Chapitre 26 : Givre

 

 

 

La Concubine Impériale Wei avançait sur des charbons ardents. En voyant les murs inconnus du palais autour d’elle, elle ne put s’empêcher de demander, apeurée :

- Gonggong, pourquoi ne sommes-nous pas encore là-bas ? Où est l’Impératrice Douairière ?

L’eunuque qui marchait devant elle l’ignora.

Les cheveux de la Concubine Impériale Wei se dressèrent sur sa nuque dans ce palais silencieux et reculé. Elle s’arrêta, puis feignit des maux d’estomac et piqua une crise en prétendant vouloir faire demi-tour. Elle n’avait jamais vu cet eunuque lui montrer le chemin, auparavant. Il était jeune et inconnu.

L’eunuque tourna la tête en arrière pour la regarder et dit d’une voix douce :

- Nous sommes bientôt arrivés. Soutenez la Concubine Impériale Wei pour l’aider à marcher. Nous ne devons pas laisser Niangniang[1] tomber.

Les eunuques situés de chaque côté s’emparèrent immédiatement de la Concubine Impériale Wei pour la soutenir. La Concubine Impériale Wei commença à se débattre. Elle haussa la voix pour crier, mais fut bâillonnée. Les eunuques la hissèrent agilement et poursuivirent leur chemin à vive allure.

Il y avait un puits dans une cour déserte, au fond duquel il restait un peu d’eau. L’eunuque étira le cou pour y jeter un coup d’œil et dit :

- Juste là. Jetez-y Niangniang.

La Concubine Impériale Wei se débattit de toutes ses forces, et ses ongles bien entretenus égratignèrent le bras de l’eunuque de tête. Son chignon fut décoiffé tandis qu’elle secouait la tête et sanglotait en s’agrippant à la margelle du puits.

L’eunuque caressa sa jolie main et dit aux hommes de soulever la pierre d’une voix compatissante.

Ensuite, un « plouf » fit fuir les oiseaux posés sur la branche qui surplombait le mur vermillon dans un sursaut.

 

***

 

L’Empereur Xiande était allongé dans son carrosse, tandis que Li Jianheng s’agenouillait à ses côtés, un bol de médicament dans les mains. Le souffle de l’Empereur Xiande était si faible qu’il ne pouvait même pas tousser. Il fit signe à Li Jianheng. Ce dernier reposa promptement le bol de médicament et se rapprocha sur les genoux.

- Frère Aîné Impérial, te sens-tu mieux ? demanda-t-il.

L’Empereur Xiande posa une main sur le dos de la main de Li Jianheng et dit laborieusement :

- Jianheng.

- Ton petit frère est là, dit Li Jianheng en recommençant à pleurer. Ton petit frère est juste là.

- L’ancien Empereur, dans ses dernières années, était entravé par les autres. A cette époque, le Prince Héritier du Palais Oriental était mon frère aîné, alors que je…

L’Empereur Xiande le regarda.

- J’étais comme toi, un prince oisif. Les voies du monde sont imprévisibles. A la fin, cet empire est tombé entre mes mains. Mais, depuis que je suis monté sur le trône, j’ai été contrôlé. Chaque action que je réalise est comme celle d’une marionnette devant un écran. Si Mère Impériale veut que je rie, alors je dois rire. Si elle veut que je meure, alors je dois mourir, à présent.

Li Jianheng s’étrangla avec ses larmes.

- A l’avenir, dit l’Empereur Xiande, tu deviendras cet homme solitaire.

Tout à coup, Li Jianheng éclata en sanglots. Il tint la main de l’Empereur Xiande et implora :

- Frère Aîné Impérial ! Comment pourrais-je l’être ? Je ne suis qu’un ver de terre dans l’empire du Clan Li. Comment pourrais-je être à la hauteur pour m’assoir au sommet ? Frère Aîné Impérial, j’ai peur, j’ai tellement peur !

- N’aie pas peur.

Dans un brusque regain d’énergie, l’Empereur Xiande serra fermement la main de Li Jianheng et ouvrit grand ses yeux.

