Chapitre 3 : Le célèbre général

 

 

 

Les ancêtres de la famille Xu avaient légué quelques terres à leurs descendants. Ceci, conjugué au fait que le Commandant de Compagnie Xu venait d’une famille militaire, signifiait qu’il était considéré comme bien loti selon les standards locaux. Bien que sa résidence soit modeste, ils avaient les moyens d’embaucher une servante pour faire la cuisine, le ménage et d’autres tâches domestiques.

La vieille fille de cuisine de la famille Xu finissait tranquillement de préparer le petit-déjeuner tandis que le ciel commençait à s’éclaircir. Elle frappa à la porte du bureau de Chang Geng.

- Jeune maître, dit-elle, madame demande si vous la rejoindrez dans sa chambre pour le petit-déjeuner.

Chang Geng était complètement absorbé par la pratique de sa calligraphie mais, lorsqu’il entendit cela, sa main se figea. Ensuite, comme toujours, il répondit :

- Sans façon. Elle aime le calme et le silence, alors je ne veux pas la déranger. Veuillez lui transmettre mes salutations et lui faire savoir que j’espère qu’elle va bien.

La vieille fille de cuisine n’était pas surprise par cette réponse. Cette session de question-réponse quotidienne entre la mère et son fils était de l’ordre de la routine. Mais, pour être honnête, c’était étrange. Le Commandant de Compagnie Xu n’était rien de plus qu’un beau-père, tandis que Chang Geng et Xiu-niang étaient liés par le sang. Pourtant, ce n’était que lors des quelques jours que le Commandant de Compagnie Xu passait à la maison que la mère et son fils jouaient la comédie de la compassion parentale et de la dévotion filiale. Ce n’est qu’à ce moment-là que Chang Geng mangeait à la même table et saluait ses parents matin et soir. A la seconde où le maître quittait la maison, leur relation devenait plus froide et plus distante que s’il s’était agi d’inconnus. Ils ignoraient entièrement l’existence de l’un et de l’autre, malgré le fait qu’ils vivent sous le même toit. Chang Geng ne se servait même pas de la porte d’entrée, préférant entrer et sortir par la porte située au coin du mur pour aller chez les voisins. Il n’était pas inhabituel que plusieurs semaines s’écoulent sans que la mère et son fils ne se croisent.

Même l’année durant laquelle Chang Geng avait souffert de cette dangereuse maladie, Xiu-niang n’avait fait montre d’aucune inquiétude et ne lui avait rendu qu’une brève visite. Elle se moquait éperdument de savoir si son fils unique vivrait ou mourrait. A la place, c’est Maître Shiliu qui avait ramené l’enfant à la maison et s’était occupé de lui jusqu’à ce qu’il retrouve la santé.

La vieille fille de cuisine s’était toujours demandé si, peut-être, Xiu-niang n’était pas la mère biologique de Chang Geng, mais la mère et le fils partageaient une telle ressemblance physique qu’ils étaient sans aucun doute liés par le sang. Par ailleurs, une femme délicate et démunie, qui pouvait à peine assurer sa protection après s’être aventurée si loin de chez elle, aurait-elle continué de s’occuper de cet enfant si elle ne lui avait pas donné naissance ? Cela n’avait aucun sens.

La vieille fille de cuisine apporta une boîte compartimentée remplie de nourriture à Chang Geng.

- Il semblerait que le maître soit de retour en ville, aujourd’hui. Madame vous demande de rentrer plus tôt.

Chang Geng savait ce qu’elle voulait dire par-là. Avec le retour du Commandant de Compagnie Xu, ils devraient recommencer à jouer la comédie. Il acquiesça.

- Je comprends.

Alors que les yeux de Chang Geng se posaient sur la boîte de nourriture, il remarqua un long cheveu qui en souillait la poignée. Il écarta immédiatement la main qu’il avait tendue pour accepter la boîte. Les cheveux de la vieille fille de cuisine étaient déjà devenus blancs, alors ce long cheveu noir et soyeux n’était pas le sien. Le Commandant de Compagnie Xu n’était pas encore rentré et, ainsi, entre sa famille et les serviteurs, il n’y avait que trois personnes. Si le cheveu n’appartenait pas à la vieille fille de cuisine, il ne pouvait appartenir qu’à Xiu-niang.

