Chapitre 55 : Livres de compte
Xiao Chiye embrassa Shen Zechuan sans pitié, avec sa langue et ses dents, faisant sombrer son esprit dans le chaos tandis que ses poumons cherchaient de l’air. Au fur et à mesure, ses doigts fermement contractés perdirent graduellement leur force ; il avait le souffle si court qu’il était saisi de vertige. Dans cet espace obscur et exigu, il semblait s’abîmer un peu plus dans les eaux tumultueuses sous le poids de Xiao Chiye, la sensation de suffocation s’intensifiant. Xiao Chiye le maintenait captif entre ses bras, emprisonnant son corps en lutte jusqu’à ce qu’il soit l’unique chose à laquelle Shen Zechuan puisse se raccrocher.
Yu Xiaozai s’approcha du lit, ses chaussures bruissant à côté de leurs oreilles. Des bruits de pas précipités retentirent à l’extérieur.
- Monsieur le censeur était donc là depuis tout ce temps ! dit Chen Yang. Veuillez suivre cet humble serviteur. Il y a certains documents dans le bureau qui attendent d’être examinés par Son Excellence.
Yu Xiaozai le suivit hors de la pièce, son mandat toujours sous le bras.
- Et où est monsieur le juge ?
Chen Yang n’osait pas parcourir la pièce du regard. Conduisant Yu Xiaozai à l’extérieur et refermant la porte derrière lui, il répondit :
- Tout à l’heure, monsieur le juge buvait du thé dans le salon. Il doit être en chemin au moment où je vous parle.
- N’est-il pas venu dans cette direction, il y a peu ? demanda Yu Xiaozai.
- Il fait un froid de canard, répondit Chen Yang. Une tasse de thé chaud est indispensable pour se sentir frais et dispos…
Leurs voix s’éteignirent tandis qu’ils s’éloignaient. Ce n’est qu’à ce moment-là que Xiao Chiye libéra les lèvres de Shen Zechuan. Allongé sous lui, Shen Zechuan haleta à la recherche d’air. Il baissa les yeux et déglutit, sa pomme d’Adam tressautant en tandem avec le soulèvement de sa poitrine. Ses lèvres étaient devenues écarlates et brillantes sous l’assaut des baisers qui avaient failli le tuer. Xiao Chiye pantelait, lui aussi.
Shen Zechuan tendit une main sous le lit pour s’extraire de leur cachette.
- Tu…
Xiao Chiye attrapa son poignet tendu, pressa le bout de son nez contre celui de Shen Zechuan et l’embrassa une fois de plus. La dernière fois, lorsque Shen Zechuan avait dit que Xiao Chiye se « goinfrait voracement », ce dernier en avait manifestement gardé rancune. Cette fois, lorsque Xiao Chiye le dévora, il le savoura et le provoqua, empêchant les doux gémissements de Shen Zechuan de s’échapper et avalant chacun de ses mots.
***
Ce fut un peu moins d’une heure plus tard que Yu Xiaozai revit Shen Zechuan. Alors qu’il avançait d’un pas pour s’incliner, son visage blêmit avec inquiétude.
- Votre Excellence, que…
- Le thé était trop chaud, répondit Shen Zechuan d’un air impassible.
La Police Militaire était encore en train de parcourir les livres de l’immense bibliothèque. Ge Qingqing s’approcha et secoua la tête à l’intention de Shen Zechuan. Ils n’étaient là que pour faire semblant ; voyant qu’ils ne pourraient pas aller plus loin, Shen Zechuan dit à Yu Xiaozai :
- Nous avons presque terminé. Pourquoi ne retournerions pas au bureau pour faire notre rapport au Censeur Fu ?
Yu Xiaozai approuva et observa une nouvelle fois la pièce.
- Le commandant suprême patiente encore dehors pour éviter tout conflit d’intérêt. Nous devrions l’informer de notre départ.
En silence, Shen Zechuan pressa sa langue contre le coin de sa bouche et acquiesça. Sans surprise, Xiao Chiye était encore assis au bord du bassin, pêchant avec cette même cape en paille tressée drapée sur ses épaules, comme s’il n’avait pas bougé de la journée.
