Chapitre 64 : Averse
Le pardessus était trop grand ; il glissait le long des épaules de Shen Zechuan. Il le remonta. La chaleur l’enveloppa tandis que ses narines s’emplissaient de l’odeur de Xiao Chiye. Shen Zechuan sortit son mouchoir pour essuyer ses joues, mouillées par les mains de Xiao Chiye. Par cette nuit sombre, encerclé par le clapotis de l’averse, il ne put s’empêcher de renifler une fois de plus ce mouchoir. Lui aussi avait l’odeur de Xiao Chiye. Shen Zechuan baissa les yeux un instant et frotta le bout de son nez contre le mouchoir, la morosité s’effaçant de son visage.
Le premier étage de la boîte à repas était rempli de petits pains torsadés cuits à la vapeur, et le fond contenait une soupe médicinale chaude. De la vapeur s’en échappa à la seconde où il souleva le couvercle. Mettre la main sur un repas chaud par une nuit pareille n’était pas chose facile ; même Xiao Chiye avait dû courir comme un dératé pour arriver jusqu’ici avant qu’il ne refroidisse, seulement pour repartir aussi vite qu’il n’était venu.
Ge Qingqing avait songé à trouver une tasse de thé pour Shen Zechuan. Lorsqu’il sortit du caniveau et le vit boire le médicament, il parut d’abord stupéfait, puis réjoui.
- Ah, quelqu’un s’en est occupé. C’est parfait. J’étais justement en train de réfléchir à envoyer quelqu’un acheter un bol de médicament.
Shen Zechuan termina sa soupe et essuya le coin de ses lèvres avec ses doigts.
- Combien de ces rues se sont écroulées ?
- Juste autour du Pavillon Ouhua. Il est difficile de dégager les zones où l’éboulement est important, dit Ge Qingqing en retroussant ses manches. Il y a quelque chose d’étrange à propos de tout ça.
- Encore un évènement inexpliqué, répondit Shen Zechuan en s’asseyant et en mettant de l’ordre dans ses idées. Seul Sa Majesté sait qui l’a fait sortir clandestinement du palais. S’il refuse de parler, nous serons dans une impasse.
- Si vous voulez mon avis, cet éboulement n’était pas une coïncidence. La Rue Donglong est inondée chaque année mais, cette nuit, seul le Pavillon Ouhua s’est effondré.
Le regard de Ge Qingqing se perdit dans la pluie, avant de se tourner vers Shen Zechuan.
- Avez-vous une idée ?
Shen Zechuan y réfléchissait depuis le matin-même. L’écroulement aurait dû effacer toute trace du Pavillon Ouhua, mais cela n’était pas plus une coïncidence que tout le reste. Xi Hongxuan était un homme qui chérissait sa vie. Il venait tout juste de rénover le Pavillon Ouhua, et rares étaient ceux qui connaissaient les détails de construction de cette scène aux fondations creuses. Shen Zechuan observa la pluie ; il murmura comme pour lui-même :
- Inutile de s’inquiéter. Quiconque se cache derrière tout ça n’aura d’autre choix que de retenter sa chance. Nous ne savons toujours pas qui était la cible, cette fois.
***
Le médecin impérial se retira de la chambre de l’empereur et s’inclina devant l’impératrice douairière et l’assemblée de ministres. Derrière le rideau, l’impératrice douairière se pencha pour écouter le rapport détaillé du médecin impérial concernant l’état de santé de Li Jianheng. Lorsqu’elle entendit que l’hémorragie s’était tarie, elle poussa un soupir de soulagement.
- Cette histoire est étrange, dit l’impératrice douairière en se redressant sur son siège. Et dire que personne ne savait que le Fils du Ciel avait quitté le palais. Comment pouvons-nous dormir sur nos deux oreilles en sachant que les gardes qui patrouillent au cœur de la capitale ont laissé passer ça ?
Aucun ministre ne prononça le moindre mot ; tous baissèrent la tête en silence telles des statues d’argile.
- Etant donnée mon appartenance au harem impérial, poursuivit l’impératrice douairière, je ne devrais pas intervenir dans les affaires gouvernementales. Mais, encore une fois, cela concerne la sécurité de Sa Majesté. Une mère ne peut s’empêcher de s’inquiéter – quand je regarde tout cela, mais cheveux grisonnent et mes larmes s’assèchent[1]. Comment pourrais-je supporter une autre de ces frayeurs ? Mes ministres, vous me devez une explication !