Chang Geng avait une obsession singulière pour la propreté – qui ne s’appliquait qu’à Xiu-niang. Lorsqu’il dînait chez les voisins, manger les restes dans le bol de son parrain ne le dérangeait pas le moins du monde mais, lorsqu’il était chez lui, il refusait de prendre ne serait-ce qu’une bouchée d’un plat que Xiu-niang avait touché. La vieille fille de cuisine connaissait cette excentricité et s’empressa d’ôter le cheveu. Souriant d’un air contrit, elle dit :

- Madame l’a laissé sur la boîte par accident. Rassurez-vous, personne n’a touché aux pâtisseries depuis que je les ai sorties du four.

Chang Geng lui sourit poliment.

- Bien sûr. Il se trouve que j’ai quelques questions à poser à Shen-xiansheng, aujourd’hui. J’irai manger chez mon yifu, tout à l’heure.

Au final, il refusa de prendre la nourriture. Ramassant ses livres, il les passa sous son bras, attrapa son épée, suspendue derrière la porte, et partit sans dire un mot de plus.

 

***

 

Dans la maison adjacente, Shen-xiansheng se tenait dans la cour, les manches retroussées. Il était en train d’huiler plusieurs armures d’acier désassemblées.

Ces armures avaient été envoyées par les soldats de garnison. Les troupes stationnées à Yanhui avaient leurs propres mécaniciens spécialisés dans l’entretien des armures militaires, mais il y avait tellement d’équipement qu’ils étaient débordés. Ainsi, ils recrutaient également des mécaniciens parmi les civils afin de les aider.

Les mécaniciens étaient des commerçants qui passaient tout leur temps à réparer des armures et des machines ou à s’occuper de ces gros machins en fer. Techniquement parlant, ils pouvaient être considérés comme des artisans mais, pour le commun des mortels, c’était une profession inférieure, pas si différente des concierges, des pédicures ou des barbiers. Bien que ceux qui avaient choisi cette activité n’aient jamais à s’inquiéter de savoir s’ils auraient à manger sur leur table, ce n’était pas un travail particulièrement honorable. Il était difficile de savoir ce qui avait pu attirer un érudit tel que Shen-xiansheng vers un passe-temps si étrange. Non seulement il adorait bidouiller des gadgets sur son temps libre, mais il s’abaissait souvent à en faire du commerce pour gagner un peu d’argent de poche.

Shen Shiliu, qui avait infiltré les rêves d’un adolescent par inadvertance, était assis sur le pas de la porte, ses longues jambes étirées et son corps avachi mollement contre l’encadrement de la porte. Un bol de médicament vide était posé à côté de lui – le laver après utilisation ne lui était même pas venu à l’esprit.

S’étirant de manière léthargique, Shiliu agita une main fatiguée en direction de Chang Geng lorsqu’il entra et ordonna :

- Fiston, va me chercher une jarre de vin.

- Ignore-le, dit Shen-xiansheng à Chang Geng.

Ses mains étaient striées de graisse à moteur, et il était trempé de sueur.

- As-tu déjà mangé ?

- Pas encore.

Shen-xiansheng se tourna pour aboyer à l’intention de Shiliu :

- Tout ce que tu as fait depuis que tu t’es levé ce matin, c’est paresser et attendre qu’on te nourrisse ! Tu ne peux donc pas te rendre utile ? Va laver du riz et prépare-nous du congee !

Shen Shiliu inclina la tête sur le côté, feignant une surdité parfaite tandis qu’il disait d’une voix exaspérément neutre :

- Hein ? Quoi ?

- Je vais le faire.

Chang Geng avait l’habitude.

- Quel riz dois-je utiliser ?

Cette fois, Shiliu les entendit. Haussant ses longs sourcils fins, il dit à Shen-xiansheng :

- Arrête de donner des ordres au gosse. Pourquoi tu ne le fais pas, toi ?

Shen-xiansheng était un érudit doux et raffiné mais, chaque jour, son pernicieux vaurien de petit frère l’enrageait tellement que l’intégralité de son visage semblait brûler d’une fureur ardente.

- Ne s’était-on pas mis d’accord pour le faire chacun son tour ? Ce n’est pas ta faute si tu ne peux pas entendre, mais tu es un adulte – pourquoi ne tiens-tu jamais parole ?!

Ayant à nouveau recours à sa vieille ruse, une fois de plus, Shen Shiliu « n’entendit pas » et se tourna vers Chang Geng.

- Qu’est-ce qu’il raconte ?

Chang Geng était sans voix. Honnêtement, être sourd était incroyablement pratique.

