Chapitre 29 : Destin

 

 

 

- Oh, dit Shen Zechuan.

N’ayant pas obtenu la réponse qu’il souhaitait, Xiao Chiye tourna de nouveau les yeux vers lui et demanda :

- Pourquoi est-ce que tu ne me contredis pas ?

Shen Zechuan leva les mains pour ouvrir l’ombrelle et dit :

- Je n’ai pas de père ou de frère qui m’attendent à la maison. Pas de connaissances non plus. Alors quel est l’intérêt de rentrer ?

Xiao Chiye ramassa le mouchoir pour essuyer l’eau sur sa nuque. Il se tint debout sous la pluie et dit :

- Oh, c’est vrai. La Résidence du Prince de Jianxing à Dunzhou a déjà été vidée. Avec ton identité, si tu y retournes, tu seras maudit par tout le monde.

- C’est pourquoi, en ce qui concerne le destin…

Shen Zechuan regarda silencieusement Xiao Chiye pour faire une pause avant de continuer :

- Si tu n’es pas réincarné dans une bonne vie, tu ne feras que souffrir.

Xiao Chiye ne le regarda pas lorsqu’il leva le bras pour frotter les gouttes de pluie sur son front.

- Alors pourquoi es-tu encore en vie ? demanda-t-il.

Shen Zechuan sourit et dit :

- Des millions de personnes veulent que je meure. Mais comment pourrais-je me sentir bien dans ma peau si je devais exaucer le souhait des autres ?

- Ton seul moyen de survivre est de rester dans le Temple Zhao Zui, dit Xiao Chiye.

Shen Zechuan fit deux pas pour contourner une flaque d’eau sur le sol et dit :

- Si je reste dans le Temple Zhao Zui, tu penseras que je dois finir exécuté par décapitation. Xiao Chiye, même si tu fais de ton mieux pour le cacher, tu as déjà l’habitude de regarder les gens de haut. Tu n’es pas différent des gens qui te regardent de haut, aujourd’hui. Et tous ces yeux posés sur toi te font vivre un enfer, à présent.

Il éclata de rire et tapota le dos de Xiao Chiye avec sa paume.

- Je cherche à vivre. Tu cherches à mourir. Un jour, le Clan Xiao m’a retenu prisonnier et, à présent, le Clan Li fait la même chose avec toi. Les voies de ce monde ne sont-elles pas étranges ? L’oiseau en cage attend impatiemment de retrouver ses anciens bois, tandis que le poisson dans l’étang rêve de profondeurs[1]. Dans la vie, ton sort a été tracé du début à la fin. Si tu ne peux pas rentrer, alors tu n’es qu’un raté qui n’a de noble que ses aspirations, mais pas ses actions. Ce qu’il y a de plus regrettable, sur cette terre, c’est de transformer un loup en chien. Combien de temps tes crocs pourront-ils rester aiguisés, à Qudu ?

- Tu m’as suivi, pendant la Chasse Automnale, dit Xiao Chiye en tournant la tête sur le côté pour le regarder. Et tu m’as sauvé la vie juste pour ce moment de satisfaction ?

- Je ne suis rien qu’une personne insignifiante, dit doucement Shen Zechuan. Même si je n’étais pas arrivé, tu vivrais encore.

L’ébriété de Xiao Chiye avait diminué.

- Qu’est-ce que tu mijotes, exactement ? demanda-t-il.

- Je rembourse une dette de gratitude.

Le bord de l’ombrelle de Shen Zechuan protégeait Xiao Chiye – c’est dire à quel point il était proche de ce dernier.

- Je vous rembourse tous pour la clémence dont vous avez fait preuve en ne me tuant pas.

Xiao Chiye attrapa brusquement Shen Zechuan par le col et dit :

- Je croyais que tu t’étais repenti et que tu avais tourné la page pour devenir une meilleure personne.

- Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

La lueur dans les yeux de Shen Zechuan était encore plus froide que cette pluie d’automne. Il fit un pas en avant, se collant presque à Xiao Chiye, et demanda :

- Quel est mon crime ?

- As-tu jeté un coup d’œil aux différentes cités de Duanzhou, quand tu as rampé hors de la Doline de Chashi ? demanda Xiao Chiye en raffermissant son emprise. Dans les huit cités, tout le monde a été massacré. Lorsque les sabots des chevaux ont marché sur les portes de la ville, tout le sang qui a giclé était celui du peuple.

