Chapitre 10 : Gu Yun
Quelque chose saignait dans la bouche de Chang Geng. Il sentait la saveur douceâtre et piquante du sang chaque fois qu’il pinçait les lèvres.
Faisant montre d’une étonnante conscience quant à la gravité de leur situation, Ge Pangxiao s’agrippa fermement à la manche de Chang Geng. Ses mains étaient rendues moites par les sueurs froides mais, malgré son caractère extrêmement tatillon, Chang Geng était trop préoccupé pour se débarrasser de lui. Les deux garçons étaient telle une paire de louveteaux acculés dans une impasse, se démenant pour montrer leurs crocs immatures.
La silhouette située à l’extrémité de l’allée leva la main et rehaussa sa visière, révélant le magnifique visage d’un homme approchant de la quarantaine. Ses joues étaient minces, et les ombres tapies dans ses yeux profondément enfoncés semblaient refléter l’immensité des Plaines Centrales. Le regard qu’il posa sur Chang Geng était compliqué. Il y avait de la nostalgie, ainsi qu’une touche de fierté, et cela lui donna brièvement l’apparence d’un homme débordant de compassion. Mais cette infime lueur de compassion fut bientôt entièrement engloutie par l’intense haine dans ses yeux. Tel un fil rouge enterré sous la neige infinie au-delà du col, elle disparut en un instant.
Le bruyant grondement de l’acier s’éleva tandis que des soldats parés de ces mêmes armures lourdes éblouissantes atterrissaient les uns après les autres, jusqu’à ce que plus d’une vingtaine d’entre eux se tiennent derrière l’homme. La seconde suivante, un bruissement d’air souffla derrière Chang Geng. Alors qu’il était sur le point de tourner la tête, une main se posa sur son épaule, l’en empêchant – le nouveau-venu était Shen Yi, dans sa Carapace Noire.
Taché d’une nouvelle couche de sang, le fer noir enveloppant le corps de Shen Yi semblait encore plus sombre. Les yeux de Ge Pangxiao s’écarquillèrent tellement qu’ils manquèrent de s’exorbiter.
- Shen… Shen-xiansheng ?
Se tournant sur le côté, Chang Geng cracha une gorgée de sang.
- Il s’agit d’un général du Bataillon de Fer Noir et d’un membre de l’entourage du Marquis d’Anding. Tu devrais t’adresser à lui avec plus de respect.
La langue de Ge Pangxiao se noua tandis que chaque morceau de chair sur son corps potelé frémissait à l’unisson.
- Le… le… le Marquis d’Anding !
Rongé par la culpabilité, Shen Yi tendit une main enveloppée de fer noir vers Ge Pangxiao. La main faisait la taille de la tête du garçon et était couverte de sang. Ge Pangxiao ferma les yeux et se recroquevilla, mais la main de fer se contenta d’effleurer l’arrière de sa tête d’un geste plus doux que la caresse d’une plume. Elle ne cassa pas un seul de ses cheveux.
Shen Yi se plaça devant les adolescents, les dissimulant. Puis, maintenant sa position, il se tourna vers l’homme planté à l’extrémité de l’allée.
- J’ai entendu dire que le Roi Getu, chef-loup des Dix-huit Tribus de Tianlang, avait un fils extraordinaire nommé…
- Jialai, répondit doucement le barbare. Dans la langue des Plaines Centrales, ça signifie « Yinghuo », la planète Mars.
- Salutations, Prince Héritier Jialai Yinghuo.
Serrant son coupe-vent d’une main, Shen-xiansheng ferma l’autre en un poing et la plaça devant sa poitrine, effectuant le salut traditionnel barbare.
- Donne-moi ton nom, corneille démoniaque, dit le prince barbare.
- Je ne suis qu’un soldat insignifiant. Mon nom ne mérite pas d’être prononcé par votre noble bouche.
Shen Yi sourit brièvement, puis demanda de sa voix douce, érudite et éminemment raisonnable :
- Cela fait plus d’une décennie que les Dix-huit Tribus du Nord ont déclaré leur allégeance à l’empire du Grand Liang et, durant cette période, nos relations diplomatiques ont été amicales. Le paiement du tribut et les échanges commerciaux se sont toujours faits paisiblement. Je ne crois pas que l’empire du Grand Liang ait traité injustement votre peuple. Alors pourrais-je vous demander pourquoi vos soldats sont apparus sans être invités, pour brandir leurs armes contre les femmes et les enfants sans défense de notre nation ?