- Il est tard. Leurs Excellences pourraient manger avant de partir.
Xiao Chiye tenait sa canne à pêche, un pied posé sur son genou. Avait-il seulement attrapé un seul poisson ?
Yu Xiaozai déclina avec tact.
- Je crains que nous n’ayons déjà importuné Son Excellence toute la journée ; je n’oserais m’attarder plus longtemps. La prochaine fois, j’offrirai à boire à ces messieurs.
- Avec plaisir.
Xiao Chiye secoua sa canne et sortit une petite carpe argentée de l’eau. Il éclata de rire en décrochant le poisson pour le mettre dans son panier, qu’il emporta avec lui. Baissant légèrement la tête tandis qu’il émergeait du bosquet entourant le bassin, il lança le panier en direction de Yu Xiaozai.
- J’ai une dette envers Monsieur Yu après la considération dont il a fait preuve envers moi, aujourd’hui. Considérez ces poissons comme un petit cadeau de remerciement.
Une neige légère tombait. Yu Xiaozai regarda à l’intérieur du panier, n’ayant pas conscience de ce qu’il se passait entre les deux hommes qui l’accompagnaient. Shen Zechuan jeta un coup d’œil à Xiao Chiye, qui frotta nonchalamment son oreille droite avec son pouce. Shen Zechuan détourna promptement les yeux.
Emu par ce cadeau, Yu Xiaozai dit :
- Oh, mon dieu, non, comment pourrais-je…
- Quoi ? demanda Xiao Chiye en tapotant l’épaule de Yu Xiaozai. Ne me dites pas que le Bureau de Surveillance considère quelques poissons comme un pot-de-vin ?
- Ce n’est pas ça…, s’empressa de dire Yu Xiaozai.
- Nous resterons en contact.
Xiao Chiye se décala pour le laisser passer.
- Chen Yang, raccompagnez ces gentlemen.
Yu Xiaozai ayant été remercié sans raison, il demeura abasourdi jusqu’à avoir franchi la porte.
Shen Zechuan était en train de monter dans la voiture lorsqu’il porta brusquement ses doigts au lobe de son oreille droite. Il avait l’impression que la zone avait été mise à vif par ce connard ; la chaleur résiduelle le contrariait au plus haut point.
***
Fu Linye patientait dans la cour du bureau de l’Armée Impériale, les jambes nonchalamment croisées. Le Commandant Adjoint Meng Rui se tenait poliment à ses côtés. Après l’avoir vu avaler tasse après tasse de leur meilleur thé sans bouger d’un pouce, Meng Rui savait qu’il ne quitterait pas les lieux sans leur avoir extorqué une information utile. A vrai dire, Meng Rui n’en pouvait plus, mais il n’osait pas le montrer. Il resservit du thé et dit avec un sourire :
- Son Excellence a parcouru tous les livres de compte de l’Armée Impériale. Les gentlemen du Ministère des Revenus ont également vérifié les calculs. Si Son Excellence souhaite voir autre chose, n’hésitez pas à le dire à cet humble subordonné.
- Les livres de compte sont une chose qui doit être vérifiée, encore et encore, dit Fu Linye, imperturbable. Il pourrait très bien y avoir une omission ou une erreur quelque part. Nous ne pouvons pas nous presser. Nous continuons à les examiner.
Wei Huaixing avait prétendu que la rénovation du bureau de l’Armée Impériale et l’expansion du terrain d’entraînement militaire n’étaient pas tracées mais, en vérité, le moindre centime était détaillé dans les livres de l’Armée Impériale. Fu Linye savait que Xiao Chiye ne lui rendrait pas les choses faciles, mais il devait tout de même extraire un peu de boue de ces eaux claires. Autrement, il n’aurait rien à rapporter à Wei Huaixing. En outre, par le passé, Li Jianheng avait toujours protégé l’Armée Impériale ; la plupart des gens avaient décidé qu’il était plus simple de laisser Xiao Chiye tranquille plutôt que de soumettre un rapport pour le condamner. Mais, cette fois, Li Jianheng s’était manifestement lassé de cet homme. Tout le monde pouvait voir dans quelle direction le vent soufflait – il était temps de faire souffrir un peu Xiao Chiye. Les autres fonctionnaires qu’il avait fait venir du Ministère des Revenus faisaient bruyamment cliqueter leurs bouliers dans le hall lumineux, déterminés à ne rien laisser passer.
