Chapitre 1 : Vent glacial

 

 

 

- Shen Wei, le Prince[1] de Jianxing, a subi une défaite écrasante aux abords de la Rivière Chashi, au nord-est. La ligne de front de la préfecture de Dunzhou est tombée aux mains de l’ennemi, et trente mille soldats ont été enterrés vivants dans le Gouffre de Chashi. Vous étiez parmi eux – alors comment se fait-il que vous soyez le seul encore en vie ?

Les yeux de Shen Zechuan étaient vitreux et perdus dans le vague. Il ne répondit rien. L’interrogateur abattit ses mains sur la table et se pencha en avant, une lueur malveillante dans les yeux.

- Il y a bien longtemps que Shen Wei communiquait en secret avec les Douze Tribus de Biansha. Il avait l’intention de servir les six préfectures de Zhongbo à nos ennemis sur un plateau d’argent. Avec vos alliés de Biansha, vous avez planifié d’ouvrir une brèche dans les défenses de Qudu de l’intérieur et de l’extérieur. C’est pourquoi la Cavalerie de Biansha vous a épargné, n’est-ce pas ?

Les lèvres sèches et gercées de Shen Zechuan s’entrouvrirent tandis qu’il luttait pour comprendre les paroles de l’interrogateur. Sa pomme d’Adam tressauta lorsqu’il répondit avec difficulté :

- N… Non.

- Shen Wei s’est immolé par le feu pour échapper à son jugement. La Police Militaire[2] a déjà présenté la correspondance prouvant sa liaison secrète avec les tribus de Biansha à l’empereur. Et pourtant, mon garçon, vous continuez à nier. Votre obstination frôle la stupidité ! tonna l’interrogateur.

Shen Zhechuan avait la tête lourde et l’esprit embrumé. Il ignorait depuis combien de temps il n’avait pas dormi. Il avait l’impression d’être suspendu à un fil, à plusieurs centaines de mètres dans les airs. S’il était assez négligent pour le lâcher, ne serait-ce qu’un instant, il tomberait en chute libre et serait réduit en pièces.

L’interrogateur ouvrit la déclaration écrite de Shen Zechuan et y jeta un bref coup d’œil.

- Hier soir, vous avez dit avoir été capable de sortir vivant du Gouffre de Chashi car votre grand frère vous avait protégé – c’est exact ?

La scène se matérialisa vaguement sous les yeux de Shen Zechuan. Le gouffre était si profond, d’innombrables soldats entassés à l’intérieur. Mais, alors que la pile de cadavres continuait de s’agrandir sous leurs pieds, ils ne parvenaient pas à en agripper le bord. Qu’importe combien ils s’y efforçaient, ils ne pouvaient pas sortir. La Cavalerie de Biansha encerclait le gouffre, et le sifflement des flèches se mêlait au vent nocturne et glacial. Il avait du sang jusqu’aux mollets, tandis que les gémissements d’angoisse et les derniers halètements des mourants lui emplissaient les oreilles.

Le souffle de Shen Zechuan devint rapide et superficiel, et il trembla sur son siège. Il s’agrippa involontairement les cheveux, incapable d’empêcher un sanglot étranglé de s’échapper de sa gorge.

- Vous mentez.

L’interrogateur leva la déclaration devant lui et l’agita du doigt.

- Votre frère est Shen Zhouji, l’aîné légitime du Prince de Jianxing. Votre frère a abandonné trente mille soldats devant le Gouffre de Chashi et a tenté de fuir discrètement avec sa garde personnelle. La Cavalerie de Biansha l’a attrapé au lasso et l’a trainé sur la route qui longe la Rivière Chashi jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il était mort lorsque les Douze Tribus de Biansha ont massacré les soldats dans le gouffre. Il n’a pas pu vous sauver.

Shen Zechuan était saisi de vertiges. La voix de l’interrogateur semblait si lointaine ; il n’entendait que ces gémissements sans fin. Où est la sortie ? Où sont les renforts ?

Les morts entassés contre les morts. La chair putride et putréfiée pressée contre ses mains. Au-dessus de lui, Mu-ge[3] qui le protégeait, allongé sur les cadavres ensanglantés. Shen Zechuan écoutait les souffles rauques de Mu-ge, et les cris qui s’échappaient de sa gorge étaient ceux du désespoir.

- Ton frère est invincible.

Ji Mu avait essayé de sourire, mais les larmes dégoulinaient sur son visage et sa voix s’était faite aiguë lorsqu’il avait ajouté :

- Je suis une forteresse imprenable ! Accroche-toi encore un peu ; ça va aller. Les renforts arriveront bientôt. Après, on rentrera à la maison et on rejoindra nos parents, et il faut que je te trouve une belle-sœur…

- Crachez le morceau ! aboya l’interrogateur en frappant du poing sur la table.

Shen Zechuan se mit à se débattre, comme pour se libérer d’entraves invisibles, mais la Police Militaire approcha et le plaqua sur la table.

