôter ses chaussures. Shen Zechuan leva une main pour l’arrêter et s’assit dans un fauteuil.

Ce n’est qu’une fois la mélodie terminée que Xi Hongxuan se redressa. Alors qu’il buvait son thé, il désigna la fille avec son éventail et dit :

- Elle est jeune et pure.

Shen Zechuan ne lui accorda pas un regard. Xi Hongxuan s’esclaffa. Lui jetant un coup d’œil, il dit :

- Ne me dites pas que vous vous êtes déjà compromis avec Xiao le Second ? Quoi ? Vous voulez encore rester chaste pour lui ?

Les cheveux sur les tempes de Shen Zechuan semblaient avoir été trempés dans l’encre et, pourtant, dans cette pièce chaude, le contraste rendait les traits de son visage distants. Cela lui donnait une aura mystique.

- Puisque vous m’avez fait venir ici, trêve de bavardage.

Xi Hongxuan ouvrit son éventail. Avec son corps obèse entassé dans le fauteuil en rotin, il dit :

- Nous sommes amis. J’ai vu que vous aviez la vie dure aux côtés de Xiao le Second, alors je vous ai fait appeler ici aujourd’hui pour que vous passiez un bon moment. Si nous devions décider qui est le plus pitoyable alors vous, Shen Lanzhou, gagneriez haut la main. Par le passé, Xiao le Second vous a donné un coup de pied, semant les graines de la maladie et vous rendant souffrant et fragile de manière chronique. Et, à présent, vous devez prétendre l’amitié avec lui. C’est vraiment votre fléau.

- Exactement.

Shen Zechuan ne changea pas de sujet. Il semblait résigné.

- C’est vraiment un connard.

- Mais, de mon point de vue, il ne semble pas avoir prévu de laisser la moindre marge de manœuvre aux Gardes-du-corps Impériaux, dit Xi Hongxuan. Lanzhou, on dirait que vos confidences sur l’oreiller ne l’ont pas vraiment influencé.

- Vous êtes un homme épris.

Shen Zechuan accepta le mouchoir chaud que la fille lui présenta pour s’essuyer les mains. Un sourire au coin de ses yeux, et cette froideur qu’il arborait en franchissant la porte s’évanouit sans laisser de trace et, par conséquent, embellit son expression habituelle.

- Vous pensez à votre chère belle-sœur avec tant de persévérance et de régularité. Après avoir couché avec elle une fois, vous l’abreuvez de faveurs et l’aimez à la folie. Mais, entre Xiao-er et moi, ce n’est qu’une simple aventure d’un soir. Comment cela pourrait-il être considéré comme de l’amour ?

- Alors, ce que vous êtes en train de me dire, c’est que…, dit Xi Hongxuan en prenant ses baguettes. Vous avez juste une amourette passagère ?

- Même une amourette passagère est tout un art, dit Shen Zechuan. Tout le monde a déjà fini au lit une fois, chacun avec ses propres besoins. Une fois que les festivités sont terminées, c’est fini. Si vous continuez à y penser chaque jour, alors ce n’est plus une simple amourette passagère, n’est-ce pas ?

Les deux hommes prélevèrent des échantillons dans chaque plat.

- Ce Xiao le Second est vraiment un sacré numéro, dit Xi Hongxuan. Personne ne lui a prêté la moindre attention, à l’époque, et il a montré sa véritable trempe lors de la Chasse Automnale. A présent, il ne peut plus se cacher, alors il se contente de foncer tête baissée sans se soucier des obstacles que représentent les autres. Il a repris les affaires militaires des Huit Grandes Divisions de Formation, mais a laissé toutes les positions clés à ses hommes de confiance. Ainsi, aucun des Huit Grands Clans n’a plus aucun véritable pouvoir. Mais il a maintenu ses faux-semblants si parfaitement que personne ne pourrait jamais le salir. Dites-moi. Cela ne vous met-il pas en rogne ? N’est-ce pas détestable ?

Shen Zechuan vit un plat de concombres tranchés sur la table, mais ne le toucha pas.