- Tu es différent de moi… La famille de l’Impératrice Douairière a perdu ! Il ne reste plus que la mort, pour Hua Siqian. Comme pour Pan Rugui. Si tu les tues, l’Impératrice Douairière n’aura plus personne pour l’aider ! A partir de ce moment-là, le pouvoir te reviendra, et tu seras… le dirigeant de toutes les contrées sous les cieux ! Ce que je n’ai pas pu faire… Tu le peux… Je…

L’Empereur Xiande se mit à tousser si violemment que son corps entier en frémit. Refusant de lâcher Li Jianheng, il continua avec du sang dans la bouche :

- Elimine les proches de l’Impératrice Douairière et supervise la cour de fonctionnaires. Le Clan Hua a perdu. Et… et autre chose… que tu dois garder à l’esprit. Ne laisse personne dormir trop confortablement dans le lit du pouvoir impérial[2] ! Ceux… qui t’ont sauvé aujourd’hui… peuvent te tuer… demain ! La puissance militaire est un tigre féroce… Xiao…

L’Empereur Xiande vomit du sang frais, ce qui fit paniquer Li Jianheng.

- Ne…

L’Empereur Xiande haleta à la recherche d’air et agrippa si violemment Li Jianheng que ce dernier en souffrit.

- Ne libère… jamais… A-Ye…

Ne rends jamais A-Ye à Libei !

Qu’importe qu’il soit un riche jeune maître ou un extraordinaire talent. Tant qu’il était ici, le Clan Xiao n’était qu’un chien. Bien que la famille de l’Impératrice Douairière ait été vaincue, cela ne signifiait pas que la frontière ne rassemblerait pas sa propre armée personnelle et ne consoliderait pas son pouvoir pour défier le gouvernement central. Sans le Clan Hua, qui pourrait contenir le Clan Xiao ?! Puisque Xiao Chiye était de nature à être capable de tout endurer en silence pendant cinq années entières afin de faire évoluer l’Armée Impériale d’un groupe de dégénérés vers une troupe de remarquables soldats, alors imaginez s’ils lui donnaient cinq années supplémentaires avant de le laisser rentrer à Libei… Ne deviendrait-il pas une menace, à ce moment-là ?!

Li Jianheng dit d’un air ahuri :

- Frère Aîné Impérial… Comment pouvons-nous faire cela… Frère Aîné Impérial…

- Dépouille-le de son pouvoir et réduis ses troupes, dit faiblement l’Empereur Xiande. Lorsque ce sera nécessaire… tue… tue…

Tue-le.

Li Jianheng le vit fermer les yeux et se mit immédiatement à gémir. Même avant sa mort, l’Empereur Xiande ne lâcha jamais sa main. La rancœur et la tristesse dans son expression ne se dissipèrent pas une seconde.

Il était monté sur le trône pendant neuf ans, et il n’avait jamais pris une seule décision devant l’Impératrice Douairière. C’était l’Impératrice Douairière qui avait le dernier mot sur ses repas, ses tenues, ses dépenses, et même le choix de la femme qui passerait la nuit dans sa chambre. L’action la plus folle qu’il ait jamais effectuée dans cette vie avait été de communiquer secrètement avec Qidong et, sur le terrain de chasse, d’attirer Xi Gu’an à ses côtés pour paver ce qui semblait être une voie toute tracée vers le trône pour Li Jianheng.

La longue procession de leur retour s’arrêta, et de terribles hurlements de chagrin retentirent. Une masse dense de ministres s’agenouilla. Hai Liangyi prit les devants pour verser ses larmes et s’étrangler avec ses sanglots. Il pleura « Votre Majesté », et ce fut le dernier honneur rendu à l’Empereur Xiande.

La cloche funéraire sonna très longtemps à Qudu, et tout le pays versa des larmes amères.

 

***

 

L’Impératrice Douairière Hua s’assit sur le canapé et nourrit le perroquet de l’Empereur Xiande.

En entendant le son de la cloche, le perroquet hurla :

- Jianyun ! Jianyun ! Jianyun est de retour !

Les perles orientales placées de chaque côté des oreilles de l’Impératrice Douairière se balancèrent légèrement tandis qu’elle hochait la tête et disait :

- Jianyun est de retour.

- Mère Impériale ! Mère Impériale ! cria ensuite le perroquet.

L’Impératrice Douairière Hua resta immobile tandis qu’elle tapotait sa cuillère en bois. Les cheveux blancs ne pouvaient plus être dissimulés par l’ombre oblique[3], et les rides délicates aux coins de ses yeux ressemblaient aux fêlures d’une porcelaine précieuse.

