Chapitre 4 : Cerf-volant géant

 

 

 

La famille Shen n’était pas stricte sur le fait de ne pas parler pendant les repas – si bien que, tandis qu’ils mangeaient, Shen-xiansheng enseigna une leçon à Chang Geng, tirée de l’ouvrage confucianiste Grande Etude[1]. Tout en parlant, il s’écarta peu à peu du sujet, jusqu’à aborder la façon d’entretenir une armure en hiver. Il était syncrétique[2], et défendait de nombreuses écoles de pensée, si bien qu’il dissertait sur tout ce qui lui traversait l’esprit. Un jour, pour une raison inexpliquée, il avait même gratifié Chang Geng d’une leçon enthousiaste sur la peste équine. Cette fois-ci, même Maître Shiliu, sourd de son état, n’avait pu en tolérer davantage et lui avait dit de la fermer.

Alors que le repas et la conversation touchaient à leur fin, Shen-xiansheng, qui n’avait pas encore parlé tout son saoul, commença à débarrasser la table avec réticence.

- Je dois finir de réparer ces pièces d’armurerie lourde aujourd’hui. Ils ne les entretiennent jamais correctement, alors certains joints ont rouillé.

Il se tourna vers Chang Geng.

- Je vais peut-être sortir dans l’après-midi pour chercher des herbes médicinales. Ge Pangxiao et les autres ont demandé à avoir la journée libre pour aller jouer. Et toi ? Qu’as-tu prévu ?

- Je vais me rendre sur le Flanc du Général et m’entraîner…, commença Chang Geng.

Avant que les mots « avec mon épée » ne puissent quitter ses lèvres, Shen Shiliu avait déjà suspendu l’épée en fer de Chang Geng sur le mur et déclaré :

- Fiston, allons-y. Le cerf-volant géant va bientôt rentrer. On devrait se joindre à la fête.

Chang Geng protesta en vain :

- Yifu, j’étais en train de dire à Shen-xiansheng que je…

- Quoi ? demanda Shen Shiliu. Parle plus fort.

Super, voilà que ça recommençait.

Le cerf-volant géant venait et repartait chaque année. Chang Geng ne pouvait imaginer ce qui pourrait bien être différent, cette fois-ci. Mais, avant qu’il ne puisse objecter, Shen Shiliu l’avait déjà tiré hors de son siège, trainé à travers la pièce et poussé à travers l’embrasure de la porte sans plus de cérémonie. La chaleur de l’été ne s’était pas encore dissipée, aussi tout le monde portait-il des vêtements fins. Chang Geng pouvait sentir l’intégralité du corps de Shiliu pressé contre son dos, l’enveloppant d’une légère fragrance médicinale… exactement comme dans son rêve.

Pour une raison inconnue, Chang Geng commença à se sentir mal à l’aise. Il baissa furtivement la tête et s’écarta de son jeune parrain, puis se couvrit le nez et se retourna, prétendant éternuer. Tout sourire, Shiliu le taquina :

- Quelqu’un pense à toi. Serait-ce cette petite fille au visage rond qui vit chez le Vieux Wang ?

Chang Geng ne put retenir son irritation plus longtemps.

- Yifu, dit-il sèchement, tu ne crois pas que faire ce genre de blagues avec tes juniors est inapproprié ?

Shen Shiliu ne prit pas un seul de ses mots au sérieux.

- Inapproprié ? demanda-t-il en souriant d’un air malicieux. Ah, eh bien – je n’ai jamais été père, par le passé, alors je ne sais pas ce qu’est un comportement approprié. Je ferai plus attention, à l’avenir.

Quiconque tentait d’avoir une conversation sincère avec Shen Shiliu avait toutes les chances de finir par s’arracher les cheveux. Chang Geng repoussa le bras que ce tire-au-flanc avait essayé de glisser autour de son épaule et partir d’un bon pas, laissant Shiliu derrière lui. Derrière eux, Shen-xiansheng l’avertit :

- Shiliu, fais en sorte de rentrer tôt et de couper du bois pour le feu !

Shen Shiliu franchit la porte avec une telle promptitude que c’était comme si son pied avec été enduit d’huile. Il répondit effrontément :

- Je ne t’entends pas ! A tout à l’heure !

Shiliu le poussant par derrière, Chang Geng fut obligé de courir pendant tout le trajet.

- Dans quelles situations as-tu du mal à entendre, exactement ? demanda-t-il.