- Xiao-er a brûlé tous ses bateaux sur le Terrain de Chasse de Nanlin, dit-il. Il a tout misé sur le fait que Sa Majesté se souvienne de leur amitié et le laisse tranquille. Mais cet espoir était aussi vain que puiser de l’eau avec une passoire. Par ailleurs, cela lui a valu d’être attentivement surveillé par les Six Ministère. Il ne peut pas remonter le temps, alors il doit se contenter de s’assurer qu’il détient une véritable puissance militaire à Qudu. Comparée aux Huit Grandes Divisions de Formation, l’Armée Impériale est comme les lucioles et la pleine lune. Utile, mais pas si utile. Il n’a pas été facile pour lui d’enfin prendre le dessus. Naturellement, il ne laissera pas passer l’opportunité.

- Par le passé, il y avait encore Pan Rugui au sein des Vingt-quatre Yamen et, quoi qu’il arrive, le Dépôt Oriental[1] pouvait le faire baisser d’un ton. Mais maintenant que Pan Rugui est mort, le Dépôt Oriental a également commencé à décliner. Très bien, dans ce cas, il n’y a vraiment personne dans cette grande capitale qui puisse le vaincre, lui, Xiao Ce’an ! dit Xi Hongxuan en avalant une bouchée de nourriture. Je n’ai pas été dans les bonnes grâces de Sa Majesté, ces derniers jours. Sa Majesté écoute Hai Liangyi, maintenant qu’il s’est résolu à être le sage monarque d’une ère dorée. Il n’a plus envie de jouer avec moi, désormais.

Shen Zechuan termina sa nourriture et dit lentement :

- Une personne qui a vécu plus de vingt ans a déjà formé un tempérament fixe. Si une simple poignée de mots peut le remettre sur le droit chemin, alors rien d’autre sur cette terre ne peut être si difficile.

Les baguettes de Xi Hongxuan se figèrent.

- Vous voulez dire…, commença-t-il.

- Hai Liangyi est un gentleman parmi les gentlemen, dit Shen Zechuan en reposant ses baguettes. Il est comme l’eau si claire que vous pouvez en voir le fond. Sa rencontre avec l’Empereur actuel est comme de l’eau entrant en contact avec de l’huile bouillante. Tôt ou tard, la situation explosera et éclaboussera tout autour. Xue Xiuzhuo a déjà atteint cette position depuis longtemps, mais pourquoi ne souhaite-t-il pas aller plus loin ? Le Grand Secrétariat, n’est-ce pas ? Ce n’est pas comme s’il n’était pas qualifié. Et ce dont manque le gouvernement central en cet instant, c’est précisément de talents.

Xi Hongxuan cogita en silence.

- Maintenant que les ennemis étrangers sont devant nous, dit Shen Zechuan, comment les Huit Grands Clans peuvent-ils encore rester divisés et faire les choses chacun à leur façon ? Vous avez déjà pris la tête du Clan Xi. Comme on dit, la fortune va et vient. Maintenant que l’opportunité est à votre portée, ne me dites pas que vous allez la laisser filer ?

Xi Hongxuan reposa ses baguettes. Il essuya sa sueur avec son mouchoir et regarda Shen Zechuan pour demander :

- Vous voulez que je contacte les Huit Grands Clans et leur demande de joindre leurs forces pour régler son compte à Xiao le Second ?

- Xiao-er n’est que l’un d’entre eux, dit Shen Zechuan. Ces jours-ci, les fonctionnaires civils sont favorisés. Par conséquent, l’Université Impériale semble être de plus en plus florissante. Dans quelques années, les fils de basse naissance des familles modestes pourront entrer dans les rangs des fonctionnaires les uns après les autres. Lorsque cela arrivera, que va-t-il se passer pour tous les précieux fils des Huit Grands Clans habitués à flemmarder ? Second Jeune Maître, si les pauvres gagnent en pouvoir, menant ainsi à l’émergence de nouveaux nobles, les Huit Grands Clans ne seront plus les « Huit Grands Clans ».