Le perroquet hurla encore quelques fois avant de tomber subitement tête la première dans sa cage et de se figer pour toujours.

L’Impératrice Douairière Hua reposa la cuillère en bois et s’assit tranquillement jusqu’à ce que le son de la cloche s’arrête. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle dit :

- Où est la Concubine Impériale Hua ? Pourquoi met-elle autant de temps à venir ?

 

***

 

A cause de l’Empereur Xiande, Xiao Chiye fut si occupé après son retour dans la capitale qu’il put difficilement faire une pause. Pendant plusieurs jours, il s’agenouilla avec les autres fonctionnaires. Lorsqu’il put enfin aller s’allonger, il était déjà épuisé. Mais, bien qu’il soit complètement vidé, il devait tout de même aller se laver.

Alors que Xiao Chiye essuyait son corps, il vit que les égratignures et les écorchures sur ses épaules avaient déjà cicatrisé. Il enfila une nouvelle robe et sortit pour demander à Chen Yang :

- Où est cet homme ?

Cette fois, Chen Yang savait de qui il parlait.

- Les Gardes-du-corps Impériaux sont en cours de réorganisation, alors il doit rempiler, ces jours-ci, répondit-il. Il ne rentre pas beaucoup chez lui.

- Je demandais… où est Ji Lei ? dit Xiao Chiye. De qui est-ce que vous parlez ?

Chen Yang se gratta la tête, légèrement penaud, et dit :

- Oh, Ji Lei. Il est en détention. Il devrait être exécuté par décapitation après que le nouvel Empereur soit monté sur le trône. Gouverneur Général, n’est-ce pas vous qui avez enfermé cet homme ?

Xiao Chiye enfila son pardessus et dit d’un air extrêmement sérieux :

- J’avais oublié.

 

***

 

Shen Zechuan, Ge Qingqing et Xiaowu mangeaient leurs nouilles au stand de nouilles. Alors qu’ils en étaient à la moitié de leur repas, Xiaowu regarda soudain droit devant lui. Shen Zechuan tourna la tête et vit Xiao Chiye lancer un peu d’argent au propriétaire. Ensuite, il souleva sa robe pour s’assoir à côté de lui et dit :

- Deux bols de nouilles.

Xiaowu aspira bruyamment ses nouilles. Son bol à la main, il se déplaça sur les fesses jusqu’à une autre table tel une caille timide. Sous le regard de Xiao Chiye, Ge Qingqing prit son bol et s’en alla, lui aussi. Shen Zechuan picora ses nouilles et dit :

- Je suis repu.

- Finis-les, dit Xiao Chiye en s’emparant d’une paire de baguettes et en les pinçant en direction de Shen Zechuan. Tu as peur de me voir ? Regarde comme tu es pressé de t’enfuir.

- Bien sûr, dit Shen Zechuan en avalant lentement la dernière bouchée. Tous ceux qui se font… plaquer sur le sol une fois devraient avoir peur.

- Tu as pris la poudre d’escampette bien vite, l’autre jour, lorsque nous protégions l’Empereur.

Les nouilles de Xiao Chiye arrivèrent, et il y versa du vinaigre.

- C’était une telle opportunité d’obtenir une promotion, pour toi. Pourquoi t’es-tu enfui ?

- Je n’ai rien fait de tel, dit Shen Zechuan en soufflant sur la soupe et en la buvant. Alors pourquoi t’es-tu joint à nous ?

Xiao Chiye commença à manger ses nouilles. Lorsqu’il en eut presque terminé, il dit brusquement :

- Quand on y repense, tu as assuré mes arrières pendant un long moment, cette nuit-là, pas vrai ? Pourquoi choisir ? Pourquoi ne pas attendre de voir où le vent nous mène ? Si Xi Gu’an prenait Qudu, tu me donnais un coup de couteau. Si Xi Gu’an ne prenait pas Qudu, tu me donnais un coup de main. Tu gardais l’œil sur l’opportunité parfaite, simplement pour attendre que je trébuche afin de pouvoir agir.

- Dans ce cas, tu as de la chance, dit Shen Zechuan en inclinant la tête et en souriant. Tu es encore en vie.