- Les troupes de Shen Wei ont été vaincues.

Shen Zechuan se débarrassa enfin de son masque, exposant sa haine brûlante.

- Quarante mille citoyens de Zhongbo ont été enterrés dans la Doline de Chashi ! J’ai perdu mon grand frère et ma shiniang[2], ce jour-là ! En quoi est-ce ma faute ?

- Shen Wei méritait d’être tué !

Xiao Chiye avait également atteint ses limites. Il plaqua brusquement Shen Zechuan contre le mur et dit :

- Shen Wei aurait dû être mis à mort ! Tu es un Shen, toi aussi ! Alors comment pourrais-tu être irréprochable ?

L’ombrelle en papier huilé tomba sur le sol tandis que Xiao Chiye abattait Shen Zechuan contre le mur et le soulevait jusqu’à ce que ses orteils touchent à peine le sol. Shen Zechuan leva sa jambe pour piétiner la poitrine de Xiao Chiye. Xiao Chiye recula de quelques pas sous le coup de la douleur, mais il ne relâcha pas son emprise tandis qu’il tirait Shen Zechuan par le col et le jetait sur le sol.

Le crépitement de la pluie s’intensifia brusquement et se déversa en torrents. Une salve de collisions retentit dans la ruelle sombre, alors qu’un bric-à-brac en pagaille était piétiné sous leurs pieds.

Les courtisanes de la Villa Xiangyun, qui attendaient Xiao Chiye, furent surprises par le vacarme. Elles se cramponnèrent toutes aux portes, leurs sabots en bois à la main, pour jeter un coup d’œil.

- Pourquoi ont-ils commencé à se battre ?!

Xiangyun s’empressa d’enfiler son pardessus et de glisser ses pieds dans ses sabots en bois pour se précipiter vers eux.

- Mes chers maîtres ! Discutez, si vous avez quelque chose à vous dire. Ce n’est pas la peine d’en venir aux mains !

Shen Zechuan monta sur Xiao Chiye et lui administra un coup de poing en plein visage. Xiao Chiye attrapa le poignet de Shen Zechuan et le tira brutalement vers lui. Léchant le sang entre ses dents avec le bout de sa langue, il dit :

- Ni toi, ni moi ne devrions rêver d’une vie facile !

Xiangyun avait déjà appelé ses employés à l’aide, et ils joignirent leurs forces pour séparer les deux hommes. Xiao Chiye fit un mouvement brusque du bras, et ces grands mercenaires bien bâtis sentirent la région entre leur pouce et leur index s’engourdir. Cependant, Xiao Chiye ne bondit pas une nouvelle fois. Il leva les doigts pour essuyer les plaies sur son visage et dit :

- Dégagez.

En voyant que la situation n’augurait rien de bon, Xiangyun fit signe aux mercenaires de se rendre à la résidence du prince au pas de course pour demander de l’aide. Qui aurait pu s’attendre à ce que Xiao Chiye dise :

- Je casserai les jambes de celui qui osera alerter mon père !

La voix de Xiangyun s’adoucit et elle saisit cette opportunité pour dire :

- Quel est le problème ? Second Jeune Maître a toujours fait preuve de tendresse envers la gent féminine. Pourquoi avez-vous effrayé ces demoiselles, ce soir ? Il n’est pas rare que les gentlemen échangent quelques coups après avoir bu en excès. Oublions ça et enterrons la hache de guerre avec un sourire, d’accord ?

Xiao Chiye se redressa sur ses jambes, se débarrassa de ses vêtements sales et les lança à Xiangyun.

- Rentrez à l’intérieur.

Alors qu’elle tenait son pardessus, Xiangyun tenta de le persuader :

- Second Jeune Maître, il fait si froid, dehors…

Sa phrase resta en suspens lorsqu’elle perdit le courage de laisser échapper ne serait-ce qu’un couinement. Elle agita silencieusement la main à l’intention des courtisanes et les reconduisit à l’intérieur. Cependant, la porte ne fut pas complètement refermée, cette fois. Toutes les courtisanes se cramponnèrent aux flancs de la porte et des fenêtres pour guetter.

- La prochaine fois, dit Shen Zechuan, viens directement à ma porte, si tu me cherches. Je ne repasserai sûrement pas par cette allée avant huit cent ans.