- Depuis que vous êtes arrivé dans notre Prison Impériale, j’ai pris votre jeunesse en considération et n’ai pas eu recourt aux châtiments plus sévères. Mais il semble que vous ne sachiez pas faire les bons choix – alors ne nous reprochez pas notre brutalité. Messieurs, châtiez-le !

Les bras de Shen Zechuan furent ligotés à l’aide d’une corde ; ils le traînèrent vers un espace vide de la pièce. Quelqu’un posa un banc avec un cliquètement et y attacha ses jambes. L’homme musclé qui se trouvait à côté de lui brandit sa grande baguette en bois, la soupesa brièvement dans ses mains, puis l’abattit.

- Je vais vous reposer la question.

L’interrogateur repoussa la mousse de son thé à l’aide du couvercle de sa tasse et avala lentement quelques gorgées.

- Shen Wei a-t-il conspiré avec nos ennemis et commis une trahison ?

Shen Zechuan serra les dents et refusa de céder. Il cria entre deux coups de baguette :

- N… Non !

L’interrogateur reposa sa tasse.

- Le Clan Shen ne serait pas dans une telle posture, aujourd’hui, si vous aviez fait preuve d’une telle bravoure sur le champ de bataille. Continuez !

- Shen Wei n’a pas conspiré avec l’ennemi…, dit Shen Zechuan d’une voix rauque, la tête basse.

Il s’effondrait peu à peu.

- Nous avons subi une défaite écrasante lors de la Bataille de la Rivière Chashi car Shen Wei a inconsidérément attaqué l’ennemi de plein front. Après cette défaite, il a eu l’occasion d’inverser la tendance sur la ligne de front de Dunzhou – pourtant, malgré une force incontestablement supérieure aux troupes ennemies, il s’est retiré. Par conséquent, les trois villes de la Préfecture de Duanzhou sont tombées aux mains de l’ennemi. Des dizaines de milliers de civils ont perdu la vie sous les coups de cimeterre de Biansha.

L’interrogateur poussa un profond soupir et poursuivit avec dédain et tristesse :

- Les six préfectures de Zhongbo ont subi un bain de sang. Shen Wei a emmené ses troupes et s’est retiré au sud. Mais la bataille qu’il a menée dans la Préfecture de Dengzhou est la plus suspecte d’entre toutes. La Garnison de la Commanderie Chijun de Qidong avait déjà passé la Tour de guet Tianfei pour apporter son aide – pourtant, il délaissé cette attaque coopérative. A la place, il a mobilisé des milliers de cavaliers pour escorter sa famille jusqu’à la ville de Dancheng. N’était-ce pas là un sabotage intentionnel ? Sans la Cavalerie Cuirassée de Libei, qui a chevauché pendant trois jours et trois nuits pour traverser la Rivière de Glace, la Cavalerie de Biansha serait aux portes de Qudu !

Shen Zechuan était trempé de sueurs froides, sa conscience s’amenuisant. L’interrogateur lui jeta sa déclaration dessus avec mépris, et elle heurta l’arrière de son crâne.

- On préfère être un chien plutôt qu’un homme de Zhongbo, hein ? Shen Wei est un pécheur aux yeux de Da Zhou. Vous le niez encore ? Vous n’avez pas d’autre choix que de plaider coupable !

Shen Zechuan était à l’agonie, la moitié de son corps engourdie. Il était affaissé sur le banc, la feuille de papier virevoltant sous ses yeux. Les coups de pinceau étaient clairs, chaque caractère tel un coup de fouet humiliant en plein visage, clamant au monde : Shen Wei a trahi son pays. Il a moins de valeur qu’un chien.

Ils avaient laissé les six préfectures de Zhongbo jonchées de cadavres. A ce jour, les corps au fond du Gouffre de Chashi n’avaient toujours pas été collectés. Tous les habitants des villes de Dunzhou susceptibles de les ramasser avaient été massacrés. Shen Wei s’était immolé par le feu, il est vrai – mais cette dette de sang devait incomber à une personne vivante. Shen Wei possédait un harem d’épouses et de concubines, qui avait engendré des fils en abondance, mais chacun d’entre eux avait péri lorsque la Cavalerie de Biansha était entrée à Dunzhou. C’est uniquement parce que Shen Zechuan était de basse extraction, élevé à l’écart de la famille, qu’il était parvenu à en réchapper vivant.

 

***

 

Ils traînèrent Shen Zechuan jusqu’à sa cellule, ses talons laissant deux traînées sanglantes sur son sillage. Il fit face au mur et fixa l’étroite lucarne. A l’extérieur, le vent glacial hurlait, et la neige tombait à seaux. La nuit, d’un noir d’encre, s’étirait sans fin. Dans sa tête, tout n’était que chaos. Parmi les hurlements du vent, son esprit retourna dans le gouffre.

Ji Mu était en train de mourir. Son souffle était devenu laborieux. Le sang dégoulinait le long de son armure et gouttait sur la nuque de Shen Zechuan, où il refroidissait rapidement. Autour de lui, les gémissements s’étaient tus, ne laissant que les grognements d’agonie et les hurlements du vent mordant.  