Ge Pangxiao était sidéré. Plus tôt ce matin-là, Shen-xiansheng portait ce tablier ridicule, jurant tandis qu’il s’affairait autour du fourneau. A présent, seul dans sa Carapace Noire devant un contingent de soldats barbares, il semblait inébranlable – un homme avançant courageusement face à un obstacle insurmontable.
Le prince barbare croisa le regard de Shen Yi. Il ricana doucement, puis afficha un sourire hypocrite avant de tourner les yeux vers Chang Geng. Parlant la langue officielle de l’empire du Grand Liang avec aisance, il dit :
- Sur le trajet, mes frères m’ont dit avoir rencontré des membres du Bataillon de Fer Noir dans cette ville frontalière. J’ai songé que leurs propos étaient alarmistes mais, à présent, je vois que c’est vrai. Le cas échéant… se pourrait-il que l’autre rumeur soit également vraie ? Le fils de la déesse qui a été capturée par l’Empereur des Plaines Centrales est-il vraiment caché ici ?
Le cœur de Chang Geng tambourinait violemment dans sa poitrine.
Le prince barbare examina le visage de Chang Geng jusqu’à ne plus pouvoir supporter de le regarder davantage. L’énorme guerrier inclina légèrement la tête en arrière pour lever les yeux. Voilé de nuages, le ciel gris était reflété dans l’abysse de ses yeux. Il murmura quelques mots à un dieu du firmament.
- La déesse de nos Dix-huit Tribus du Loup Céleste est l’esprit le plus pur des prairies. Toutes les créatures vivantes qui posent les yeux sur elle baissent la tête, et même les vents célestes cherchent à embrasser l’ourlet de sa jupe. La terre sur laquelle elle chante et danse regorge de vaches et de moutons l’année suivante et voit proliférer une végétation luxuriante, d’innombrables fleurs s’étirant vers les limites du Ciel Eternel…
Il y avait un rythme particulier à ses mots, comme s’il fredonnait une chanson de berger originaire des prairies.
- Vous, le peuple des Plaines Centrales, dit le prince barbare, avez occupé nos pâturages, vidé le sang du cœur de la terre et volé notre déesse. Et, à présent, vous me demandez pourquoi je suis venu. Cette question n’est-elle pas absurde ? Votre éminente nation a été dirigée par des souverains vertueux pendant des années. Ils ont éclairé des milliers de personnes durant leur règne mais, au final, n’auriez-vous appris qu’à voler ? Vous avez beau être un membre du Bataillon de Fer Noir, vous êtes tout seul. Je vous conseille de vous écarter et de me remettre ce petit bâtard au sang mêlé. Je le jetterai au feu pour demander au Ciel Eternel sa rédemption et pour apaiser la colère de la déesse profanée. Vraiment, je… ne peux supporter de regarder son visage plus longtemps !
Depuis que la discussion avait commencé, l’esprit de Ge Pangxiao avait été embrouillé mais, en entendant ces mots, il parvint enfin à rassembler quelques miettes de la conversation. Le souffle court, il demanda :
- Dage, le petit bâtard – hum-hum, la personne dont il parle, est-ce que c’est toi ?
D’un air misérable, Chang Geng répondit mollement :
- Tu veux bien arrêter de parler ?
- Alors, ce que Son Altesse essaye de dire, c’est que…
Shen Yi secoua la tête, impuissant.
- Je vois que le coupable crie au « voleur » en premier. Très bien. Il est inutile que nous ressassions les faits de l’Expédition du Nord, quatorze ans en arrière. Si c’est un combat que vous cherchez, commençons.
Ses mots tombèrent avec la finalité d’un clou en fer frappant le sol. Les murs bas qui encadraient la petite allée furent instantanément aplatis par ces immenses armures lourdes. Les deux rangées de guerriers barbares du nord se scindèrent et encerclèrent Shen Yi et Chang Geng, approchant d’un air meurtrier. Shen Yi dégaina une dague et la tendit à Chang Geng.
- S’il vous plaît, soyez prudent, Votre Altesse.
