Chapitre 28 : Aviné dans l’allée

 

 

 

A Qudu, la pluie d’automne n’avait jamais cessé de tomber après que le nouvel Empereur soit monté sur le trône. Des lanternes étaient suspendues très haut sous les vieilles tuiles noires. Si quelqu’un se tenait au sommet des remparts de la ville et surveillait les lieux, il verrait une fraicheur lugubre voiler chaque bâtiment.

A cause de l’incident de la Chasse Automnale, tous les Gardes-du-corps Impériaux avaient vu leurs laissez-passer leur être retirés. Les Gardes-du-corps de classe cinq ou supérieure, comme Ji Lei et Qiao Tianya, avaient tous été emprisonnés. Avec Hua Siqian et Pan Rugui, ils avaient été remis à la justice afin d’être jugés lors d’un Procès Conjoint des Trois Fonctions Judiciaires[1].

Xue Xiuzhuo fut transféré du Bureau de Surveillance des Revenus et promu au poste de Ministre Assistant à la Cour de Contrôle Judiciaire. Cette position ne semblait pas lui conférer autant d’autorité que celle de Secrétaire de Supervision en Chef du Bureau de Surveillance des Revenus mais, en vérité, cela lui donnait un moyen d’entrer dans l’administration centrale des Trois Fonctions Judiciaires. En d’autres termes, il n’avait que l’autorité suffisante pour examiner les dossiers, mais il avait également le pouvoir de participer aux délibérations et aux réfutations des propositions du Ministère de la Justice et de l’Agence de Surveillance Principale.

- Xue Xiuzhuo.

L’Impératrice Douairière Hua s’adossa contre le canapé xumi et tapota oisivement sa pièce d’échec en jade noir contre le plateau.

- Je n’ai jamais entendu parler de cet enfant avant l’incident du Terrain de Chasse de Nanlin. Qui est-il pour le Clan Xue ?

La matrone Liuxiang éventa doucement le brûleur d’encens et dit :

- Pour répondre à Sa Majesté, c’est le troisième fils de basse naissance du Clan Xue. Cette esclave n’avait jamais entendu parler de cette personne, auparavant, ainsi cette esclave est-elle allée se renseigner spécialement sur lui.

- Le Clan Hua ne manque pas de successeurs, dit l’Impératrice Douairière. Pendant toutes ces années, c’est Yao Wenyu qui a été sous le feu des projecteurs. Je pensais que, tôt ou tard, ce vieux renard de Hai Liangyi recommanderait Yao Wenyu au Grand Secrétariat, après lui avoir apporté toutes ces connaissances. Qui aurait pu deviner qu’il resterait silencieux là-dessus et se servirait à la place de ce quelconque Xue Xiuzhuo ?

- Xue Xiuzhuo a d’abord joint ses forces à celles du Préfet de l’Administration Provinciale de Juexi, Jiang Qingshan, pour rassembler des preuves en douce, dit la matrone Liuxiang. Puis, il s’est associé à l’Ainé du Secrétariat Hai pour agir en tant qu’intermédiaire. En tant que Secrétaire de Supervision en Chef du Bureau de Surveillance des Revenus, il avait accès aux Six Ministères. Maintenant qu’il a été promu au poste de Ministre Assistant à la Cour de Contrôle Judiciaire, il va auditionner le dossier de notre Ainé du Secrétariat. Je crains qu’il ne se soit résolu à aller au fond des choses et qu’il ne lâche pas l’affaire.

- Je ne peux pas sortir, pour le moment, dit l’Impératrice Douairière Hua d’un air songeur. Si Xue Xiuzhuo veut mener l’enquête, alors laissons-le mener l’enquête. Le Clan Hua est déjà parvenu à un tournant critique. Allez dire à mon frère aîné qu’il doit avoir la détermination d’agir avec fermeté et qu’il doit limiter les pertes. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous serons capables d’organiser notre grand retour.

La matrone Liuxiang marmonna son approbation et se retira silencieusement.

 

***

 

Shen Zechuan agita son ombrelle pour en extraire l’eau de pluie et s’assit dans la véranda décrépite de la cour déserte. Moins d’une heure plus tard, la silhouette semblable à une montagne de Xi Hongxuan passa la porte de lune[2] et marcha dans sa direction tout en tenant une ombrelle.

- C’est l’heure à laquelle les espions rôdent en abondance. J’ai failli ne pas pouvoir leur échapper.