En entendant cela, le cœur de Pan Xiangjie bondit dans sa poitrine. Après un moment de silence, Kong Qiu prit la parole :
- Les patrouilles du palais intérieur n’auraient pas nécessairement été en mesure d’arrêter Sa Majesté, même si elles l’avaient voulu. Selon ce sujet, c’est Xi Hongxuan qui devrait être puni le plus sévèrement ! S’il ne s’était pas servi de ces tentatrices originaires de contrées lointaines pour attirer Sa Majesté, pourquoi Sa Majesté aurait-il quitté le palais ?
- C’est exact.
Le Ministre des Revenus, Wei Huaigu, était le frère aîné légitime de Wei Huaixing, qui avait récemment pris pour cible Xiao Chiye. Wei Huaigu était à la tête du Clan Wei ; il n’avait généralement pas pour habitude d’intervenir mais, cette fois, il leva la tête.
- Xi Hongxuan mérite d’être puni, mais ses crimes ne méritent pas la mort. Ce sujet a le sentiment que la faute revient au Ministère des Travaux Publics. N’est-il pas en charge des réparations des ouvrages publics de Qudu ? Ministre Pan, comment avez-vous pu laisser les caniveaux s’obstruer à ce point ?
Lorsqu’il s’aperçut que Wei Huaigu était sur le point de lui faire porter le chapeau, Pan Xiangjie tomba à genoux et supplia l’impératrice douairière :
- Concernant cette affaire, j’implore Leurs Majestés de discerner la vérité et de rendre un jugement équitable ! Le Ministère des Travaux Publics avait déjà informé le Ministère des Revenus de l’obstruction des caniveaux à l’époque du règne de l’Empereur Xiande et lui avait demandé de nous allouer la somme afin que nous puissions effectuer les réparations. Mais le Ministère des Revenus a repoussé l’approbation de ce financement, encore et encore. Que pouvait bien faire le Ministère des Travaux Publics ? Il ne s’agit pas d’une réparation mineure !
Wei Huaigu demeura impassible ; cet homme était bien plus dur à cuire que son frère Wei Huaixing.
- Toute allocation d’argent par le Ministère des Revenus doit passer par le Grand Secrétariat. Sans l’aval du Secrétaire Aîné Hua, qui aurait osé approuver de telles dépenses ? De plus, Qudu a passé ces dernières années à payer les pots cassés des six préfectures de Zhongbo ; la trésorerie était pratiquement vide. Bien entendu, nous aurions aimé apporter notre aider, mais nous n’en avions pas les moyens.
- Tout le monde rencontre ses propres difficultés, rétorqua Pan Xiangjie. Pourquoi prendre le Ministère des Travaux Publics pour seule cible ? Le Censeur en chef Gauche, Cen Xunyi, souhaite accuser le Ministère des Travaux Publics de négligence envers les structures d’irrigation ; il dit que nous avons échoué à sécuriser les berges de la Rivière Kailing. Mais se sont-elles effondrées, aujourd’hui ? Non ! En voici la preuve – le Ministère des Travaux Publics n’a jamais bâclé ses projets ; nous travaillons diligemment ! Si nous avions eu l’argent, nous aurions désobstrué les caniveaux il y a bien longtemps !
Ni le Ministère des Revenus, ni le Ministère des Travaux Publics n’étaient prêts à en assumer la responsabilité. Wei Huaigu et Pan Xiangjie étaient deux aînés des Huit Grands Clans ; aucun d’eux ne reculerait. Ils campaient sur leurs positions, se rejetant la faute à tour de rôle. Kong Qiu retint un ricanement. Il avait des origines modestes ; c’est Hai Liangyi lui-même qui l’avait élevé à sa position actuelle. Il pouvait travailler avec ces ministres issus de clans nobles, mais il ne partagerait jamais leurs idées. Les voir se renvoyer la balle l’irritait au plus haut point.
Il est vrai que le Ministère des Travaux Publics avait rapporté le problème des égouts au préalable. Mais qui l’avait mentionné ? Un subordonné quelconque, un fonctionnaire mineur qui œuvrait dans l’ombre et n’avait jamais mis un pied à la cour. Si Pan Xiangjie avait reconnu la sévérité du problème, il en aurait parlé au Ministère des Revenus en personne. Mais il ne l’avait pas fait. Quant au Ministère des Revenus, il avait de toute évidence eu vent de cette histoire. Mais quelle relation y avait-il entre Wei Huaigu et Hua Siqian ? Ces deux clans étaient alliés par le mariage, comme le reste des Huit Grands Clans. Bien que, ces dernières années, ils n’aient pas semblé en bon terme, leurs vieilles connexions existaient toujours. Wei Huaigu avait bien plus de ressources que Wei Huaixing ; il pouvait discuter d’affaires politiques avec Hua Siqian sur un pied d’égalité. Mais il n’avait jamais évoqué cette histoire. Toutes les personnes impliquées avaient trouvé un moyen d’esquiver le problème – si elles se noyaient dans ces eaux politiques, ce serait mérité ; elles ne pourraient s’en prendre qu’à leur infortune !