Bien que Shen-xiansheng ait parlé avec la plus grande politesse, ses méthodes étaient brutales. Ses mots avaient à peine quitté sa bouche lorsqu’il porta le premier coup. Un jet de vapeur long de trois mètres jaillit du plastron arrière de sa Carapace Noire, et le coupe-vent fusa hors de sa main avec un crissement aigu, tel un cyclone tourbillonnant. Son attaque prit les trois guerriers barbares les plus proches par surprise, faisant voler en éclat les réservoirs d’or placés devant leurs cœurs d’un seul coup et verrouillant leurs armures.
Le prince barbare mena la charge avec un rugissement tonitruant, un souffle de vent torride se levant sur son passage. Alors qu’il parait l’attaque sans la moindre hésitation, Shen Yi hurla à Chang Geng et Ge Pangxiao :
- Courez !
L’armure de la Carapace Noire du Bataillon de Fer Noir était effectivement une arme incroyable – peut-être un peu trop incroyable. On racontait que la Carapace Noire pesait vingt kilogrammes de moins qu’un ensemble d’armure lourde ordinaire. Shen Yi ressemblait à un érudit faiblard et était loin d’être aussi robuste que le prince barbare. Levant son coupe-vent des deux mains, il parvint à bloquer le coup fracassant de son adversaire, mais fut obligé de reculer de plusieurs pas. Alors que les deux armures lourdes s’affrontaient, chaque mur bas, cour et maison de pierre qui les entourait s’effondra en monticules instables. Même les grands arbres centenaires ne furent pas épargnés par cette destruction.
Le prince barbare cria :
- Saisissez le petit morveux au sang mêlé !
Ayant reçu leurs ordres, plusieurs soldats barbares en armure lourde se mirent en mouvement à l’unisson. Une vapeur blanche comme neige emplit l’air tandis qu’ils interceptaient les adolescents, qui n’avaient que trois jambes fonctionnelles à eux deux. Chang Geng brandit sa dague devant lui. Sa jambe blessée, incapable de supporter le moindre poids, pendait sur le côté, inerte. Le tambourinement dans sa poitrine lui donnait l’impression que son cœur était sur le point d’exploser, et son visage enfantin était sinistre. Les violents instincts de loup profondément enfouis dans son sang avaient été poussés à refaire surface durant cette confrontation avec les guerriers barbares. Cette soi-disant « déesse » était sa mystérieuse mère – et alors ? Même si c’était le cas, quel étrange rituel exigeait qu’un fils soit sacrifié sur l’autel brûlant de sa mère ?
Se tenant parmi le vacarme et la poussière, Ge Pangxiao essuya sa morve et demanda stupidement :
- Dage, es-tu vraiment une « Altesse » ? Est-ce que ça veut dire que tu vas gravir les échelons ?
- Certainement pas, rétorqua Chang Geng. Ils se sont trompés de personne – et on va mourir. Tu ne devrais pas t’enfuir ?
Ge Pangxiao bomba le torse.
- Je ne m’enfuirai pas. Je veux suivre mon dage… Oh, merde !
Une paire de soldats barbares plongea sur eux des deux côtés. L’un d’entre eux s’empara de Ge Pangxiao, qui parlait avec tant d’audace quelques secondes auparavant, et le hissa au-dessus de sa tête avec l’intention de réduire son cerveau en bouillie contre le sol. Mais Ge Pangxiao était doué d’un œil perçant et de mains agiles. Ruant tel un chiot au seuil de la mort, il attrapa les branches d’un arbre voisin et, avec cet élan de force surhumaine qui naissait du fait d’avoir regardé la mort dans les yeux, parvint à grimper dans l’arbre.
Aussi surhumaine sa force ait-elle été, son pantalon était taillé dans un tissu mortel. Avec un craquement, il se déchira. Peut-être fut-ce par ingéniosité ou par peur extrême, qui sait – mais, en assistant à la destruction de son pantalon, Ge Pangxiao saisit cette opportunité pour vider une vessie pleine d’urine de jeune vierge sur le visage du barbare en armure lourde. Il se trouve que le guerrier avait relevé sa visière. Il reçut l’offrande en entier, n’en perdant pas une seule goutte.