- Il a dit…

Chang Geng baissa la tête et croisa le regard espiègle de Shiliu. L’espace d’une demi-seconde, les scènes de son rêve de la veille passèrent devant ses yeux. Il réalisa brusquement qu’il n’était pas aussi indifférent qu’il le pensait. La gorge de Chang Geng devint légèrement sèche. Il se redonna promptement contenance et dit d’un air impassible :

- Tu ferais mieux de rester tranquille, mon vieux. Ne sois pas aussi effronté de bon matin.

Shen Shiliu n’avait pas encore eu le temps de boire jusqu’à l’hébétude, aussi le peu de conscience qu’il lui restait attendait-il d’être noyé par le whisky. Tout sourire, il saisit la main de Chang Geng et s’en servit pour se hisser sur ses jambes. Il tapota chaleureusement l’arrière de la tête du jeune homme et tituba jusqu’à la cuisine. Etonnamment, il se mettait réellement au travail. Voir Maître Shiliu faire quelque chose de productif était un phénomène rare – un évènement aussi exceptionnel que la floraison d’un arbre de fer[1].

Chang Geng s’empressa de le suivre, seulement pour voir son parrain se pavaner et attraper nonchalamment une poignée de riz, qu’il jeta dans une casserole. Avec une série d’éclaboussures, il y ajouta un peu d’eau pour laver le riz, aspergeant la pièce de gouttes au passage. Ensuite, il daigna placer deux doigts dans la casserole, touillant brièvement avant de les sortir et de les agiter pour se débarrasser de l’eau.

- Le riz est à moitié lavé, annonça-t-il. Maintenant, viens par-là, Shen Yi. C’est ton tour.

Shen-xiansheng ne sut que répondre.

D’un geste de la main, Shen Shiliu attrapa la jarre de vin posée sur le fourneau et inclina la tête en arrière pour avaler une grande lampée. Ses mouvements étaient aussi aériens que les nuages dans le ciel et l’eau sous les ponts, parfaitement précis dans leur exécution… Parfois, Chang Geng soupçonnait que même la soi-disant cécité de son parrain soit simulée.

Peut-être Shen-xiansheng avait-il abandonné. Il accepta son destin et se lava les mains avec un pain de savon au miel d’acacia, en jurant du début à la fin. Il fila dans la cuisine pour installer un panier à vapeur pour les pâtisseries et commença à nettoyer le bazar que Shiliu avait laissé derrière lui. Pendant ce temps, Chang Geng sortit la calligraphie qu’il avait tracée ce matin-là et la montra à Shen-xiansheng. Alors que Shen Yi finissait de lui dire ce qu’il en pensait, Chang Geng fourra chaque morceau de papier dans le fourneau pour nourrir le feu.

- Je vois que tu as travaillé dur, ces derniers temps ; ton écriture s’est beaucoup améliorée, dit Shen-xiansheng. Je vois que tu as tracé une copie de la « Transcription du Pavillon-Etape » du Marquis d’Anding, Gu Yun ?

- Hum, confirma Cheng Gang.

Shiliu paressait non loin mais, en entendant cela, il se retourna. Une étrange expression passa sur son visage.

La tête de Shen-xiansheng demeura baissée.

- Le Marquis d’Anding avait quinze ans lorsqu’il a dirigé ses premières troupes et s’est fait un nom avec une seule bataille. A l’âge de dix-sept ans, il a pris les commandes de la Campagne Occidentale. Alors que l’armée transitait par un lieu de repos aux abords de la ville de Xiliang, il a vu les vieilles ruines laissées par nos ancêtres. Bien qu’il se soit passé plus d’un siècle depuis la fondation de notre grande nation, nous pouvons toujours admirer le paysage des anciennes dynasties. Emu par cette pensée, il a écrit la « Rhapsodie du Pavillon-Etape ». Le poème aurait probablement été oublié, si des lécheurs de bottes parmi ses rangs ne l’avaient pas sauvegardé en secret et inscrit sur une stèle.

« Gu Yun a reçu les enseignements calligraphiques particuliers du plus grand érudit de notre ère, Mosen-xiansheng, aussi y a-t-il du mérite à étudier son écriture. Cependant, il était très jeune lorsqu’il a écrit la « Rhapsodie du Pavillon-Etape ». Ayant obtenu un succès aussi considérable à un si jeune âge, il a inévitablement eu une opinion relativement exagérée et immature de ses propres capacités. Il existe tant de reproductions d’anciennes transcriptions que tu pourrais recopier, si tu veux t’entraîner à écrire. Pourquoi n’as-tu pas choisi la transcription d’une personne vivante ?

