Chapitre 22 : L'envol du cerf-volant

 

 

 

Chang Geng rougit de la tête aux pieds. Chacune de ses pores émettait de la fumée, comme s’il avait été cuit jusqu’à être croustillant à l’extérieur et tendre à l’intérieur. A cet instant, il était tellement énervé qu’il ne pouvait même pas hurler.

Cao Niangzi était extrêmement jaloux de ce traitement de faveur. Bavant d’amour devant le dos de Gu Yun, il chuchota à l’oreille de Ge Pangxiao :

- Si le marquis me portait sur son épaule ne serait-ce qu’une fois, je pourrais mourir heureux !

Ge Pangxiao était un ami exceptionnellement loyal. A ces mots, il essuya instantanément la morve à son nez, écarta ses jambes pour adopter une posture stable, prit une profonde inspiration et bomba le torse. Ensuite, il tapota son épaule comme s’il était sur le point de soulever un lourd paquet, l’air prêt à se sacrifier pour une grande cause.

- Grimpe !

Cao Niangzi le regarda droit dans les yeux, cracha, puis s’en alla avec rage de sa démarche de canard.

Il n’y avait pas de couvre-feu, le soir du Réveillon.

Lorsqu’ils sortirent du manoir, Gu Yun se rappela enfin qu’il devait laisser un peu de dignité à son filleul et le posa par terre. Avec une expression aussi solennelle qu’un bassin d’eau croupie, Chang Geng s’éloigna à grands pas, le corps tellement raide qu’il aurait pu servir de mât. Sa cape virevolta derrière lui, laissant suggérer la silhouette impressionnante qu’il aurait une fois qu’il atteindrait sa taille définitive. Gu Yun se frotta le nez, puis le poursuivit et continua ses pitreries effrontées avec un sourire.

- Êtes-vous fâché ?

Chang Geng repoussa le bras que Gu Yun avait passé autour de son épaule.

- Je n’oserais pas, répondit-il laconiquement.

- Vous n’avez pas franchi un seul seuil de toute la journée. Vous ne vous ennuyez pas ? Les enfants…

Chang Geng lui lança un regard noir. Faisant preuve d’un peu de tact (pour une fois), Gu Yun s’empressa de se corriger :

- Les jeunes hommes… les jeunes hommes comme vous devraient avoir plus d’énergie. Vous avez vécu si peu d’années, et vous pensez en avoir déjà assez vu ?

Chang Geng n’avait rien à dire à ce parrain excessivement énergique. D’un air impassible et la bouche pincée, il esquiva à nouveau la main de Gu Yun lorsqu’elle tenta de l’attraper. Mais, à la seconde où il effleura les doigts de Gu Yun, Chang Geng frissonna sous la caresse glaciale. Avec une grimace, Chang Geng tendit la main en arrière et saisit celle de Gu Yun, voyant qu’elle était bleuie par le froid et aussi frigide qu’un cadavre qu’on venait d’exhumer. Bien sûr. Les humains ne brûlaient pas d’or violet dans leurs entrailles. S’affairer dans des vêtements sans doublure au cœur de l’hiver – comment aurait-il pu ne pas avoir froid ?

Le cœur de Chang Geng se serra, et cette douleur attisa le feu qui brûlait en lui. Bouillant de rage, il ôta habilement la cape passée autour de ses épaules et l’enroula autour de Gu Yun sans lui demander sa permission. Gu Yun fut obligé de se pencher en avant pour le laisser faire, mais il n’esquiva pas, autorisant indulgemment Chang Geng à en nouer le col et acceptant ce geste boudeur de piété filiale avec un sourire radieux. Avoir un fils, c’est génial ! songea-t-il. Lorsque le petit Chang Geng aura grandi, il faudra que je trouve quelqu’un pour en avoir un à moi – si c’est une fille, ce sera encore mieux.

Lors du Réveillon, dans la capitale, dès six heures moins le quart le matin, une corne était soufflée tous les quarts d’heure pour signaler l’approche de la nouvelle année. Au-dessus de la ville, le ciel résonnait de gongs, de tambours et de l’éclatement des pétards, du papier rouge tourbillonnant dans les airs tels des papillons de couleur vive. Des silhouettes bipèdes s’amassaient le long des rives, sur le toit de chaque bâtiment, inondant chaque rue. Un coup d’œil suffit à déclencher des picotements sur le cuir chevelu de Chang Geng. C’était vraiment comme si toutes les personnes du monde s’étaient entassées dans ce petit espace cerné par les portes de la ville. Comparé à ce niveau de festivité, le marché animé de Yanhui qui poussait des gens dans la rivière chaque année était presque désert.