Assise derrière le rideau, l’impératrice douairière voyait clair dans le jeu de chacun de ces hommes. Hua Xiangyi était postée à ses côtés, écoutant l’échange avec attention. Enfin, Hai Liangyi toussota plusieurs fois. Se couvrant la bouche avec un mouchoir, il dit :
- Cette affaire a effectivement été mentionnée dans les rapports du Grand Secrétariat. Mais elle n’est apparue qu’une seule fois, et n’a plus jamais fait parler d’elle. Maintenant que ce bâtiment s’est effondré, tout le monde s’en souvient, mais est-ce la première fois que nous constatons une élévation du niveau de l’eau ? Ne nous chamaillons pas à propos d’histoires anciennes – y a-t-il eu une élévation du niveau de l’eau au printemps dernier, et l’année précédente ? Le Ministère des Travaux Publics l’a-t-il rapportée, à ce moment-là ?
Pan Xiangjie se détourna, la voix remplie de remords.
- Lorsque le Grand Secrétaire tourne les choses ainsi… je conviens que le Ministère des Travaux Publics s’est montré négligent. Mais nous n’avions réellement pas le choix. Le plus important, à présent, est de draguer les caniveaux sans délai.
- C’est exact, la situation est critique, dit Wei Huaigu. Le Ministère des Revenus a distribué de l’argent aux victimes du désastre. La désignation d’un coupable peut attendre que les égouts aient été désobstrués. Qui se charge de creuser – s’agit-il des Huit Grands Bataillons ?
C’est le Ministre de la Guerre, Chen Zen, qui répondit :
- C’est l’Armée Impériale qui s’en charge. Le Commandant Suprême Xiao baigne dans l’eau au moment où je vous parle.
Avant que l’impératrice douairière ne puisse répondre, une servante sortit précipitamment de la chambre intérieure et tomba à genoux.
- Votre Majesté ! Le dos de Sa Majesté est couvert de plaques rouges !
L’impératrice douairière bondit sur ses jambes !
- Quoi ?!
Hai Liangyi se plia en deux et se mit à tousser violemment. Hua Xiangyi s’empara du bras de l’impératrice douairière pour la soutenir et prit rapidement une décision :
- Convoquez les médecins impériaux ! Et aidez le secrétaire aîné à garder l’équilibre, vite !
***
Xi Hongxuan était également couvert de plaques rouges. C’est un médecin militaire des Huit Grands Bataillons qui s’en aperçut le premier ; il saisit promptement l’ourlet de sa tunique et s’empressa d’aller le rapporter à Han Jin. Han Jin passa une main sur son visage, abasourdi.
- Ce ne sont que des plaques, n’est-ce pas ? Contentez-vous de le réchauffer, et tout ira bien !
- Non, répondit le médecin, tellement anxieux qu’il tapa du pied sur le sol. Que des plaques – comment cela serait-il possible ? Il s’agit d’une maladie infectieuse !
Han Jin se figea ; autour d’eux, les hommes des Huit Grands Bataillons, encore plongés dans l’eau jusqu’aux genoux, pâlirent à l’unisson. Han Jin se retourna et vit l’Armée Impériale s’affairer à quelques mètres de là. Il pataugea dans les flots et agrippa Chen Yang en hurlant :
- Où est le commandant suprême ? Faites-le appeler, tout de suite – c’est urgent !
Xiao Chiye repoussa une planche brisée et se fraya un chemin jusqu’à eux.
- Que se passe-t-il ?
Han Jin essuya ses mains sales et tremblantes sur ses vêtements.
- Nous devons arrêter la démolition, et nous ne pouvons plus rester dans ces eaux ! Commandant Suprême, une épidémie s’est déclarée !
Une lueur glaciale brilla dans les yeux de Xiao Chiye.
- Qui l’a attrapée ?
- Xi Hongxuan, répondit Han Jin, le souffle coupé par la panique. Dans ce cas, Sa… Sa Majesté est-il…
- Gu Jin ! cria Xiao Chiye. Courez jusqu’au palais et rapportez cet incident au Secrétaire Aîné Hai ! Immédiatement !