- Si j’avais su que tu passerais par-là, dit Xiao Chiye, je ne serais pas venu ici, même si je devais vomir à l’intérieur.

Shen Zechuan sourit d’un air moquer et dit :

- Dans ce cas, le monde doit vraiment être petit, pour que les ennemis se rencontrent sur un chemin aussi étroit.

Xiao Chiye marcha jusqu’à lui.

- Je te surveillerai attentivement, à partir de maintenant.

- Tu peux à peine t’occuper de toi-même, et tu veux encore t’inquiéter à propos de moi ? demanda Shen Zechuan en soulevant son ombrelle et en réduisant la distance entre eux. Les vieilles institutions ont la peau dure. Il a suffi d’une Chasse Automnale pour que tu veuilles mettre le Clan Hua à genoux. Tu nages vraiment en plein délire.

- Tu ferais mieux de trouver un moyen de préserver ta vie.

Xiao Chiye pressa sa poitrine contre l’ombrelle et le regarda d’un air soupçonneux.

- Combien de temps peux-tu survivre sans le soutien de l’Impératrice Douairière ?

- Un nouveau maître siège déjà à la Cour Impériale, dit Shen Zechuan. Ne serait-il pas temps que tu modifies toutes ces suppositions que tu tenais pour acquises, toi aussi ?

- Tu ne peux tuer aucun d’entre eux, dit Xiao Chiye. Ceux qui te sont redevables sont la Cavalerie de Biansha et Shen Wei.

- Comme tu veux.

Shen Zechuan se drapa de nouveau de son manteau insipide. Il ferma l’ombrelle et dit doucement à Xiao Chiye :

- J’écouterai tout ce que tu diras, d’accord ?

Cette rage indescriptible qui bouillonnait à l’intérieur de Xiao Chiye monta brusquement d’un cran.

- Absolument, dit-il. Dans ce cas, tu resteras avec moi, cette nuit.

- Tu dors dans le lit à baldaquin d’une douce et tendre demoiselle, dit Shen Zechuan. Et tu es encore obsédé par le fait de partager ton lit avec un autre homme ? Je suis désolé, mais moi non.

Qu’importe la façon dont Xiao Chiye le regardait, il avait toujours l’air de préparer un mauvais coup, aussi dit-il :

- Qu’est-ce que tu essayes d’éviter ? N’as-tu pas dit « comme je veux » ?!

- Est-ce que tu as perdu l’esprit ? demanda Shen Zechuan en tendant un doigt vers sa tête.

- Tous ces fainéants de Gardes-du-corps Impériaux ont été envoyés dans l’Armée Impériale, dit Xiao Chiye. Alors qui est-ce qui a perdu l’esprit ?

Shen Zechuan se tut un moment et dit :

- Qu’est-ce que le Gouverneur Général aimerait que je fasse ?

Il y avait encore une marque rouge sur la joue de Xiao Chiye. L’hostilité entre ses sourcils se dissipa, et il adopta l’apparence d’un tire-au-flanc décontracté. Il se retourna pour s’assoir dans la véranda, sous les avant-toits, et tendit un doigt vers ses bottes.

Shen Zechuan s’empressa de soulever le coin de ses lèvres à son intention et dit :

- Bien sûr.

 

***

 

Tôt le lendemain matin, Chen Yang vint le chercher et fut stupéfait lorsqu’il vit Shen Zechuan enlacer l’Epée Langli dans l’entrée de la Villa Xiangyun.

Shen Zechuan, qui avait pris appui contre la porte, se redressa et s’inclina pour saluer Chen Yang.

L’espace d’un instant, Chen Yang eut un terrible pressentiment et demanda :

- Shen… Pourquoi la Cavalerie Rouge[3] est-elle ici ?

- Ji Lei est encore en prison et n’a pas encore été condamné, dit Shen Zechuan. Les Gardes-du-corps Impériaux servent temporairement dans l’Armée Impériale, sous la supervision du Gouverneur Général.

Chen Yang observa son visage calme et sentit un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale. Il hocha légèrement la tête et se hâta de monter les marches.