Chang Geng roula le papier recouvert d’encre en boule et le jeta dans le feu sans le moindre remord.

- J’ai entendu dire que, sous le commandement de l’ancien marquis, les Divisons du Faucon Noir, de la Carapace Noire et de l’Etalon Noir du Bataillon de Fer Noir ont anéanti les Dix-huit Tribus Barbares. Plus tard, lorsque son fils a hérité de son titre et de son commandement, le bataillon a forcé la reddition des Pillards des Régions Occidentales. Ce n’est pas vraiment que j’aime sa calligraphie. J’étais simplement curieux de voir l’écriture du commandant du Bataillon de Fer Noir.

Shen-xiansheng continua à remuer la casserole machinalement avec la louche, mais ses yeux se détournèrent. Après un long moment, il dit lentement :

- Le nom de naissance du Marquis d’Anding est Gu Yun. Le nom de courtoisie qu’on lui a octroyé à sa majorité est Zixi. C’est le fils unique de la fille aînée de l’empereur précédent et de l’ancien Marquis d’Anding. Ses parents sont morts lorsqu’il était encore enfant, aussi Sa Majesté a-t-il pris pitié de lui et l’a-t-il élevé au sein du palais impérial. Sa Majesté lui a également conféré un titre de noblesse spécial. En tant qu’aristocrate de naissance, il aurait pu passer ses journées à paresser dans la richesse et le confort et, pourtant, il a insisté pour se rendre dans les Régions Occidentales et mordre la poussière. Je ne sais pas si je le qualifierais de héros ; il se pourrait qu’il lui manque une ou deux cases.

Shen-xiansheng portait une vieille robe tachée de graisse à moteur au niveau de l’ourlet et délavées par de trop nombreuses lessives. Un tablier à l’air malheureux pendait autour de son cou. Les deux frères survivaient un jour après l’autre sans aucune femme dans la maison, chaque homme plus disgracieux l’un que l’autre. Quant au tablier, il était difficile de dire s’il avait été lavé ne serait-ce qu’une seule fois depuis qu’il était tombé entre leurs mains. Sa couleur originale était impossible à deviner, et il ne semblait absolument pas à sa place, enroulé autour du corps de Shen xiansheng.

Seul son visage était bien défini. Shen Yi avait une arête nasale haute si bien que, lorsqu’il arrêtait de plaisanter, son profil avait une aura froide et presque menaçante. Avec un clignement de paupières, il dit :

- Depuis le décès de l’ancien marquis, le Bataillon de Fer Noir a accompli de trop grandes choses. Ça met les gens au pouvoir mal à l’aise. Si on y ajoute le fait que de nombreux courtisans flagorneurs impatients de gagner les faveurs de Sa Majesté sèment la pagaille…

- Shen Yi.

Il fut brusquement interrompu par Shiliu, qui était resté silencieux pendant tout ce temps.

Les deux hommes qui se tenaient près du fourneau tournèrent les yeux vers lui à l’unisson. Shiliu examinait une petite toile d’araignée suspendue dans l’encadrement de la porte. Il n’était pas du genre à être empourpré par le vin ; son visage semblait plutôt pâlir un peu plus chaque fois qu’il buvait. Le peu d’émotions qu’il possédait semblait se déverser dans ses yeux, et il était difficile de déchiffrer son humeur.

- Ne dis pas n’importe quoi, dit-il doucement.

Les frères Shen n’avaient jamais considéré la séniorité comme importante. Le plus jeune manquait souvent de respect à l’aîné, tandis que l’aîné dorlotait le plus jeune à l’extrême. Ils passaient chaque journée à se disputer du matin au soir, mais ils se montraient toujours très affectueux l’un envers l’autre.

Chang Geng n’avait jamais entendu Shiliu parler avec une telle sévérité. Le garçon était une personne naturellement sensible. Bien qu’il ne comprenne pas ce qu’il se passait, il fronça les sourcils. Shen Yi serra les dents un moment avant de remarquer que Chang Geng l’observait. Réprimant ses émotions avec difficulté, il dit avec un sourire :

- Excuse mon dérapage – mais calomnier la cour impériale n’est-il pas la conversation parfaite pour accompagner un repas ? Je disais ça comme ça.

Sentant la gêne dans l’air, Chang Geng eut l’intelligence de changer de sujet.