Lorsque Shen Zechuan arriva, il ne dit rien à Tantai Hu, qui était posté dans le couloir ; Qiao Tianya, déguisé comme un membre de la Police Militaire, le suivit à travers la porte. Le claquement des bouliers résonnait à travers le hall. Fu Linye reposa sa tasse et se leva pour accueillir Shen Zechuan. Shen Zechuan s’inclina, et les deux hommes s’assirent.
- La fouille de la résidence s’est-elle bien passée ?
- Xiao Er nous a retardés un certain temps, répondit Xiao Chiye.
Je le savais, songea Fu Linye. Il demanda avec inquiétude :
- En est-il venu aux mains ? Cet homme est une brute. La situation a dû être difficile pour monsieur le juge.
Il en est venu aux mains, mais cela n’a rien à voir avec vous. Il sourit.
- Ce n’est rien. Qui ne peut pas endurer quelques épreuves au nom de Sa Majesté ? Xiao Er a essayé de m’empêcher de fouiller sa cour. Heureusement, Monsieur Yu était là et a réussi à le persuader.
Fu Linye eut un rire moqueur, comme pour évacuer sa colère au nom de Shen Zechuan.
- Nous agissons sur les ordres de Sa Majesté. En faisant obstruction à notre travail de manière capricieuse, non seulement Xiao Er-gongzi nous manque de respect, mais il manque également de respect à Sa Majesté.
Shen Zechuan regarda dans le hall.
- Votre Excellence, vos recherches ne sont-elles pas encore finies ?
- Elles sont terminées, répondit Fu Linye. Mais prudence est mère de sûreté. Comme vous le savez, les livres de compte sont faciles à falsifier.
Shen Zechuan saisit le sous-entendu dissimulé derrière ces mots aussi clairement que s’il les avait prononcés à voix haute. Après une brève pause, il répondit :
- Son Excellence est le fonctionnaire en charge de cette fouille ; je suivrai vos directives.
Fu Linye sourit et ne dit rien. Il but le thé avec Shen Zechuan jusqu’à minuit, lorsque les livres de compte nouvellement inspectés furent présentés. Fu Linye les parcourut, puis demanda brusquement à Meng Rui :
- L’année dernière, au début du printemps, un temple a été construit au palais sur décret impérial. Le Ministère des Travaux Publics a confié l’importante tâche du transport des matériaux à l’Armée Impériale, mais la construction du temple a été abandonnée. Le commandant suprême a fait pression sur le Ministère des Travaux Publics pour exiger la rémunération de son travail, n’est-ce pas ?
- C’est exact, répondit Meng Rui. Le paiement a été retardé de plusieurs mois. C’était l’argent dûment mérité de l’Armée Impériale. Le commandant suprême était nerveux, aussi est-il allé le réclamer personnellement.
Fu Linye ferma les livres de compte et afficha un sourire narquois.
- A l’époque, les dépenses annuelles de la trésorerie nationale n’avaient pas encore été entièrement calculées, et ils n’ont pas pu débourser les fonds. Le Bureau du Cérémonial n’aurait pas osé donner son accord de façon arbitraire, lui non plus. Comment le commandant suprême a-t-il obtenu son argent ?
- Il ne l’a pas obtenu, clarifia Meng Rui. C’est le Secrétaire du Ministère des Revenus, Wang Xian, qui a pris la décision de régler la dette avec un lot de soie de Quancheng, que l’Armée Impériale a échangé contre de l’argent. Cela a également été noté dans les livres de comptes, et la transaction a été écrite noir sur blanc.
Fu Linye frappa la table avec une telle force que la théière cliqueta ; sans les vifs réflexes de Qiao Tianya, le thé se serait renversé sur les genoux de Shen Zechuan. Shen Zechuan demeura souriant sur son siège, attendant que Fu Linye continue.