Shen Zechuan le regarda aller à l’étage. Au même moment, Xiangyun descendait les escaliers en soulevant l’ourlet de sa jupe. Elle dit d’une voix tendre :

- Vous n’avez pas encore mangé ? Vous n’avez pas changé vos habits sales non plus. Ling Ting…

La courtisane située à l’étage se pencha par-dessus la rambarde d’un air fatigué et dit :

- Pourquoi Madame n’arrête-t-elle pas d’appeler Ling Ting ? Vous oubliez tout le temps que la jeune fille a été rachetée.

A cet instant, Xiangyun en prit conscience et dit :

- J’ai pris l’habitude de l’appeler ! Amène un peu de nourriture pour Son Excellence de la Cavalerie Rouge.

Lorsque Chen Yang entra, il vit Xiao Chiye encore endormi, vautré sur le canapé. Personne d’autre ne se trouvait dans les parages pour le servir, aussi Chen Yang se dirigea-t-il jusqu’à lui et l’appela doucement :

- Gouverneur Général, Gouverneur Général ?

Xiao Chiye enfouit son visage avec lassitude et dormit un petit peu plus longtemps. Soudain, il se rassit et dit :

- Pourquoi est-ce que c’est vous ? Où est Shen Lanzhou ?

- Il monte la garde en bas. Gouverneur Général… Qu’est-il arrivé à votre visage ? demanda Chen Yang, estomaqué.

- Je me suis fait cogner pendant que je chassais.

Xiao Chiye descendit du canapé et fit bouger ses épaules et ses bras.

- Est-ce dage qui vous a demandé de venir me chercher ? demanda-t-il.

- C’est Monseigneur le Prince, dit Chen Yang. Nous avons reçu des informations, tôt dans la matinée. Le Marché de Commerce Partagé de Shaqiu[4] a été pillé par la Cavalerie de Biansha, hier soir. Nous devons encore nous rendre au palais, plus tard, pour discuter de cette affaire en détails. L’Ainé du Secrétariat Hai a convoqué le Ministère de la Guerre et le Ministère des Revenus pour une conférence. Libei doit de nouveau déployer ses troupes.

Xiao Chiye s’essuya le visage avec de l’eau et franchit immédiatement la porte. Lorsqu’il se dirigea vers l’étage inférieur, il vit Shen Zechuan avec une courtisane. Il fit quelques pas dans sa direction, attrapa la petite assiette par derrière et lança une pâtisserie dans sa bouche. Shen Zechuan le regarda et dit :

- Mange lentement. Si tu t’étouffes à mort, personne ne pourra te sauver à temps.

Xiao Chiye l’avala proprement. Il lui sourit et posa son bras sur son épaule. Tout en le conduisant vers l’extérieur, il dit :

- Lanzhou…

Shen Zechuan le regarda. Xiao Chiye dit d’un ton frivole :

- Pourquoi as-tu conservé ta rancœur toute la nuit ? J’ai déjà tout oublié après une bonne nuit de sommeil. Allons-y. Ce Second Jeune Maître va t’emmener avec lui pour s’amuser…

Shen Zechuan repoussa sa main en la frappant avec le fourreau de sa lame et dit :

- Second Jeune Maître, n’en profitez pas pour me toucher la nuque.

 

***

 

De nombreuses personnes étaient rassemblées dans le Hall Mingli.

Li Jianheng resta assis sur le Trône du Dragon sans oser bouger. Il essaya d’abord de comprendre l’expression de Hai Liangyi avec ses yeux, puis les tourna vers les autres tout en faisant de son mieux pour paraître digne et imposant.

- Maintenant que la position de Directeur des Scribes du Conseil d’Administration des Cérémonies est vacante, ce vieux sujet va présenter les comptes des différents ministères à Sa Majesté une fois qu’ils seront envoyés au Grand Secrétariat avant de les signer, dit d’abord Hai Liangyi à Li Jianheng. Que pense Sa Majesté des comptes d’hier soir ?

La nuit dernière, Li Jianheng avait écouté le pipa avec une jolie femme dans les bras. Ainsi, lorsque Hai Liangyi s’inclina devant lui, il redressa immédiatement les fesses, l’air coupable, et dit :

- Très biens, très biens !

Xue Xiuzhuo, qui était agenouillé derrière Hai Liangyi, avait d’abord présenté une expression neutre. Mais il fronça les sourcils en entendant ces mots.