Xi Hongxuan resserra ses vêtements et fronça les sourcils tandis qu’il demandait :

- Y a-t-il une affaire urgente, pour que vous m’appeliez à une heure pareille ?

- Xi Gu’an est en prison, dit Shen Zechuan. Votre plus vieux souhait est juste sous votre nez. Pourtant, vous ne vous empressez pas d’attaquer maintenant, juste après la victoire. Attendez-vous qu’il commette un acte désespéré ?

- Sa culpabilité quant au fait d’avoir commis une offense capitale est déjà certaine, dit Xi Hongxuan. Effectuer la moindre action maintenant serait comme dessiner les pattes d’un serpent – redondant.

- Rien sur cette terre n’est jamais « certain ».

Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire sur le visage de Shen Zechuan.

- Plus la situation est critique, dit-il, moins vous pouvez vous permettre d’être négligent. Tant qu’il reste en vie dans cette situation dangereuse, il y a une chance qu’il y survive.

Xi Hongxuan regarda son profil et dit :

- La Faction Hua a déjà été remise aux Trois Fonctions Judiciaires. Avec toutes ces paires d’yeux braquées sur eux, comment prévoyez-vous d’agir ?

- Je n’agirai pas, dit Shen Zechuan en tournant les yeux. En tant que laquais du Clan Hua, les crimes commis durant son mandat sont trop nombreux pour être rapportés. Tant qu’un ou deux documents servant de preuve sont remis aux Trois Fonctions Judiciaires, sa mort sera pratiquement certaine.

- Porter une arme devant l’Empereur et piéger le Prince Héritier de la Couronne pour le traquer – ces deux évènements ne sont-ils pas suffisants pour le mettre à mort ?

- En tant que Commandant en Chef des Huit Grandes Divisions de Formation, il a le droit de porter une épée devant l’Empereur. La traque du Prince Héritier de la Couronne n’avait rien à voir avec lui. Il pourrait simplement déclarer qu’il est retourné dans la capitale pour chercher et déployer des renforts en voyant que la situation dégénérait. A présent, le nouvel Empereur craint l’Armée Impériale. Bien qu’il ait démantelé le Clan Hua, nous sommes à un moment où il a besoin de l’aide et de la coopération des Huit Grandes Divisions de Formation. Les Trois Fonctions Judiciaires mettront du temps à réexaminer l’affaire. Plus elle trainera en longueur, plus il sera difficile pour Xi Gu’an de mourir, dit Shen Zechuan en ricanant légèrement. Tant que Xi Gu’an ne meurt pas, vous resterez Xi le Second et ne passerez jamais sous la lumière des projecteurs.

Après un très long silence, Xi Hongxuan dit :

- Que prévoyez-vous de faire ?

- Xi Gu’an est affecté à un service spécial au sein des Huit Grandes Divisions de Formation depuis la quatrième année de Xiande. Jusque-là, durant ces quatre années, les Huit Grandes Divisions de formation ont reçu un total de neuf millions de taels de fonds et de provisions militaires. Parmi ce déboursement, seuls sept millions ont été comptabilisés. Où sont passés les deux millions de taels restants ? Ils ont tous disparus après être passés dans les mains de Xi Gu’an, dit Shen Zechuan. La vérification des livres de compte était, à l’origine, gérée par Xue Xiuzhuo. Selon toute vraisemblance, il sera encore capable de repérer des dépenses non valides lorsqu’il vérifiera. Pan Rugui et Hua Siqian peuvent prendre une somme aussi considérable car, le cas échéant, ils sont simplement cupides et corrompus. Mais Xi Gu’an ne peut pas. Il ne peut pas se permettre d’être cupide ou corrompu. Le contrôle des Huit Grandes Divisions de Formation, dont la mission principale est de patrouiller et de défendre Qudu, repose entre ses mains. S’il ne peut expliquer le devenir de tout cet argent, alors on ne pourrait que suspecter qu’il a détourné cet argent pour soudoyer les soldats et lever sa propre armée privée sous le couvert des Huit Grandes Divisions de Formation.

Un frisson parcourut soudain le dos de Xi Hongxuan.

- … Lever sa propre armée privée, dit-il.

- Il se tient à côté du trône du Fils des Cieux. Pour quelle autre raison pourrait-il lever sa propre armée privée ? demanda Shen Zechuan.

- … Impossible ! rétorqua Xi Hongxuan.