- Malgré tout… L’affaire est trop épineuse, dit Xi Hongxuan. Même en mettant tout le reste de côté, ce Yao Wenyu n’acceptera jamais. C’est l’étudiant de Hai Liangyi, qu’Hai Liangyi a instruit lui-même, personnellement. Ces dernières années, il a voyagé à travers le monde pour ses études et fait la connaissance d’innombrables talents et sages. Il est certain qu’il ne formera pas une alliance avec nous.

Shen Zechuan dit avec un sourire :

- Le nom « Huit Grands Clans » signifie simplement qu’il faut huit grand clans. Il n’y aucune raison qui justifie que ce soient ces huit grands clans-là. Si le Clan Yao ne suit pas, alors prenez-en un autre.

Xi Hongxuan n’avala rien de plus. Il repoussa son fauteuil et fit les cent pas dans la pièce. Au bout d’un certain temps, il regarda Shen Zechuan.

- Mais avez-vous un moyen de faire en sorte que Xiao le Second reste tranquille ? S’il veut protéger l’Empereur, il ne va pas se contenter de s’assoir sans rien faire. Je ne suis pas inquiet s’il n’y a que lui. Mais la Cavalerie Cuirassée de Libei se tient derrière lui. Avec Xiao Jiming dans les parages, Xiao Ce’an ne peut ni être touché, ni être blessé. Il est trop difficile à vaincre !

- Xiao Jiming est redoutable, mais son pouvoir et son prestige résident à la frontière.

Shen Zechuan appuya sa tête sur sa main. Sous les ombres, ses yeux ne pouvaient être distingués clairement. Il donna un dernier encouragement à Xi Hongxuan.

- Qudu est votre maison. Comme on dit, un puissant dragon ne fait pas le poids face à un serpent sur son territoire. Si vous voulez que Xiao-er soit trop enfoncé jusqu’au cou dans ses propres problème pour intervenir, il y a de nombreux moyens.

Xi Hongxuan était tellement perdu dans ses pensées qu’il ne réalisa pas que Shen Zechuan avait dit « votre » et pas « notre ».

- Quels moyens ? demanda-t-il.

Shen Zechuan laissa échapper un rire silencieux et dit :

- L’influence de Xiao-er dépend entièrement de la confiance de Sa Majesté. Ils sont amis depuis des années, avec de joyeux jours de beuverie derrière eux. De plus, Xiao-er lui a sauvé la vie. Alors, en effet, rien ne peut être fait pour le moment. Mais les choses comme l’amitié sont comme la rosée d’automne suspendue aux branches. Elle disparaît à la seconde où vous la laissez sécher sous le soleil brûlant.

Xi Hongxuan regarda Shen Zechuan. Il se souvint de Ji Lei, lors de cette nuit pluvieuse, et la montagne de gibier et de légumes sauvages qu’il avait avalée plus tôt se mit à bouillonner dans son estomac. Il s’efforça de se redonner du courage pour que son expression ne trahisse rien et dit avec un sourire :

- Puisque vous avez déjà tout préparé, alors parlez-en moi.

Après le départ de Shen Zechuan, Xi Hongxuan s’allongea dans son fauteuil en rotin et demanda aux serveurs de débarrasser la table. Pour lui, se retourner était un challenge, aussi avait-il besoin que quelqu’un l’aide. Il se sentir suffoquer horriblement sans raison et demanda aux hommes d’ouvrir les fenêtres.

Xue Xiuzhuo sortit de la partie cloisonnée.

- Vous avez entendu, vous aussi ? se lamenta Xi Hongxuan. Heureusement, il est né parmi la descendance de Shen Wei. S’il devait monter en pouvoir, il serait encore plus difficile à vaincre que Xiao le Second.

- Pour vous servir de quelqu’un, vous devez utiliser la bonne méthode, dit Xue Xiuzhuo en servant le thé. Il n’existe personne sur cette terre qui n’ait aucun souhait ou désir. Shen Lanzhou a ses faiblesses, lui aussi. Tant que nous pouvons mettre la main dessus, alors même le chien le plus féroce ne mérite pas qu’on le craigne.