Shen Shiliu sourit faiblement, son expression profondément mystérieuse.

Alors que les deux hommes franchissaient l’entrée principale de la maison de Chang Geng, la porte s’ouvrit en grinçant. Une femme vêtue d’une longue robe unie sortit. A la seconde où il la vit, l’expression de Chang Geng se figea. C’était comme si on lui avait versé un seau d’eau glacée dessus, le trempant de la tête aux pieds. Ses yeux, qui brûlaient d’une rage à peine contenue quelques secondes plus tôt, étaient vides, toute étincelle de vie qu’ils aient pu contenir auparavant soufflée en même temps que sa colère.

Cette femme était Xiu-niang, la mère de Chang Geng, ne fût-ce que de nom.

Bien qu’elle ne soit plus jeune, son charme n’avait pas disparu le moins du monde. Debout sous les premiers rayons du soleil, elle ressemblait à une beauté sereine et raffinée tout droit sortie d’un tableau. Même si elle était veuve, il était terriblement insultant d’envoyer une telle femme à la frontière pour devenir l’épouse d’un commandant de compagnie sans importance.

Xiu-niang hocha la tête en guise de salutation, inclinant gracieusement son corps en direction de Shen Shiliu en signe de courtoisie.

- Maître Shiliu, dit-elle poliment.

Shen Shiliu n’agissait de manière indigne que lorsqu’il se trouvait auprès de Shen Yi. Chaque fois qu’il croisait une femme, il se transformait en un élégant gentleman. Se tournant légèrement sur le côté pour éviter de la regarder directement, il la salua avec une courtoisie irréprochable :

- Madame Xu. J’emmène Chang Geng jouer.

- Merci de vous donner cette peine.

La bouche de Xiu-niang se recourba légèrement en un sourire contenu qui ne révélait aucune dent. Elle se tourna vers Chang Geng.

- Ton père rentre aujourd’hui, lui rappela-t-elle doucement. Si tu sors, n’oublie pas de me ramener une boîte de rouge à lèvre.

Sa voix était aussi légère que le bourdonnement d’un moustique, facilement dispersée par un soupir. Mais, avant que Chang Geng ne puisse répondre, Shen le Sourd l’avait déjà devancé et accepté en son nom.

- N’ayez crainte, madame, vous pouvez compter sur nous.

Chang Geng était sans voix.

C’est à ce moment-là qu’il se fit une vague idée de l’une des règles de son parrain concernant sa surdité. Il ne pouvait entendre un traître mot de Shen Yi mais, avec les autres, il y avait un degré de sélectivité : cela dépendait de sa volonté de les entendre. Lorsqu’il s’agissait de jeunes demoiselles célibataires parvenues à leur majorité et de jeunes femmes mariées, même s’il s’agissait du bref bourdonnement d’un moustique femelle, il était capable de les entendre sans manquer un seul mot.

Être un glouton paresseux ne lui suffisait pas – c’était également un coureur de jupons vicelard ! La beauté et l’attitude cavalière de cet homme étaient une supercherie ; c’était comme si l’expression « tout ce qui brille n’est pas de l’or » avait été inventée spécifiquement pour le décrire.

Le jour du retour du cerf-volant géant, un troupeau d’enfants impatients de ramasser les graines à oiseau et de badauds venus des villages voisins se rassemblait près des portes de la ville. Avec tant de personnes amassées en un seul endroit, il était naturel que des esprits entreprenants y voient une opportunité de vendre leurs marchandises. Ainsi, un immense marché, connu par les gens du coin sous le nom de Marché aux Oisillons, s’était peu à peu mis en place.

Shen Shiliu ne faisait jamais attention à l’humeur des autres et, même s’il le remarquait, il faisait comme si ce n’était pas le cas. Il ne fit pas mine d’avoir perçu l’humeur trouble de son filleul tandis qu’il arpentait joyeusement le Marché aux Oisillons surpeuplé, totalement fasciné par tout ce qu’il voyait. Malgré sa consternation, Chang Geng n’avait d’autre choix que de le talonner. Il était constamment sur ses gardes pour ne pas risquer de perdre son parrain dans la densité de la foule.