Il leva la main pour essuyer sa sueur et dit :

- Vous pensez que j’ai perdu l’esprit ? Si ce n’est qu’une association avec le Clan Hua, alors il sera le seul à mourir. Mais s’il nourrit l’intention de se rebeller, toute ma famille mourra ! C’est un crime passible de l’extermination de tout un clan !

Shen Zechuan éclata de rire et baissa la voix :

- Un changement de souverain implique un changement de ministres. C’est une merveilleuse opportunité pour vous de vous distinguer, maintenant qu’un nouvel Empereur est monté sur le trône. Considérez simplement que Xi Gu’an vous offre sa vie comme un cadeau de félicitations pour votre promotion.

- Vous voulez que je…

Xi Hongxuan dévisagea Shen Zechuan un instant et éclata brusquement de rire.

- Vous êtes vraiment cruel, dit-il. L’Impératrice Douairière vous a sauvé au moins deux fois. Vous n’avez vraiment aucun respect pour la bonté dont on a fait preuve envers vous.

- La bonté, hein ? demanda Shen Zechuan en ramassant son ombrelle. Il ne sera pas trop tard pour la rembourser après les avoir tués. Par ailleurs, aujourd’hui, la lutte des pouvoirs n’est qu’un jeu d’échecs entre les Xiao et les Hua. Qu’est-ce que ç’a à voir avec moi ?

Sur ce, il ouvrit son ombrelle, inclina légèrement la tête à l’intention de Xi Hongxuan et fit un pas sous la pluie nocturne. Xi Hongxuan resta assis, seul, dans la véranda. Une fois que Shen Zechuan eut disparu, il toucha son dos, le retrouvant entièrement trempé de sueurs froides.

 

***

 

Quelques jours plus tard, la Cour de Contrôle Judiciaire traita de nouveau l’affaire de la Chasse Automnale.

Jiang Xie, le Ministre en Chef de la Cour de Contrôle Judiciaire, fit office de Président du Tribunal, tandis que Hai Liangyi faisait office de superviseur et Xue Xiuzhuo de juré. C’était une affaire majeure, examinée et conduite devant la justice par l’Agence de Surveillance Principale avec les charges criminelles de « formation anticonstitutionnelle d’une faction insurgée », « détournement de taxes pour corrompre le gouvernement » et « mise en danger de l’état », soumise à la Cour de Contrôle Judiciaire.

Parmi elles, c’est la « formation anticonstitutionnelle d’une faction insurgée » qui rendait les Six Ministères nerveux. Ceux qui s’étaient rendus dans la Résidence Hua ou avaient reçu des recommandations de la part de Hua Siqian ou de Pan Rugui par le passé se retrouvaient tous dans une position précaire. Ces derniers jours, d’innombrables fonctionnaires avaient soumis des rapports pour mettre en accusation et dénoncer Hua Siqian et Pan Rugui, chacun d’entre eux faisant une déclaration de loyauté passionnée par peur d’être impliqué.

Voir tous ces rapports donnait la migraine à Li Jianheng. Ce n’était pas une personne qui pouvait rester assise tranquille, pour commencer. Malgré tout, il n’osait pas faire l’imbécile alors que le pays entier était en période de deuil national. Il avait vu la façon dont Hai Liangyi avait confronté Hua Siqian, cette nuit-là – ainsi, il avait très peur de Hai Liangyi.

Hai Liangyi était rigide et inflexible. Sa barbe soigneusement taillée pendait toujours devant le deuxième fermoir de sa robe, tandis que sa couronne était correctement portée et que ses cheveux étaient minutieusement peignés. Il n’ouvrait jamais ses vêtements pendant les trois périodes les plus chaudes de l’été et ne pliait jamais ses bras sous ses manches durant les terribles mois d’hiver. Il était tel un pin sur la crête montagneuse lorsqu’il se tenait debout, et tel le vent rapide d’une vallée silencieuse lorsqu’il marchait. Lorsqu’il s’agissait de régler des affaires, il n’était jamais négligent. Il pouvait même écouter attentivement les détails de l’affaire pendant trois jours et trois nuits sans montrer la moindre trace de fatigue.

Li Jianheng avait l’habitude de paresser. Aussi avait-il toujours les genoux qui flageolaient lorsqu’il voyait ce genre de ministre sage et érudit.