Hai Liangyi attendit un instant. Mais, lorsqu’il vit que Li Jianheng n’avait aucune intention d’en dire plus, il dit :

- L’automne est froid et givré, à présent. Si Libei déploie ses troupes, ils devront faire état des salaires des militaires et des provisions à Qudu afin d’être payés à l’avance. Monseigneur, de combien avez-vous besoin, cette fois ?

Xiao Fangxu sourit et dit :

- J’ai été malade et hors service pendant longtemps. Toutes les affaires militaires ont depuis longtemps été confiées à Jiming. Jiming, dis à l’Ainé du Secrétariat Hai quelle somme il nous manque.

Xiao Jiming s’inclina et dit :

- Les Douze Tribus de Biansha ont pillé le marché à cette période car la neige hivernale est sur le point de tomber. L’approvisionnement en céréales des différents Tribus de Biansha est épuisé, aussi n’avaient-elles d’autre choix que de piller le marché de commerce partagé. Si nous étions dans le passé, les champs militaires de Libei seraient autosuffisants et n’auraient pas besoin d’assistance pour l’approvisionnement des armées. Mais l’ancien Empereur est décédé cette année, alors il est probable que les Douze Tribus de Biansha songent à profiter de notre vulnérabilité actuelle. Si nous devons mobiliser nos troupes, nous devons non seulement les expulser de notre territoire, mais nous devons également disposer nos troupes pour le garder. J’ai déjà soumis la somme requise au Ministère des Revenus.

Le Ministre des Revenus nouvellement nommé sortit le rapport. Shuanglu le présenta à Li Jianheng.

Li Jianheng le regarda un instant et dit :

- Un million et deux cent mille taels. Qu’y a-t-il de si difficile ? Tant que les soldats ne meurent pas froid et de faim.

Le Ministre des Revenus, Qian Jin, était un petit peu embarrassé et dit :

- Sa Majesté ne le sait pas, mais… Nous devons encore compenser le déficit de l’année dernière. La trésorerie de l’état ne possède pas cette somme, et encore moins à l’improviste.

- Dans ce cas, un million de taels devrait suffire, n’est-ce pas ? demanda Li Jianheng.

Qian Jin s’inclina et dit :

- Durant la Chasse Automnale, la mobilisation des Huit Grandes Divisions de Formation nous a coûté deux cent trente mille taels, et l’ancien Empereur a dépensé… cinq cent quarante mille taels. L’argent restant de la trésorerie de l’état doit encore servir à payer les arriérés de salaire de tous les fonctionnaires juniors et seniors. Ce sera bientôt la fin de l’année, et les fonctionnaires civils ont tous besoin de fêter le Nouvel An. Nous n’avons certainement pas un million de taels. Votre Majesté, nous ne pouvons allouer que six cent mille taels à la Cavalerie Cuirassée de Libei.

Li Jianheng ne s’était vraiment pas attendu à ce que, en tant qu’Empereur, il puisse un jour être pauvre. Il avait voulu faire une faveur à Libei, afin d’apaiser Xiao Chiye au passage. Qui aurait pu deviner qu’il n’aurait pas d’argent ? Cela le plaça subitement dans une position si embarrassante qu’il voulut se cacher sous la table. A la place, il se contenta de marmonner quelques vagues sons d’approbation.

Le Hall Mingli resta silencieux un moment. Xue Xiuzhuo déclara brusquement :

- Votre Majesté, cet humble sujet connait un moyen.

Comme s’il avait vu son sauveur, Li Jianheng dit :

- Je vous en prie, parlez. Dites-moi.

- Lorsque la Faction Hua était au pouvoir, dit Xue Xiuzhuo, elle a mis un prix sur quelques sinécures et a accueilli à bras ouverts tous ceux qui avaient les moyens de payer. Les « Respects de Glace[5] » qu’elle collectait chaque année représentent des sommes conséquentes. Ensuite, il y a Pan Rugui, qui a tiré profit des failles dans l’approvisionnement pour amasser de la richesse de façon éhontée. Les deux hommes sont désormais en prison. Pourquoi ne pas fouiller les Résidences Hua et Pan et confisquer leurs biens afin de subventionner les fonds militaires ? Le Second Jeune Maître du Clan Xi, Xi Hongxuan, s’est déjà fait pardonner et a soumis un document à la Cour de Contrôle Judiciaire hier afin d’accuser Xi Gu’an d’avoir levé sa propre armée personnelle en privé. Il a même loué la Résidence du Clan Xi à Qudu afin de rembourser les détournements de fonds des Huit Grandes Divisions de Formation lorsque Xi Gu’an était en fonction.