Shen Zechuan était allongé face à un mort, dont les traits n’étaient plus reconnaissables. Ses jambes étaient plaquées sous le poids des cadavres ; un bouclier s’enfonçait douloureusement dans ses côtes. Lorsqu’il haletait à la recherche d’air, il ne sentait que la lourde puanteur du sang. Il serra les dents, des larmes coulant le long de son visage, mais il ne pouvait pas se permettre de faire du bruit en pleurant. Désespéré, il baissa les yeux vers ce visage piétiné jusqu’à en devenir méconnaissable, sans pouvoir dire s’il s’agissait d’un soldat qu’il connaissait.

- Ge, sanglota doucement Shen Zechuan. J’ai… j’ai peur…

La gorge de Ji Mu tressauta. Il tapota tendrement la tête de Shen Zechuan.

- Tout va bien… On va s’en sortir.

Shen Zechuan entendait le chant des soldats aux portes de la mort. Les bourrasques en déchiraient le son, et en éparpillaient les fragments dans la nuit glaciale.

- Bataille dans la ville du sud… Mort dans la ville du nord… Sans tombe, pourrissant dehors… Un festin pour les corbeaux[4]

- Ge, murmura Shen Zechuan sous son corps. Je te porterai sur mon dos… Ge.

Le corps de Ji Mu était tel un bouclier tordu et brisé. Il sourit et dit d’une voix rauque :

- Je peux marcher tout seul.

- Est-ce que tu as été touché par une flèche ?

- Non.

Les larmes de Ji Mu avaient séché. Il dit avec désinvolture :

- Ces chauves de Biansha ne savent pas viser.

Les doigts de Shen Zechuan étaient couverts de chair et de sang. Il s’essuya le visage avec difficulté.

- Shiniang[5] a préparé des raviolis. Quand on sera rentrés à la maison, on pourra en manger à volonté.

Ji Mu soupira.

- Je mange lentement. Ne me… les pique pas.

Shen Zechuan acquiesça fermement sous son corps.

La neige recouvrait progressivement le corps de Ji Mu. Il semblait extrêmement fatigué, sa voix était faible, et il n’avait même pas la force de bouger ses doigts. La mélodie était chantée de manière douloureusement lente, à présent et, lorsque le vers « Le vaillant cavalier périt dans la mêlée » fut atteint, Ji Mu ferma les yeux.

- Je… je donnerai mon argent à Ge, pour qu’il se marie…, dit Shen Zechuan. Ge… Ge.

Ji Mu demeura silencieux. Comme s’il était las d’écouter Shen Zechuan parler et n’avait pu s’empêcher de s’assoupir. Shen Zechuan se mit à trembler. Il ne se souvenait pas à quel moment la Cavalerie de Biansha était partie, ou comment il était sorti. Lorsqu’il s’était enfin hissé au sommet et extrait du gouffre, ç’avait été dans un silence de mort, sous la lourde neige. Les cadavres entassés sous ses genoux ressemblaient à des sacs en toile de jute abandonnés.

Shen Zechuan baissa les yeux et s’étouffa avec ses sanglots. Le dos de Ji Mu avait été transpercé par une telle quantité de flèches que son corps ressemblait à un hérisson recroquevillé. Tout son sang s’était écoulé sur le dos de Shen Zechuan, mais Shen Zechuan ne s’en était pas rendu compte. Un tonnerre de sabots s’approcha de lui tel un orage menaçant.

Shen Zechuan frissonna et se réveilla en sursaut.

Il avait des haut-le-cœur. Mais, à cet instant, il réalisa que ses poignets avaient été fermement ligotés, et qu’un sac en toile de jute rempli de terre pesait sur son corps. Le sac devenait de plus en plus lourd tandis qu’il écrasait sa poitrine. Il était incapable d’émettre un son. Il s’agissait d’une vieille technique, en prison, infligée aux prisonniers que les geôliers préféraient voir morts que vifs. En les étouffant avec un sac rempli de terre, ils ne laissaient aucune trace. Si Shen Zechuan ne s’était pas réveillé à ce moment-là, il n’aurait été qu’un cadavre refroidi avant l’aube.

Quelqu’un essayait de le tuer.

 

[1] Durant la dynastie Ming, les princes étaient des nobles, salariés de la bureaucratie impériale, qui exerçaient leur autorité sur divers fiefs à travers la Chine. Ce n’étaient pas nécessairement des membres de la famille royale au pouvoir.

[2] Jinyiwei (littéralement : « Gardes aux vêtements de brocart » / « Embroidered Uniform Guard » dans la version anglaise) : police militaire secrète mise en place sous la dynastie Ming pour surveiller les hauts dignitaires, qui servait également de garde-du-corps à l’empereur. Afin d’alléger le texte, j’utiliserai plutôt le terme de « Police Militaire ».

[3] Ge est un terme utilisé seul ou en suffixe pour désigner un grand frère.

[4] Bataille dans la Ville du Sud est un chant populaire chinois écrit pour ceux ayant péri sur le champ de bataille sous la dynastie Han.

[5] Shiniang est un terme utilisé pour désigner la femme de son maître martial.

 

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