- Mais nous ne pouvons en trouver aucune, dit Xi Hongxuan en tapotant le centre de son front avec son éventail. Regardez à quel point il se montre insensible envers Xiao le Second. Il est évident qu’il lui a tourné le dos à la seconde où il est sorti du lit. L’humiliation et les flatteries ne fonctionnent pas sur ce genre de scélérat. On ne peut même pas le menacer.

Xue Xiuzhuo avala le thé, sourit et dit de manière douce et raffinée :

- Rien ne presse. Contentez-vous de faire ce qu’il a dit. Quoi qu’il arrive, ce sera un désastre pour Xiao le Second. L’heure venue, il exposera ses véritables intentions.

Shen Zechuan descendit les escaliers, mais ne s’empressa pas de partir. La maquerelle le salua. Elle savait seulement qu’il était l’invité d’honneur de Xi Hongxuan, aussi lui lécha-t-elle les bottes et dit :

- Qui ce Maître est-il en train de regarder ? Regarder ne peut pas être comparé au fait de les essayer en personne.

Shen Zechuan toisa les courtisanes somptueusement vêtues et demanda :

- Avez-vous des courtisans masculins ?

La maquerelle se retourna et dit à la personne située derrière elle :

- Emmenez ce Maître à l’étage et envoyez quelques garçons au visage doux et pur le servir.

Shen Zechuan s’assit dans la pièce un court instant avant que les trois courtisans n’entrent. Il leur jeta un coup d’œil – ils étaient tous parfaitement soignés.

La maquerelle était astucieuse et savait comment choisir les apparences. Après avoir fouillé l’intégralité du bâtiment, elle n’avait pu trouver personne qui soit plus beau que Shen Zechuan, aussi avait-elle fait le pari peu conventionnel de lui envoyer des jeunes hommes à la beauté délicate.

Les garçons avancèrent pour enlever les chaussures de Shen Zechuan, mais Shen Zechuan décala légèrement ses pieds. Ainsi, ils s’agenouillèrent et n’osèrent plus bouger.

Shen Zechuan regarda par la fenêtre. Au bout d’un moment, il dit :

- Déshabillez-vous.

Les trois garçons se débarrassèrent docilement de leurs vêtements. Alors qu’ils étaient presque dévêtus, Shen Zechuan regarda ces belles épaules mais, du début à la fin, son cœur resta aussi calme que l’eau stagnante. Puis, il regarda leurs mains – chacune ressemblait aux mains d’une fillette, comme si elles avaient été dorlotées toute leur vie.

Il n’y avait aucune callosité sur leurs mains. Et ils ne portaient pas non plus de bagues de pouce.

Shen Zechuan laissa lentement échapper un soupir et se redressa sur ses jambes. Sans même se donner la peine d’annoncer son départ, il poussa la porte et partit, laissant derrière lui les trois courtisans, qui se regardèrent avec stupéfaction.

Ding Tao avait suivi Shen Zechuan. Le voyant enfin sortir du Pavillon Ouhua, il inscrivit méticuleusement une note dans le petit livre, qui était désormais froissé après avoir été serré dans ses mains. Lorsqu’il eut terminé d’écrire, il vit Shen Zechuan se mêler à la foule. Ding Tao n’osa pas être négligent, aussi s’empressa-t-il de le pourchasser et de le suivre à une distance respectable. Shen Zechuan ne marchait pas si vite que cela et, pourtant, en un clin d’œil, il disparut.

Ding Tao laissa échapper une exclamation de surprise et pressa le pas, seulement pour voir son chemin bloqué par un grand homme robuste portant un chapeau en bambou. A la seconde où il s’en approcha, il sur que c’était un homme qui s’y connaissait en arts martiaux.

Les lieux étaient bondés de monde. Ding Tao n’avait aucune envie de leur faire du mal, aussi garda-t-il son calme sans passer à l’action. Par conséquent, cela permit à Shen Zechuan de le semer. Il agita un poing mais, ensuite, il eut comme une sensation de familiarité concernant l’homme grand et robuste croisé plus tôt.

La neige s’intensifia à la seconde où la nuit tomba.

L’homme grand et robuste marcha sur une certaine distance tout en maintenant son chapeau en bambou baissé. Mais, dès qu’il tourna, il entra dans une impasse. Shen Zechuan se plaça derrière lui et lui jeta un coup d’œil.