- Tu ne peux tout de même pas être celui qui a tiré cette flèche sur moi, pas vrai ? demanda Xiao Chiye. Si la situation n’était pas suffisamment périlleuse, alors comment ta faveur aurait-elle pu paraître significative ?

- Je ne t’ai même pas demandé quelque chose en échange de la grande faveur que je t’ai faite, dit Shen Zechuan. Pourquoi es-tu encore en train de penser que je complote contre toi ?

- C’est le fait que tu n’aies rien demandé en échange, le problème.

Xiao Chiye ne semblait pas avoir suffisamment mangé. Il reposa ses baguettes et dit :

- Ce jour-là, tu n’as pas osé te montrer devant le Prince Chu. Etait-ce parce que tu avais peur de Ji Lei, ou parce que tu avais peur que Hua Siqian ne laisse échapper quelque chose ?

Shen Zechuan empila soigneusement ses pièces en cuivre, puis se pencha vers Xiao Chiye pour murmurer :

- Faux. J’avais peur de toi.

- Peur de moi ? répéta Xiao Chiye.

- Cette rigidité, mec.

Les voix humaines alentours semblèrent disparaître. Tout ce qui resta dans les oreilles de Xiao Chiye fut cette chaude bouffée de « rigidité ». A cause de ce mot, il réalisa que Shen Zechuan portait un col boutonné, aujourd’hui, qui encerclait à moitié son cou, lui retirant toute chance de l’admirer lubriquement à nouveau.

Son expression subit quelques changements, puis il regarda Shen Zechuan et cracha quatre mots à travers ses dents serrées :

- Ne t’inquiète pas.

- Le Second Jeune Maître a atteint l’âge, lui aussi, dit Shen Zechuan en se rasseyant bien droit. Il est temps de trouver une épouse.

- Ton Second Jeune Maître a plus de tours dans son sac que toi.

En voyant qu’il était sur le point de partir, Xiao Chiye s’empara de son poignet pour lui interdire de se lever.

- Tu veux toujours partir avant que j’aie terminé de parler, dit-il. C’est contre les règles.

- Et tu poses toujours ta main sur moi à la moindre occasion, dit Shen Zechuan. Ose me reparler des règles.

Xiao Chiye lâcha sa main et dit :

- Je te rembourserai pour ta bonne action.

- Appelle-moi Maître et je la considérerai comme remboursée, dit Shen Zechuan.

- Mais tu dois me la rendre, dit Xiao Chiye. Tu ne veux certainement pas que je te coure après pour cette bague de pouce, pas vrai ?

Shen Zechuan lui lança la bague de pouce sans objecter. Xiao Chiye la rattrapa et demanda d’un air soupçonneux :

- Quel genre de conspiration est-ce donc ? Et dire que tu me l’as rendue à la seconde où je te l’ai demandée.

- La façon dont les honnêtes gens règlent les problèmes est tout aussi directe, dit Shen Zechuan.

A ce moment-là, il n’y eut rien d’autre à dire. Xiao Chiye regarda Shen Zechuan se redresser sur ses jambes tandis qu’il faisait tourner la bague de pouce entre ses doigts. D’une certaine façon, il trouvait cela trop facile.

- Tu rentres chez toi ? demanda-t-il dans son dos.

- C’est à mon tour d’être de service, demain.

- Les Gardes-du-corps Impériaux ont été redéployés. Alors de quel service est-ce que tu parles ? demanda Xiao Chiye. L’hiver est une saison difficile. Prends soin de toi.

- Le menu fretin tel que moi ne fait que suivre le courant, dit Shen Zechuan en se retournant. Ce n’est pas moi qui devrais prendre soin de moi.

Xiao Chiye toucha ses articulations et dit :

- Et, pendant que tu y es, passe le bonjour à Ji Gang-shifu.

La jambe de Shen Zechuan, qui avait déjà fait un pas en avant, se figea en l’air tandis qu’il posait brusquement les yeux sur lui. Xiao plaça correctement sa bague de pouce et demanda sur le ton de la plaisanterie :

- Lanzhou, tu veux bien venir jouer avec moi ?

 

 

[1] Pour rappel, Niangniang est un terme utilisé pour s’adresser à l’impératrice ou à une épouse impériale.

[2] Expression que l’on pourrait traduire par : ne laisser personne se complaire dans sa position en se pensant intouchable.

[3] Fait référence à l’ombre projetée par la coiffe impériale.

 

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