Ces dernières années, le monde avait sombré dans le chaos. Les gens étaient pauvres, et les plupart des produits sur le marché étaient des marchandises faites maison par des familles de paysans. Il n’y avait rien de bon à manger ou à boire. En somme, tout était terriblement barbant. Il était de notoriété publique que la guerre était la raison pour laquelle les temps étaient durs et les taxes augmentaient chaque année. Mais il y avait eu des guerres par le passé, et ces guerres avaient toujours été suivies par une période de rétablissement, une fois les combats terminés. La guerre était terminée et, pourtant, pour une raison inconnue, ces dernières années, le peuple n’avait jamais eu l’occasion de reprendre son souffle.

En seulement vingt ans, l’empire du Grand Liang avait lancé l’Expédition du Nord, puis initié la Campagne Occidentale. Comme ce pays était majestueux – un vaste empire béni par les cieux, ses émissaires voguant aux quatre coins du monde pour présenter leurs respects à ses grands souverains.

Pourtant, d’une certaine manière, son peuple n’avait fait que s’appauvrir. Il y avait de quoi être perplexe.

Arpenter le marché ennuyait tellement Chang Geng qu’il étouffa un bâillement. Il pouvait difficilement attendre que Shen Shiliu, ce péquenaud totalement fasciné par tout ce qu’il voyait, ait fini de s’amuser. Il aurait mille fois préféré aider Shen-xiansheng avec son travail, si cela signifiait qu’il pouvait rentrer plus tôt.

Shen Shiliu acheta un sachet de fèves noires salées, qu’il mangea tout en continuant à marcher. Comme si des yeux lui étaient poussés derrière la tête, il tendit la main en arrière et, avec une précision désarmante, plaça une fève salée directement dans la bouche de Chang Geng. Pris par surprise, Chang Geng lécha accidentellement ses doigts et, dans la panique qui s’ensuivit, se mordit la langue jusqu’au sang. Chang Geng siffla avec douleur et lança un regard noir à Shen Shiliu, le fléau de son existence.

- Les fleurs ont beau éclore à nouveau, les humains ne peuvent jamais revivre leur jeunesse.

Shen Shiliu ne regarda pas derrière lui. S’emparant d’une autre fève, il la leva devant le soleil. Ses mains étaient très belles. Fines et douces, elles ressemblaient aux mains d’un jeune maître originaire d’une famille aristocratique, parfaites pour tenir un rouleau de parchemin ou un pion de jeu de go. Elles semblaient être aux antipodes de ces fèves rôties cendreuses.

- Tu comprendras quand tu seras un peu plus âgé, dit sagement Shen Shiliu. La jeunesse d’une personne est aussi courte et insignifiante que cette fève. Elle disparaît en un clin d’œil, pour ne jamais revenir. Plus tard, tu réaliseras tout le temps que tu as gaspillé pour de vaines entreprises.

Que Shen Shiliu ait le cran de parler aussi effrontément de « gaspiller son temps pour de vaines entreprises » échappait totalement à la compréhension de Chang Geng.

A ce moment-là, une vague d’acclamations s’éleva parmi la foule rassemblée autour des portes de la ville. Même une personne à moitié aveugle aurait pu voir le cerf-volant géant envahir l’horizon, au loin. Il était de retour !

D’innombrables ailerons enflammés étaient érigés vers le ciel, expulsant un millier de volutes de vapeur blanche tel un amas de coton tombant du neuvième ciel. Les contours peu distincts de l’énorme proue du vaisseau émergèrent de l’immense étendue de brume ondoyante. Huit dragons aquatiques à l’allure trompeusement vraie s’enroulaient autour des flancs du vaisseau, leur regard incomparablement dédaigneux tandis qu’ils franchissaient les nuages.

Sursautant avec surprise, Shen Shiliu se tourna pour écouter. Le grain de beauté vermillon sur le lobe de son oreille scintilla d’une lueur rouge. Grimaçant silencieusement, il marmonna :

- Pourquoi le vaisseau est-il si léger, cette année ?

Les lieux étaient assaillis par le grondement assourdissant du cerf-volant géant et les hurlements cacophoniques de la foule, et ce murmure, aussi doux qu’un soupir, disparut bientôt sans laisser de trace. Même Chang Geng, qui le suivait de près, ne l’entendit pas.

Les enfants levèrent leurs petits paniers en bambou et se bousculèrent pour trouver une place en attendant d’entamer la chasse aux graines à oiseau. Un groupe de soldats arriva en formation, courant sur les remparts de la ville, et un messager se plaça à côté du hurleur en cuivre de dix mètres de haut, attendant les ordres. Le hurleur ressemblait à un cor en cuivre géant, allongé sur le flanc au sommet des remparts. Il était recouvert d’une couche vert-de-gris foncée au motif irrégulier, semblable à une spirale décorative. Le messager prit une profonde inspiration et souffla dans une extrémité du hurleur en cuivre, produisant une longue note soutenue. Le son fut amplifié plusieurs dizaines de fois, résonnant sans cesse tel un carillon.