- Vous me suivez depuis deux semaines. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.

Le grand homme robuste baissa un peu plus son chapeau en bambou, mais éclata de rire et dit :

- Quelle vivacité d’esprit. Dire que vous l’avez remarqué si tôt.

- Votre aptitude à dissimuler votre souffle est incroyable, dit Shen Zechuan. Ne m’auriez-vous pas appris certaines astuces vous-même ? Vous disparaissez sans laisser de trace à la seconde où vous êtes libéré de prison, afin qu’ils ne vous pourchassent pas hors de Qudu. Vous vous êtes assurément donné beaucoup de mal.

L’homme souleva son chapeau en bambou pour révéler un visage recouvert d’une barbe de trois jours. Qiao Tianya souffla sur la mèche de cheveux qui pendait devant son front et dit :

- Vous auriez aussi bien pu m’attirer chez un marchand de vin. Devons-nous vraiment rester ici pour parler ?

- Les Lapins de Jade sont difficiles à attraper, dit Shen Zechuan avant de l’observer un instant. Dois-je vous appeler Qiao Tianya ? Ou Songyue ?

- Comme vous préférez, dit Qiao Tianya. Appelez-moi Qiao Tianya, et nous serons des connaissances. Appelez-moi Songyue, et vous serez mon maître.

- Son Excellence est un homme compétent. Comment êtes-vous parvenu à vous incliner et à vous soumettre devant mon professeur ? demanda Shen Zechuan.

- Que pouvais-je faire d’autre ? demanda Qiao Tianya en laissant échapper un rire auto-dérisoire. Je dois ma vie au Grand Mentor Qi, et je dois le rembourser en trimant comme un bœuf à son service pour le restant de mes jours.

- Alors la raison pour laquelle tout s’est déroulé sans accroc sur le terrain de chasse cette nuit-là…, dit Shen Zechuan. C’est grâce à votre aide.

- Faire de vous mon maître signifie que c’est à votre signal que j’obéis, dit Qiao Tianya. A l’origine, cette nuit-là, vous vouliez tuer le Prince Chu, mais vous ne vous attendiez pas à ce que Xiao le Second soit suffisamment effronté pour le fourrer juste sous le nez des Gardes-du-corps Impériaux afin de les induire en erreur et de les lancer dans une quête futile. Cependant, vous avez l’esprit vif. Vous avez même saisi l’opportunité de donner un coup de main à Xiao le Second.

- C’est la seule compétence que je possède, dit Shen Zechuan.

Qiao Tianya épousseta la neige sur son épaule et dit :

- A l’avenir, je vous suivrai, Maître. S’il y a de la viande à manger dans un futur proche, n’oubliez pas de me donner un bol de soupe pour me sustenter. Il est bien plus facile de subvenir à mes besoins qu’à ceux des gardes de ce Xiao le Second.

- Ding Tao est jeune, dit Shen Zechuan en lui lançant sa bourse. Chen Yang et Gu Jin sont les plus coriaces.

Qiao Tianya prit l’argent et dit :

- Vous avez manipulé Xiao le Second si facilement. Mais il est encore en train de repenser à la façon dont vous lui avez sauvé la vie.

- Vous voulez vraiment le suivre, hein ? demanda Shen Zechuan avec un sourire.

- Je suis un garde à la loyauté inébranlable, dit Qiao Tianya en levant les mains d’un air innocent. Si Xiao le Second veut m’acheter pour mille pièce d’or, je serai tout naturellement prêt à franchir tous les obstacles pour lui.

- Dommage qu’il y ait déjà tant de monde autour de lui, dit Shen Zechuan. Comment pourrait-il rester de la place pour vous ?

- Mon petit maître…

Qiao Tianya inclina la tête et plissa un œil pour ajouter :

- … a vraiment une langue vicieuse.

Shen Zechuan afficha une expression qui signifiait « vous me flattez ».

- Mais cette phrase s’applique pour nous deux, dit Qiao Tianya avec un sourire.

 

***

 

Huit jours plus tard, Shen Zechuan et Ji Gang arrivèrent comme prévu.