A cause de l’affaire de la Faction Hua, Hai Liangyi le cherchait constamment pour lui rapporter les détails. Li Jianheng trouvait le Trône du Dragon du Hall Mingli si dur que ses fesses lui faisaient toujours mal après y être resté assis trop longtemps, aussi avait-il demandé à ses hommes de le rembourrer avec plusieurs couches de matelas capitonnés en coton. Mais Hai Liangyi l’avait vu et s’était plaint auprès de lui, lui conseillant de rester inébranlable dans sa conduite.

L’excitation d’avoir le pouvoir et l’autorité entre ses mains semblait bien fugace. Ce qui suivait immédiatement après était une avalanche de lourdes responsabilités. Les audiences du matin interminables n’aidaient pas Li Jianheng à persévérer. Il s’asseyait sur le Trône du Dragon, parfois sans même comprendre à propos de quoi ces gens se disputaient au pied de son trône.

Pas d’argent ? Dans ce cas, encaissez les taxes ! Tuez un groupe de fonctionnaires corrompus, et l’argent pourra être récupéré, non ? Pourquoi faut-il se disputer ?

Li Jianheng n’osait pas révéler ses pensées les plus intimes. Il avait peur de Hai Liangyi, et plus encore de ces serviteurs civils et de ces commandants militaires. Il ne savait pas à propos de quoi ils se disputaient, ou pourquoi la Faction Hua ne pouvait pas être exécutée par décapitation sur-le-champ, sans parler des intentions de l’Impératrice Douairière, qui lui envoyait des casse-croûtes chaque jour.

Il se blottit contre le Trône du Dragon, comme s’il était simplement en train de rêver.

- Sa Majesté est-il malade ?

Ayant été convoqué, Xiao Chiye entra dans le palais et croisa le Médecin Impérial de l’Académie de Médecine Impériale à l’extérieur du Hall Mingli.

- Il s’est trop inquiété, et la fraicheur automnale l’a atteint, dit le Médecin Impérial. Lorsque le Gouverneur Général entrera, je vous prie de convaincre Sa Majesté.

Xiao Chiye ôta l’Epée Langli et entra dans le Hall Mingli à grandes enjambées.

Li Jianheng venait de prendre ses médicaments et regardait dans le vide, installé sur le canapé. En entendant que Xiao Chiye était venu, il enfila promptement ses chaussures comme des pantoufles et l’appela.

- Ce’an, dit Li Jianheng. Vous êtes pile à l’heure. Plus tard, la Boulangerie Impériale enverra des bonbons œil-de-tigre[3] enveloppés de soie. Nous en avons eu lors du banquet officiel, il y a quelques années.

Xiao Chiye s’inclina et dit :

- Merci à Sa Majesté pour le cadeau.

Ses vêtements drapés autour de lui, Li Jianheng se tut un instant et dit :

- Ce’an, asseyez-vous.

Xiao Chiye s’assit, et ceux qui servaient l’Empereur de chaque côté se retirèrent. Li Jianheng se redressa brusquement et tourna fébrilement en rond en faisant du surplace.

- Ce’an, dit-il, pourquoi ne décapitent-ils pas Hua Siqian ? De quel deuxième procès la Cour de Contrôle Judiciaire parle-t-elle ? Que doivent-ils encore passer en revue ? Argh !

- La Cour de Contrôle Judiciaire doit effectuer une triple vérification de l’affaire, dit Xiao Chiye. C’est la règle, afin de prévenir les erreurs judiciaires. La preuve retenue contre Hua Siqian est concluante. Il sera assurément exécuté par décapitation avant le nouvel an.

- Une longue nuit est ponctuée de rêves[4], dit nerveusement Li Jianheng. L’Impératrice Douairière n’a pas l’air d’être paniquée… Vous savez, elle n’arrête pas d’envoyer des gens me livrer des en-cas chaque jour. Que croit-elle être en train de faire ? Est-ce qu’elle veut m’empoisonner à mort, moi aussi ?

- Le Clan Hua est désormais la cible des critiques du peuple. Alors l’Impératrice Douairière doit, en quelque sorte, feindre l’affection.

En voyant l’expression confuse de Li Jianheng et les cernes noirs sous ses yeux, Xiao Chiye demanda :

- Sa Majesté ne dort-il pas bien la nuit ?

- Comment pourrais-je dormir ? répondit Li Jianheng. Ils ne sont pas encore morts… Alors comment pourrais-je être capable de dormir ? Ce’an, allez dire à Hai Liangyi de passer outre le procès et de procéder à l’exécution sur-le-champ.

Comment cela pourrait-il être possible ?