Gu Jin grimpa sur la berge et détala. Au bout de quelques pas, il avait sauté sur un toit d’une pirouette et franchi le faîte pour rejoindre le palais un bond après l’autre.
- Emmenez-moi auprès de Xi Hongxuan, dit calmement Xiao Chiye. Tout de suite.
Xi Hongxuan était fiévreux et délirant ; le traitement qui venait d’être appliqué sur ses jambes brisées était déjà trempé de sueur. Il gisait sur le lit, incohérent. Le médecin épongea la sueur sur son propre front et expliqua :
- Il y a quatre heures, il a semblé avoir attrapé froid. Je lui ai donné un médicament, et sa fièvre est redescendue. Mais, quand je l’ai examiné tout à l’heure, sa fièvre s’était aggravée ! Lorsque j’ai changé le cataplasme sur ses jambes, il était entièrement couvert de ces plaques rouges !
Xiao Chiye observa les zébrures écarlates.
- Êtes-vous certain que c’est contagieux ?
- Durant le règne de Yongyi, une variole similaire s’est répandue dans la cité de Dancheng, expliqua le médecin. Elle a été rapportée à la Cour des Médecins Impériaux ; ils en ont une trace dans leurs archives. Commandant Suprême, une fois que ces plaques apparaissent sur le corps, le patient souffre d’une forte fièvre. Au bout de quatre heures, il perd connaissance et vomit sans discontinuer. Je crains qu’une partie des personnes déplacées par les inondations ne soit déjà malade. Le Temple de la Culpabilité doit préparer une décoction avec les herbes appropriées avant que l’épidémie ne se propage !
Désormais mort de peur, Han Jin demanda :
- Qu’est-ce qui en est à l’origine ? Si nous ne savons pas comment il l’a attrapée, comment pouvons-nous continuer à drainer les caniveaux ?
- Nous sommes aux portes du redoux printanier, dit le médecin. L’air est froid et humide, et les quartiers bas situés ont emmagasiné les eaux usées toute l’année. Leurs maisons sont agglutinées les unes contre les autres, tellement à l’étroit que la plupart n’ont même pas de fenêtres. Le manque de soleil rend les gens vulnérables aux maladies.
- Mais, le cas échéant, comment Xi Hongxuan a-t-il été infecté ? demanda Xiao Chiye en plissant le front. Le Pavillon Ouhua se trouve en hauteur, et les domestiques nettoient le réseau d’allées qui l’entoure ; il n’y a pas de contact avec la moindre eau usée. A-t-il été infecté parce qu’il a trempé dans les égouts pendant quelques heures après l’effondrement ?
Le médecin hésita. Il essuya de nouveau sa sueur et rassembla son courage pour répondre :
- Je vais être honnête avec vous, Commandant Suprême. Je soupçonne qu’il n’ait pas attrapé cette maladie après l’écroulement, mais avant, en batifolant dans la maison close. Mais, si le Second Jeune Maître Xi Hongxuan est déjà brûlant, alors Sa Majesté…
- Commandant Suprême ! s’exclama Meng Rui en soulevant le rideau pour entrer, la mine grave. Plus de dix personnes se sont écroulées au Temple de la Culpabilité. Deux hommes du Ministère des Revenus se sont également évanouis !
Xiao Chiye s’apprêtait à distribuer d’autres ordres lorsque Chen Yang fit irruption dans la pièce, entraînant une bourrasque pluvieuse dans son sillage.
- Maître ! Lao-Hu est assailli par la fièvre !
Dehors, le bruit de l’averse se fit soudain plus urgent. Tel le roulement d’un tambour de guerre, elle s’abattit avec une force vengeresse, déterminée à faire voler la nuit noire en éclats. Xiao Chiye se précipita sous les trombes d’eau.
- Si nous attendons une approbation, il sera trop tard. Vite – allez chercher des herbes chez tous les apothicaires de la Rue Shenwu. Emmenez toute personne qui se sent faible, enrhumée, fiévreuse ou nauséeuse au Temple de la Culpabilité, et évacuez tous ceux qui ne sont pas malades. Les employés du Ministère des Revenus en service doivent commencer à faire infuser les herbes sur le champ ! Ding Tao !
- Gongzi ! répondit Ding Tao.
Xiao Chiye tira Ding Tao vers lui, le souffle court, et ordonna dans un murmure :
- Dites à Shen Lanzhou de foutre le camp d’ici !
[1] Vers tiré du poème « Adieux à ma vieille maman » de Huang Jingren.
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