De toute évidence, Ding Tao avait fait entendre sa plainte. Gu Jin, qui n’avait pas bu aujourd’hui, se tenait devant la porte. Au loin, il vit Qiao Tianya, qui suivait Shen Zechuan. Ding Tao se mit immédiatement sur la pointe des pieds et murmura :

- Jin-ge, c’est lui. C’est cet homme !

Shen Zechuan et Ji Gang furent conduits à l’intérieur par Chen Yang. Naturellement, Qiao Tianya devait rester dehors. Mais il n’en avait pas conscience, et sa jambe, qui était sur le point d’avancer, fut bloquée par Gu Jin.

- J’ai entendu dire que vous vous êtes mis en travers du chemin de ce garçon, il y a quelques jours, dit Gu Jin en regardant le chapeau en bambou, le regard affuté. Quel genre de héros êtes-vous pour harceler un enfant ?

Ding Tao renifla avec indignation et répéta :

- Quel genre de héros ?!

Qiao Tianya éclata de rire. Il ôta son chapeau en bambou d’un revers de la main et dit avec un sourire insolent :

- Ne sommes-nous pas ici pour partager un repas, ce soir ? Alors pourquoi devons-nous nous battre ? C’est la première fois que je vois ce jeune homme ici présent. Mon frère, vous seriez-vous trompé de personne ?

Ding Tao laissa échapper une exclamation et fulmina :

- Comment pouvez-vous dire ça ? Je ne pourrais vous confondre avec personne d’autre !

Gu Jin retint Ding Tao et fit face à Qiao Tianya.

Deux hommes faisant presque la même taille se tinrent face à face en manquant d’entrer en collision.

- Ce n’est pas le moment pour ça, dit Gu Jin. Nous n’avons qu’à organiser une rencontre plus tard.

- Je ne suis pas disponible, dit Qiao Tianya en tirant sur cette mèche de cheveux qui pendait devant son front et en adressant un sourire provocateur à Gu Jin. Après tout, mon Maître n’a que moi. Comment pourrais-je avoir suffisamment de temps libre pour me chamailler avec un petit frère pour m’amuser ?

Gu Jin cracha froidement une gorgée de salive et dit :

- Dites-moi votre nom. Nous aurons de nombreuses occasions de nous rencontrer, à l’avenir.

- Cet humble serviteur est Qiao Yueyue, dit Qiao Tianya en tapotant sa tempe avec deux doigts à l’intention de Ding Tao. Aussi connu sous le nom de Xiao-Songsong.

Chen Yang conduisit Shen Zechuan et Ji Gang à l’intérieur. Cette cour était profonde. Ils traversèrent la véranda chaoshou[2] et franchirent une porte de lune menant vers l’élégant spectacle d’une cour pleine de fleurs de prunier rouge[3].

Xiao Chiye attendait sous un arbre lorsque Shen Zechuan entra. Ils échangèrent un regard l’espace d’une brève seconde mais, avant que ce subtile sentiment ne puisse être transmis, les deux hommes détournèrent simultanément les yeux.

Xiao Chiye accueillit Ji Gang et le salua avec un sourire :

- Veuillez m’excuser de ne pas être sorti pour accueillir shishu, alors que shishu a bravé la neige pour venir ici. Le vin et les plats ont été préparés. Shifu vous attend à l’intérieur depuis longtemps.

Ji Gang regarda Xiao Chiye et l’empêcha de présenter ses respects.

- Ton shifu s’est écarté du Clan Ji il y a plus de vingt ans, dit-il, et tes arts martiaux ont désormais un style distinctif qui leur est propre. Puisque nous n’appartenons plus à la même école d’arts martiaux, inutile d’être excessivement poli.

- Nos arts martiaux peuvent être retracés vers la même origine, et cela signifie que nous venons de la même école, dit Xiao Chiye. C’est grâce à l’initiation de la Technique de Boxe du Clan Ji que j’ai pu maîtriser ce mélange d’arts martiaux venant de différents clans. J’entends parler de la réputation de shishu depuis longtemps, et j’admire shishu pour cela. Ainsi, quoi qu’il advienne, ces hommages doivent être présentés.