Xiao Chiye était le Gouverneur Général de l’Armée Impériale. Il n’avait rien à voir avec les Trois Fonctions Judiciaires, alors comment pouvait-il interférer avec le Procès Conjoint des Trois Fonctions Judiciaires ? Par ailleurs, après ce qu’il s’était passé lors de la Chasse Automnale, la prochaine personne qu’ils traineraient dans la boue ne serait nulle autre que lui-même, Xiao Chiye. Les fonctionnaires civils, avec Hai Liangyi à leur tête, refusaient de laisser Xiao Chiye partir. Xiao Fangxu avait également eu vent de tout cela, ces derniers jours.

Personne n’avait envie de faire des paris, concernant cette affaire. C’est uniquement en maintenant Xiao Chiye à Qudu que Libei se montrerait diligente dans tout ce qu’elle entreprendrait. La crise des Six Préfectures de Zhongbo était un point sensible. Xiao Jiming pouvait sauver Qudu une fois ou deux, mais pouvait-il sauver Qudu d’innombrables fois, et sans réserve ? Même s’il le pouvait, qui y croirait ?

En cette période, Xiao Chiye ne se mêlerait certainement pas aux disputes avec les serviteurs civils.

Li Jianheng savait que ça ne fonctionnerait pas, aussi devint-il de plus en plus découragé. Lorsque les bonbons œil-de-tigre enveloppés de soie furent envoyés, il en avala quelques bouchées sommaires mais n’y trouva aucun goût.

Dès que Xiao Chiye fut parti, il s’allongea sur le canapé, avec le sentiment qu’il était vraiment ennuyeux d’être Empereur.

Shuanglu, qui l’avait toujours suivi pour le servir, s’agenouilla à côté du canapé et murmura :

- Votre Majesté… Aimeriez-vous que cet esclave vous accompagne pour une promenade ?

- Non, répondit Li Jianheng. Je suis fatigué.

Shuanglu eut une idée et poursuivit :

- … Dans ce cas, et si j’invitais Mademoiselle Mu Ru jouer du pipa[5] pour vous ?

Li Jianheng se retourna et jeta un autre coup d’œil à l’extérieur. Ne voyant personne, il dit :

- … Je ne pense pas pouvoir. La nation est en deuil. De plus, elle est encore dans la Résidence de Pan Rugui. Si je l’amène au palais maintenant, ne vais-je pas recevoir une remontrance ?

Shuanglu laissa échapper un « oh là là », sourit et dit :

- Votre Majesté, vous êtes l’Empereur. Au sein du palais, vous avez le dernier mot. Comment ces fonctionnaires externes pourraient savoir ce que font les eunuques du palais intérieur ? Nous ferons cela en douce…

Li Jianheng sentit instantanément son humeur grimper en flèche. Sans même continuer à manger les bonbons, il dit :

- L’Ainé du Secrétariat Hai ne le saura pas ?

- Personne ne le saura, dit Shuanglu en s’avançant sur les genoux. Vous êtes notre maître. Lui, non. Nous, les esclaves, nous occupons des basses besognes pour Sa Majesté. Si Sa Majesté ne veut pas que qui que ce soit le sache, alors personne ne le saura.

- Très bien ! s’exclama Li Jianheng en frappant dans ses mains. Très bien, j’ai enfin trouvé une opportunité. Allez-y, vite, le plus tôt sera le mieux. Amenez Mu Ru. Pan Rugui va mourir. La laisser enfermée dans cette enceinte ne fera qu’attirer le mauvais œil !

 

***

 

Il plut de nouveau lorsque Xiao Chiye quitta le palais. Il se sentait contrarié sans aucune raison. Le zèle et la volonté qu’il possédait avant la Chasse Automnale semblaient s’être dissipés en une nuit. Il ne voulait même plus brandir sa lame, en cet instant.

Chen Yang et Zhao Hui vinrent le chercher, et Xiao Chiye monta dans la voiture à cheval. Alors qu’ils avaient effectué la moitié du trajet du retour, Xiao Chiye souleva brusquement le rideau et dit :

- Dites à Père et à dage que je ne rentrerai pas, ce soir.

Sans attendre que les deux hommes ne répondent, il sauta de la voiture et se dirigea vers la Rue Donglong sans rien emmener avec lui.

- Il va encore aller boire, dit Zhao Hui à Chen Yang en descendant également de la voiture. Rentrez et informez-en le Prince et le Prince Héritier. Je vais suivre le Jeune Maître. S’il devient ivre et fait une scène alors que la nation est en deuil, ça n’augurera rien de bon.