- L’OISEAU EST RENTRÉ, OUVREZ LA RIVIÈRE.

Les deux rangées de soldats s’emparèrent des manivelles de l’immense roue en bois attachée à la tour de guet. Avec un hurlement collectif, ils commencèrent tous à pousser, leurs muscles ondoyant à la vue de tous tandis que leurs torses nus se contractaient sous l’effort. Alors que la roue en bois géante se mettait en mouvement avec un grincement, le passage calcaire situé sous la tour de guet se scinda en deux. D’innombrables engrenages entremêlés tournèrent, et les briques de chaque côté se séparèrent, se retirant dans des directions opposées. La terre s’ouvrit, révélant la profonde rivière souterraine qui courait sous la ville de Yanhui.

L’appel lugubre et prolongé du messager résonna dans le hurleur en cuivre, le son pénétrant tous ceux qui se trouvaient sur son passage avant de disparaître au loin. Un appel similaire retentit en provenance du cerf-volant géant. Ensuite, les innombrables ailerons enflammés passèrent à l’action tandis que la couche de vapeur environnante se mettait à tourbillonner furieusement – le vaisseau était prêt pour l’atterrissage.

La première série de graines à oiseau tomba du ciel telles des fleurs lancées par une jeune fille céleste. Les enfants en contrebas s’agitèrent comme des fous, tentant tous d’attraper la nourriture. Malheureusement, le temps alloué au lancer de graines à oiseau était trop court. Quelques instants plus tard, le cerf-volant géant se posa sur la rivière souterraine, atterrissant en toute sécurité sur la surface de l’eau sous les yeux de la foule. La coque du vaisseau était affreusement menaçante, le métal froid scintillant avec une étrange aura meurtrière. L’appel du clairon qu’il avait émis était indescriptiblement funeste, les notes mélancoliques résonnant encore et encore jusqu’à avoir traversé l’intégralité de la ville. C’était comme si les âmes de ceux qui étaient morts au combat au fil du millénaire s’étaient toutes éveillées de leur sommeil et avaient joint leurs voix pour chanter.

Le cerf-volant géant suivit tranquillement la rivière souterraine à l’intérieur de la ville, l’eau giclant bruyamment contre ses flancs. La voix du messager retentit une fois de plus.

- ETEIGNEZ LES LUMIÈRES.

Le cerf-volant géant répondit en éteignant ses ailerons enflammés. Une vague odeur de brûlé similaire à celle des pétards emplit l’air. Alors que le cerf-volant suivait le courant de la rivière, les dragons enroulés autour de sa coque semblèrent se transformer. Les bêtes devinrent des totems figés par le temps, leurs silhouettes marquées par une divinité démoniaque. Chang Geng se tenait au sein de la foule grouillante, regardant le cerf-volant géant se rapprocher. Bien qu’il ait dit ne pas vouloir venir, et qu’il soit vrai qu’il avait vu le cerf-volant géant rentrer au port en de multiples occasions, face à une telle scène, il était toujours estomaqué par l’énorme créature.

Si les cerfs-volants géants envoyés en patrouille au nord étaient aussi impressionnants, quelle pouvait bien être le degré de magnificence de la plus grande arme de la nation – le Bataillon de Fer Noir ? En tant que jeune garçon coincé dans un coin aussi reculé que Yanhui, il pouvait à peine commencer à l’imaginer.

Alors que le cerf-volant géant approchait, les sens de Chang Geng furent assaillis par la chaleur résiduelle de l’extinction des ailerons enflammés. Il tendit la main pour attraper la personne située à côté de lui, l’avertissant :

- Le cerf-volant géant arrive. Il y a trop de monde, ici. Reculons un peu.

Il n’y eut aucune réponse – sa main se referma sur de l’air. Se retournant, Chang Geng réalisa que, à un moment donné, son agaçant parrain avait disparu sans laisser de trace.

 

 

[1] Texte philosophique chinois.

[2] Se dit d’une personne dont la religion est issue d’un mélange de différences croyances. En Chine, le syncrétisme décrivait une forme de bouddhisme associée au taoïsme.

 

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