Xiao Chiye s’inclina respectueusement et conduisit Ji Gang à l’intérieur. Il n’oublia pas de tourner la tête et de dire à Shen Zechuan :

- Lanzhou et moi ne nous sommes pas vus depuis longtemps.

Shen Zechuan franchit la porte à grandes enjambées et dit avec un sourire :

- Shixiong a tellement de pouvoir et d’influence, à présent. Tu dois être occupé.

- Nous venons de la même école d’arts martiaux, dit Xiao Chiye d’un ton neutre. Je devrai dégager un peu de temps pour toi, qu’importe à quel point je suis occupé.

- Comment pourrais-je te laisser prendre du retard ton travail à cause de moi ? demanda Shen Zechuan. J’ai eu des tâches oisives chaque jour, dernièrement, et c’est entièrement grâce à shixiong, qui s’occupe si bien de moi.

- Avec plaisir, dit Xiao Chiye en soulevant le rideau. Si tu veux être occupé, viens simplement me voir. Je nettoierai le canapé pour t’y attendre quand tu voudras.

La nuque de Shen Zechuan commença à lui faire mal lorsqu’il entendit le mot « canapé ». Il semblait y avoir une chaleur résiduelle aux endroits où il avait été mordu, la dernière fois – c’était si brûlant que son sourire s’évanouit.

Zuo Qianqiu était vêtu d’une robe aux manches larges et au col oblique, ses cheveux blancs tirés en un chignon. Il ne ressemblait ni à un érudit raffiné, ni à un général admiré. Il avait manifestement quelques années de plus que Ji Gang et, pourtant, il semblait plus jeune que lui. S’il fallait le décrire, il faudrait dire qu’il avait une aura mystique. Apparemment, les rumeurs de la Fraternité Martiale expliquant qu’il était devenu un moine n’étaient pas totalement sans fondement.

Zuo Qianqiu se retourna et vit Ji Gang.

Ji Gang était vêtu de vêtements en coton courts et unis, avec une veste épaisse. Il se tint là, avec son visage défiguré, et le regarda. En un instant, le passé revint au galop. Les cris de joie et les rires de jeunes hommes retentirent dans ses oreilles, mais l’homme qui se tenait devant lui était déjà vieux et arborait déjà une chevelure argentée.

Xiao Chiye brisa le silence et dit :

- Les deux shifu devraient prendre leur repas ici, pendant que Lanzhou et moi attendons dehors.

- Chuan-er, boutonne ton pardessus correctement, intima Ji Gang à Shen Zechuan en se tournant vers lui d’un air terriblement seul. Rentre si tu as froid.

Shen Zechuan acquiesça.

- A-Ye, prends soin de ton shidi, dit Zuo Qianqiu.

Xiao Chiye sourit en guise d’affirmation, et les deux hommes ressortirent.

Dehors, il faisait froid et, pourtant, c’était l’une de ces rares nuits dégagées.

Shen Zechuan descendit les escaliers et vit la profonde canopée de fleurs de prunier rouge. Il y avait un pont en son sein. Cette cour était si élégante qu’elle ne semblait pas correspondre au style de Xiao Chiye.

- Cette cour a été achetée avec l’argent du Clan Yao.

Xiao Chiye semblait savoir ce que Shen Zechuan était en train de penser. Il se tint derrière Shen Zechuan et leva les mains pour écarter les fleurs de prunier rouge afin de dévoiler le ruisseau clair environnant.

- Jolie. Mais chère.

- Et tu as tout de même toléré de te séparer de cet argent, dit Shen Zechuan sans un regard en arrière.

Xiao Chiye heurta légèrement le dos de Shen Zechuan avec sa poitrine et leva une main pour couvrir le sommet du crâne de Shen Zechuan. Il se pencha près de l’oreille de Shen Zechuan et dit d’un ton désinvolte :

- Les pruniers rouges se couvrirent de neige. Leur fragrance enveloppa Lanzhou. Son sourire valait mille pièces d’or.

- Tu as probablement dû remonter ton pantalon en guise de caution.

Shen Zechuan commençait vraiment à sourire.