A la seconde où Li Jianheng entendit qu’ils allaient dévaliser les résidences, il montra instantanément son intérêt. Enthousiaste à l’idée d’essayer, il dit :

- Bien sûr ! J’y… J’y ai pensé, moi aussi !

Hai Liangyi hésita un instant, puis dit :

- Ce n’est pas convenable. Le deuxième procès de la Cour de Contrôle Judiciaire n’a pas encore touché à sa fin. Comment pourrions-nous contourner la loi et exécuter directement la sentence ?

- C’est une urgence, dit Xue Xiuzhuo. Qudu peut attendre le second procès, mais la Cavalerie de Biansha n’attendra pas. Nous ne pouvons pas laisser la Cavalerie Cuirassée de Libei mener une guerre le ventre vide.

Hai Liangyi était encore hésitant, mais Li Jianheng avait déjà frappé la table pour donner son accord.

Lorsqu’ils sortirent, Xiao Jiming dit à Qi Zhuyin, qui était resté silencieuse pendant tout ce temps :

- La Commanderie de Bianjun tient-elle le coup ?

Qi Zhuyin leva la tête pour regarder la pluie derrière les avant-toits et dit :

- Lu Guangbai est encore à Bianjun alors, naturellement, les Douze Tribus de Biansha n’agiront pas de ce côté-là. Mais Libei n’a pas de Commandant en Chef – cela rend inévitablement les choses difficiles, pour vous.

Xiao Jiming resta immobile un moment et soupira :

- Il est difficile de croiser des hommes doués dans le domaine militaire. Ils ne sont pas faciles à trouver.

- Qu’importe ce qu’il se passe à Qudu, dit Qi Zhuyin, le devoir des commandants et des généraux est de protéger leur territoire et de défendre leur pays. Jiming, les talents militaires sont difficiles à trouver, et il n’est pas simple de les élever et de les entrainer. Libei est une terre lourdement fortifiée à la frontière de Da Zhou. Si vous ne choisissez pas de successeur, cela ne pourra être que préjudiciable pour Libei.

Ils avaient tous deux l’aspiration de devenir un général vaillant d’une part et une forteresse imprenable de Da Zhou de l’autre. Cependant, un homme finissait toujours par vieillir.

Le fait de confier et de lier les vies de toute une armée à une seule personne pouvait être négligé si ce n’était que pour quelques années, mais si vous laissiez cela continuer pendant plus d’une décennie, ou même quelques décennies, la Cavalerie Cuirassée de Libei ne pourrait plus se passer de Xiao Jiming. Si, un jour, la Cavalerie Cuirassée de Libei perdait Xiao Jiming, qu’adviendrait-il de l’armée qui avait régné en maître sur le champ de bataille pendant des décennies sans jamais faillir à sa réputation ?

- Je sais que vous avez de grands espoirs pour A-Ye.

Qi Zhuyin descendit les escaliers et tourna la tête en arrière sans se presser.

- Mais il est destiné à ne jamais voler plus loin que les remparts de Qudu. Vous avez jeté votre dévolu sur lui. Pensez-vous qu’il ne l’a jamais remarqué pendant toutes ces années, même si vous n’en avez jamais parlé ? Plus vous en attendrez de lui, plus il souffrira le martyr. Libei n’est pas sa liberté, mais sa cage. Jiming, vous et moi avons été amis pendant de nombreuses années. Laissez-moi vous donner un conseil. Choisissez quelqu’un d’autre.

Au loin, les avant-toits du palais étaient tous voilés par le brouillard. Un corbeau solitaire croassa quelques fois, et le silence se fit de nouveau.

 

 

[1] Inspiré du poème « L’érudit dans la ruelle étroite » du Chinois Tso Ssu.

[2] Pour rappel : shiniang est un terme utilisé pour désigner la femme de son maître/shizun.

[3] Subordonnés des Gardes-du-corps Impériaux portant un uniforme rouge et généralement chargés d’escorter les hauts fonctionnaires.

[4] Signifie dune de sable.

[5] Pratique discutable de la dynastie Qing qui consistait à payer des pots de vin aux fonctionnaires de la capitale.

 

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