- Alors – qui était en charge du Bataillon de Fer Noir durant les dix années qui se sont écoulées entre l’Expédition du Nord et la Campagne Occidentale ?

- Personne, dit Shen Yi. Le Bataillon de Fer Noir a chômé quelques temps. Certains soldats sont partis, d’autres sont morts. La plupart des vétérans qui ont continué à servir sont devenus démoralisés à force d’être abandonnés à leur sort. Au cours de la décennie, les troupes d’élite d’antan avaient été remplacées par une nouvelle génération de soldats. Par ailleurs, leur équipement n’avait pas été amélioré depuis des années et était devenu complètement obsolète.

« Telle était la situation jusqu’à il y a quelques années, lorsque la rébellion a éclaté dans les Régions Occidentales. En ces temps de crise, la cour impériale n’a pas eu d’autre choix : ils ont permis au Marquis d’Anding de prendre les rênes et de ressusciter le Bataillon de Fer Noir. Plutôt que de dire que le Maréchal Gu a dirigé le Bataillon de Fer Noir, il serait plus juste de dire qu’il a forgé un nouveau corps d’élite dans les Régions Occidentales. Si tu en as l’opportunité, tu devrais essayer d’étudier sa calligraphie actuelle.

Chang Geng était légèrement pris au dépourvu.

- Se pourrait-il que Shen-xiansheng ait vu les derniers écrits du Marquis d’Anding ?

Shen Yi sourit.

- Ils sont excessivement rares mais, de temps à autre, on peut voir un ou deux rouleaux de parchemins dans une librairie qui prétendent contenir sa véritable écriture. Leur véracité n’est pas une chose que je peux certifier.

Tout en parlant, il souffla sur la vapeur blanche émanant de la casserole, puis commença à apporter la nourriture sur la table. Chang Geng s’avança pour l’aider mais, alors qu’il passait devant Shen Shiliu avec le congee, la main de l’invalide se tendit brusquement pour attraper son épaule.

Chang Geng avait entamé son pic de croissance très tôt et était plus grand et plus massif que la plupart des garçons de son âge. Bien que son corps doive encore s’étoffer, il était déjà presque aussi grand que son jeune parrain et pouvait regarder Shiliu dans les yeux en haussant légèrement le menton. Shiliu avait une paire d’yeux séducteurs caractéristique – légèrement incurvés, leurs coins externes subtilement inclinés vers le haut – mais leur forme attrayante n’était visible que lorsque son regard s’adoucissait et papillonnait de droite et de gauche. Car, à chaque fois que ses yeux se posaient quelque part, c’était comme si ses pupilles contenaient une paire d’abîmes voilés de brouillard, si sombres qu’ils en étaient insondables.

Le cœur de Chang Geng manqua un battement. Baissant la voix, il utilisa délibérément ce surnom dont il se servait si rarement.

- Yifu, qu’y a-t-il ?

- Tu n’es qu’un enfant, alors arrête de rêver de devenir un héros, dit Shiliu d’un air distrait. Les héros ont-ils une fin heureuse ? Tant que tu as à manger et des vêtements sur tes épaules, tant que tu peux dormir sans t’inquiéter du lendemain – c’est déjà la meilleure vie que tu pourrais espérer vivre. Même si c’est ennuyeux, même si tu es fauché, tout ira bien.

Shiliu passait la plupart de son temps à prétendre qu’il était sourd et muet, et disait rarement quoi que ce soit de pertinent. A présent, il avait enfin ouvert sa bouche, juste pour gâcher le plaisir de Chang Geng. En tant qu’invalide mi-aveugle, mi-sourd, il était naturel que cet homme manque d’ambition et d’objectifs. Mais comment un jeune homme pouvait-il supporter d’écouter des paroles aussi résignées et démoralisantes ?

Chang Geng avait le sentiment que Shiliu le regardait de haut. Contrarié, il songea : Si on gaspille tous notre temps comme toi, qui subviendra aux besoins de la famille, à l’avenir ? Qui s’occupera de toi et s’assurera que tu aies à manger et des vêtements sur les épaules ? C’est bien plus facile à dire qu’à faire.

Esquivant la main de Shiliu, il répondit sèchement :

- Arrête tes âneries. Tu vas te brûler avec le congee.

 

 

[1] Nom chinois du cycas du Japon, nommé ainsi en raison de la très forte densité de son bois. Il n’éclot que très rarement, d’où l’expression « un arbre de fer n’éclot qu’une fois tous les mille ans », utilisée pour décrire des évènements incroyablement rares.

 

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