- J’ai dû dépenser une somme, certes. Mais Yao Wenyu la vendait à bas prix.

Xiao Chiye fit une pause, avant de continuer :

- Tu t’es enfui rapidement. Pour m’éviter, tu as également fait de nombreux efforts.

- Ce n’est pas que je t’évite, dit Shen Zechuan en levant un doigt pour repousser la paume de Xiao Chiye. Mais y a-t-il quelque chose d’important dont nous devions discuter face à face ?

Xiao Chiye sourit et dit avec une note de cruauté :

- Ne peux-tu pas dorloter un peu ton Second Jeune Maître après avoir couché avec lui ?

Shen Zechuan fit quelques pas en avant pour s’écarter de la poitrine de Xiao Chiye, puis se retourna pour le scruter sans dire un mot.

Dans cette nuit étoilée ornée de fleurs de prunier, les deux hommes comprirent enfin quelque chose de manière rétrospective.

Xiao Chiye réalisa que ce qu’il avait empoigné cette nuit-là n’était que de l’eau. Une fois qu’elle s’était écoulée, elle avait vraiment disparu. Shen Zechuan n’avait eu aucune réticence à partir. Après s’être mordus et entredéchirés avec frénésie, cette chaleur résiduelle avait été enterrée sous les couleurs de la nuit. Au cours de l’extase durant laquelle Shen Zechuan avait dressé la nuque avec ivresse, il ne l’avait pas du tout gravé, lui – Xiao Ce’an – dans sa mémoire.

Encore une fois, Shen Zechuan réalisa distinctivement quelque chose.

Il était le seul à avoir été vaincu par le désir, ce soir-là.

- Je t’ai déjà dit, dit Shen Zechuan d’une voix ensorcelante en levant les doigts pour tenir une branche de fleurs de prunier, que mieux valait ne pas mordre cette nuque.

- Les plaisirs de la chambre ne sont pas quelque chose que je peux faire seul, dit Xiao Chiye en dévoilant un sourire frivole.

- La plus grande différence entre toi et moi, c’est le désir. Tu es entièrement recouvert de désir. Tu ne ménages aucun effort pour dissimuler tes folles ambitions. Une nuque n’est pourtant pas l’adversaire le plus redoutable qui soit. Tu me retiens, tu veux lui résister, tu veux le vaincre mais, à la fin, tu perds face à lui. Mais Ce’an…

Shen Zechuan cueillit une fleur de prunier, arracha un pétale et le mis dans sa bouche.

- Je n’ai même pas de désir. Alors comment vas-tu te mesurer à moi ?

Xiao Chiye fit un pas en avant et attrapa la main de Shen Zechuan dans laquelle se trouvait la fleur. Il se pencha en avant pour se presser contre lui et dit dans un souffle :

- Ce n’était que pour une fois ? C’est tellement barbant. On devrait le refaire quelques fois. Tu n’as pas pu utiliser ces courtisanes du Pavillon Ouhua, et tu n’as pas non plus osé toucher ces garçons. Tu prétends être un sage distant et célibataire. Mais ce n’est pas moi qui ai haleté et pantelé aussi délicatement cette nuit-là.

Xiao Chiye attira la main de Shen Zechuan à ses lèvres, qu’il pressa dangereusement contre elle, et se moqua :

- Il est vrai que j’ai perdu face au désir. Mais si tu es aussi inébranlable, alors pourquoi as-tu essayé de déclencher un ouragan avec moi sous les draps ? Shen Lanzhou, tu as bien plus peur de succomber au désir que moi, n’est-ce pas ?

 

 

[1] Agence d’espionnage et de police secrète de la dynastie Ming dirigée par des eunuques.

[2] Véranda connectant les différents bâtiments des résidences traditionnelles chinoises afin de pouvoir passer de l’un à l’autre en étant protégé du vent et de la pluie.

[3] En Chine, la fleur de prunier est un symbole de résistance et de persévérance face à l’adversité, car c’est un arbre qui peut éclore au plus froid de l’hiver.

 

Liste des personnages  -  CartesChapitre précédent - Chapitre suivant

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.

Créez votre propre site internet avec Webador