Le soldat barbare entra dans une rage folle. Avec un rugissement furieux, il brandit son poing de fer, déterminé à battre ce sale morveux à mort. Cependant, à sa grande surprise, il perdit soudain le contrôle de ses jambes. Chang Geng était semble-t-il parvenu à échapper aux attaques ennemies. Tandis que le barbare était pétrifié sous l’arbre, il visa soigneusement et enfonça sa dague dans la jointure des jambières d’acier du guerrier à un angle sournois. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’une arme forgée par le Bataillon de Fer Noir, la dague était tranchante comme un rasoir, entaillant aisément un côté de l’acier protecteur recouvrant la jambe du guerrier. Le soldat barbare perdit l’équilibre, tombant à genou et bloquant complètement ses compatriotes. Ge Pangxiao gravit promptement l’arbre tel un petit singe joufflu et bondit d’un pied agile sur un toit voisin. Il ramassa vaillamment une brique sur une section de mur voisine et cria à Chang Geng :
- Dage, écarte-toi !
Une vapeur blanche émergea des semelles de Chang Geng. Il n’eut pas le temps de se relever avant que les jambières d’acier attachées à ses jambes ne l’entraînent une dizaine de mètres plus loin. Quelques secondes après que l’avertissement ait été donné, un énorme bloc de pierre tomba du ciel et écrasa le casque du barbare avec un fracas retentissant, si bruyant qu’il sembla résonner pendant trois jours et trois nuits.
- Comment osez-vous me défroquer, bande de bâtards ? hurla Ge Pangxiao. Vous allez voir ce que vous allez voir !
Après avoir été trainé sur le sol, Chang Geng était couvert de terre. Alors qu’il était sur le point de se débattre avec sa jambe restante, un poids pesa sur sa nuque. Une immense main de fer descendit des cieux, le soulevant par la peau du cou. Chang Geng tendit instinctivement la main vers son manchon de fer, mais ce soldat barbare ne lui donna aucune chance de se défendre, résolu à le projeter contre un mur. Shen Yi était occupé à affronter le prince barbare. Il était trop loin pour l’aider…
Puis retentit le hennissement aigu d’un cheval, et une flèche en fer scintillante traversa le ciel avec une force implacable. Transperçant le plastron d’acier de l’armure, elle plaqua le barbare ayant saisi Chang Geng contre une section de mur basse. Incapable de supporter le poids de l’amure lourde, le petit mur s’écroula. Chang Geng atterrit sur une pile de gravats, quelque peu amoché. Entendant le cri strident d’un rapace, il leva les yeux et vit d’énormes ombres noires tournant en rond dans le ciel. Le nombre de leurs arcs et de leurs flèches en fer submergea les dix-huit guerriers de fer du prince barbare.
Le prince barbare leva la tête, le regard si noir que ses yeux manquèrent de s’arracher à leurs orbites.
- Les Faucons Noirs !
- En effet, dit une voix non loin. Ça faisait longtemps. Les trois divisions du Bataillon de Fer Noir présentent leurs respects à Son Altesse.
L’intégralité du corps de Chang Geng tressaillit devant la familiarité de cette voix. Agenouillé parmi les débris, il se retourna pour fixer l’homme en armure légère qui était arrivé à dos de cheval, incrédule.
Cet homme portait l’armure la plus légère qui soit, également appelée petite peau. Une armure spécialement conçue pour monter à cheval, son poids n’excédant pas quinze kilos. Il ne portait aucune visière et tenait nonchalamment son casque dans une main, dévoilant un visage qui avait déjà envahi les rêves de Chang Geng. Le grain de beauté vermillon au coin de son œil brûlait d’un rouge ardent.
Perché sur le mur, Ge Pangxiao vacilla légèrement et manqua de basculer dans le vide. Il se pinça violemment la cuisse.
- Mon dieu… Ne serais-tu pas Oncle Shiliu ?
- C’est exact, mon cher petit neveu.
« Shiliu » éperonna tranquillement son étalon, comme si les rangs ennemis ne méritaient pas son attention. Il tira fièrement un coupe-vent de sa ceinture, dont il se servit pour repousser le corps du soldat barbare. Ensuite, il se tourna vers Ge Pangxiao et l’interpela gentiment :
- Gamin, qu’est-ce que tu crois être en train de faire, à agiter ta saucisse en public ? Trouve-toi au moins une feuille.
Embarrassé, Ge Pangxiao s’empressa de se couvrir.
Chang Geng le dévisagea sans faiblir, oubliant où il se trouvait quelques instants. Croisant son regard, Shiliu descendit de son cheval et se pencha légèrement pour tendre sa main à Chang Geng.
- Votre sujet, Gu Yun, est arrivé en retard. Veuillez m’excuser, Votre Altesse.
Ajouter un commentaire
Commentaires