Cette transaction avait eu lieu au début du printemps. A l’époque, Shen Zechuan se trouvait encore dans le Temple de la Culpabilité, mais il avait entendu parler de l’échange. Il savait qu’en réalité, la dette avait fini par être réglée non pas grâce à Wang Xian, mais à Xue Xiuzhuo – alors Secrétaire Principal de Supervision du Ministère des Revenus – qui s’était interposé en tant que médiateur et avait réglé la dette en offrant la soie de Quancheng à Xiao Chiye.
Shen Zechuan tapota son genou avec ses doigts.
Cette transaction est un point faible.
Sans surprise, Fu Linye bomba le torse.
- Ce livre de compte indique qu’un total de six cent soixante rouleaux de soie de Quancheng a été alloué à l’Armée Impériale, que vous avez répertorié en tant que soie de basse qualité. Mais les registres de la trésorerie de Qudu précisent qu’il s’agissait de soie de haute qualité ! Une différence d’un mot, mais qui s’élève à une somme de quatre cents taels ! Je vous pose la question : où sont allés ces quatre cents taels ?
- Les rouleaux qui nous ont été alloués étaient effectivement de basse qualité, répondit Meng Rui d’un ton neutre. La soie nous a été remise par le Ministère des Revenus en personne, et le bon de transfert écrit indiquait qu’il s’agissait de soie de basse qualité.
Fu Linye jeta le livre de compte.
- Evidemment. Wang Xian, hein ? Il collabore avec vous depuis longtemps. Il a écrit qu’il s’agissait de soie de basse qualité sur le bon de transfert écrit, mais les registres de la trésorerie indiquent clairement que c’est une soie de haute qualité qui a été emmenée. Qu’est-ce que Xiao Chiye a bien pu promettre à Wang Xian pour l’inciter à falsifier le bon ?!
- Il s’agit d’accusations sans fondement ! lança Meng Rui, stupéfait. Censeur Fu, vous…
- De mon point de vue, l’Armée Impériale est une façade pour blanchir de l’argent sale. Xiao Chiye s’est fait une fortune grâce à vous. N’importe quelle personne dotée d’yeux peut voir qu’il a batifolé dans la Rue Donglong pendant toutes ces années, à manger, boire et faire la fête ! D’abord Wang Xian est de mèche avec lui et, à présent, Yuan Liu lui offre des pêches en or. Xiao Chiye a l’honneur de jouir des faveurs de Sa Majesté, mais tout ce qu’il fait, c’est se remplir les poches ! ricana Fu Linye. Monsieur le Juge, vous avez vu ça ? L’étoile montante de Qudu est également un fieffé voleur ! Cette nuit, vous et moi allons réexaminer ces livres. Je ne doute pas que nous trouverons d’autres comptes douteux !
Shen Zechuan riva son regard sur Fu Linye jusqu’à ce que le censeur soit saisi d’appréhension.
- Ce problème ne concerne pas l’affaire de l’assassinat, aussi cela dépasse-t-il le champ de mes fonctions, dit Shen Zechuan. Votre Excellence, c’est votre décision.
Fu Linye avait eu l’intention de faire de Shen Zechuan son complice mais, en cet instant, il hésita – Shen Zechuan n’était pas tombé dans le panneau. Malgré tout, s’il la faisait remonter à ses supérieurs, cette affaire ferait naître un scandale. Il refusait de perdre les mérites de cette découverte ; il se donna du courage et frappa la table.
- Continuez ! Cette nuit, vérifiez un millier de fois tous les livres de compte de l’Armée Impériale au fil des ans !
Shen Zechuan sourit et baissa les cils tandis qu’il sirotait son thé. Mais son cœur se serra. Sans l’implication de Xue Xiuzhuo dans cette transaction, il aurait pu passer à côté. Xiao Chiye l’avait probablement oubliée, lui aussi. Xue Xiuzhuo se méfiait-il déjà de l’Armée Impériale, à l’époque ?
Shen Zechuan souffla sur la fumée de son thé en silence.
Liste des personnages - Cartes - Chapitre précédent - Chapitre suivant
Ajouter un commentaire
Commentaires