- Avec tout le temps qu’il vous aura fallu pour dire tout ça, vous l’aurez déjà perdu de vue, dit Chen Yang. Puisque le Gouverneur Général ne veut pas qu’on le suive, alors… laissez-le tranquille.

Zhao Hui était le Général Adjoint de Xiao Jiming, tandis que Chen Yang était le Général Adjoint de Xiao Chiye. Bien qu’ils soient tous deux membres du Clan Xiao, l’objet de leur estime était radicalement différent. Zhao Hui ressemblait plus au frère aîné.

Il tourna la tête sous la pluie. Sans surprise, il ne pouvait plus voir la silhouette de Xiao Chiye.

 

***

 

Maintenant que les laissez-passer des Gardes-du-corps Impériaux leur avait été retiré, leurs subordonnés avaient tous été temporairement envoyés dans l’Armée Impériale pour faire des patrouilles. Ce soir-là, Shen Zechuan venait de finir sa ronde. Alors qu’il rentrait à la maison, il passa par la ruelle longeant la Villa Xiangyun[6], dans la Rue Donglong.

Comme ce n’était qu’une petite bruine, il ne portait pas d’ombrelle.

Alors qu’il marchait le long de la route, il entendit soudain un accès de vomissements devant lui. Ensuite, une courtisane portant des sabots de bois sans chaussettes trotta à la poursuite de la personne qui venait de vomir. Cette dernière la repoussa doucement. Xiao Chiye se redressa contre le mur et tendit un doigt vers la porte de derrière pour signifier à la femme de rester loin de lui.

Les courtisanes de la Villa Xiangyun le connaissaient toutes très bien. Elles savaient qu’il ne laissait pas les autres le toucher lorsqu’il était saoul, aussi cette courtisane plia-t-elle un mouchoir et le posa sur le côté en disant d’une voix douce :

- Second Jeune Maître, je vous en prie, rentrez une fois que vous vous sentirez mieux. Je vous ai préparé de la soupe.

Xiao Chiye ne répondit pas. Le son des sabots en bois s’éloigna au loin, et il s’accroupit. Son estomac se tordait si violemment que c’en était difficile à supporter.

C’était la façon dont devait vivre un homme – manger, boire et célébrer comme dans la stupeur de l’ivresse. C’était sa seule échappatoire.

Soudain, il sentit un poids sur son dos. Xiao Chiye regarda brusquement derrière lui avec des yeux si froids qu’ils en étaient troublants. En voyant l’homme, il réfléchit un instant avant de dire :

- … Pourquoi est-ce que tu m’as frappé ?

- Je ne t’ai pas frappé, dit Shen Zechuan sans sourciller.

Xiao Chiye toucha son dos un instant. Il tira sur ses vêtements et dit avec obstination :

- C’est la preuve de ta culpabilité !

Shen Zechuan l’observa un moment et dit :

- As-tu bu jusqu’à en devenir stupide, Xiao le Second ?

- Est-ce que j’ai l’air stupide ? demanda Xiao Chiye.

Sans attendre que Shen Zechuan ne réponde, il répondit lui-même :

- Je ne suis pas stupide.

Sentant qu’il empestait le vin, Shen Zechuan dit :

- Ne te mets pas en travers de mon chemin. Je veux rentrer chez moi.

Xiao Chiye tourna la tête en arrière et regarda un instant dans le vide avant de dire au mur :

- Ne te mets pas en travers de mon chemin. Moi aussi, je veux rentrer chez moi.

Shen Zechuan était sur le point de rire lorsqu’il l’entendit continuer :

- Si je ne peux pas rentrer à la maison, alors toi non plus.

 

 

[1] Pour rappel, les Trois Fonctions Judiciaires regroupent la Cour de Contrôle Judiciaire, le Ministère de la Justice et l’Agence de Surveillance Principale.

[2] Porte circulaire retrouvée dans l’architecture asiatique.

[3] Bonbon dur de couleur ambrée originaire du Japon, à base de sucre noir et de vinaigre, utilisé pour traiter les maux de gorge.

[4] Proverbe chinois qui dit que, si une situation s’éternise, il y a plus de risques que quelque chose de défavorable se produise.

[5] Instrument à cordes pincées traditionnel chinois, de la famille du luth.

[6] Xiangyun pourrait ici être traduit par paradis. Fait référence au nom de la propriétaire du bordel.

 

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