A ce moment-là, Chang Geng trouva Gu Yun, qui l’avait traîné à l’extérieur – ainsi que ses compagnons dynamiques, Ge Pangxiao et Cao Niangzi – totalement incompréhensible. Il serra la main glacée de Gu Yun, essayant de le réchauffer autant qu’il pouvait, tout en gardant un œil sur ces deux enfants de la campagne qui restaient bouche bée devant tout ce qu’ils voyaient. Son attention était tournée dans cinq directions à la fois – c’était un anxieux de nature.

Un long cri, à mi-chemin entre celui d’un aigle et d’une grue, retentit haut dans les airs, et la foule applaudit.

- Le cerf-volant rouge !

- Regardez, le premier cerf-volant rouge s’envole !

En un lieu aussi vital que la capitale, juste aux pieds du Fils du Ciel, le trafic aérien était totalement interdit au-dessus de la ville. D’innombrables arcs parhéliques étaient installés sur les neufs portes de la ville. Quiconque osait approcher la capitale par les airs, même un Faucon Noir, pouvait s’attendre à être abattu à vue.  

La seule exception était le Réveillon.

Pour sortir de la Cité Impériale, il y avait une grande route qui traversait la capitale jusqu’aux abords de la ville. Au bout de cette avenue se trouvait le symbole des Plaines Centrales – le Pavillon des Cerfs-volants. Selon la légende, lorsque les marins occidentaux avaient traversé l’océan pour la première fois et étaient arrivés dans les Plaines Centrales, ils ne connaissaient que deux lieux célèbres : le Palais Impérial et le Pavillon des Cerfs-volants.

Le Pavillon des Cerfs-volants n’était pas qu’un simple pavillon. Se servant de l’argent alloué au budget militaire, l’ancien empereur avait ordonné la construction de cet immense édifice durant la vingt-et-unième année de Yuanhe – un endroit où accueillir les visiteurs originaires des quatre coins du globe. Il s’agissait d’une structure impressionnante, divisée en une section nord et une section sud. La partie nord consistait en une rangée de hautes tours surmontées d’une coupole, surnommée « Grand Point de Vue de Yunmeng », tandis que la partie sud était composée d’une grande plateforme. En privé, certains l’appelaient cyniquement « Plateforme Dressée vers la Lune » – bien que, de toute évidence, personne n’ose l’appeler ainsi en public. A la place, les gens la surnommaient généralement « Piste aux Cerfs-volants ». Les sections nord et sud se faisaient face, symbolisant la terre carrée surmontée du ciel rond, à l’opposé du Palais Impérial.

Chaque année, lors du Réveillon, la Piste aux Cerfs-volants devenait l’épicentre de la capitale. De célèbres courtisans et acteurs de passage se pliaient en quatre pour avoir la chance de chanter une chanson au sommet de cette noble scène, et une mer de spectateurs s’amassait à sa base. Les terrasses d’observation du Grand Point de Vue de Yunmeng se remplissaient également d’une multitude de fonctionnaires et de nobles. Et, après six heures moins le quart, vingt cerfs-volants rouges décollaient de la Piste aux Cerfs-volants.

Les cerfs-volants rouges fonctionnaient de la même manière que les cerfs-volants géants dont on se servait à la frontière. Mais, alors que d’innombrables barbares se seraient recroquevillés à la vue d’un cerf-volant géant, le cerf-volant rouge n’était rien de plus qu’un véhicule de croisière. Ils étaient conçus comme des bateaux, avec une carpe rouge flamboyante gravée à la proue et à la poupe. Chaque cerf-volant volait à l’aide de quatre-vingt-un ailerons enflammés, et le corps des vaisseaux était amarré à la Piste aux Cerfs-volants à l’aide d’une corde spéciale, aussi transparente que la soie d’araignée.

Lorsque les ailerons enflammés s’allumaient, une vingtaine de cerfs-volants rouges étaient suspendus en l’air telles de gigantesques carpes écarlates, ondulant tels des saules sous la brise. La vue depuis ces hauteurs était imprenable. Sur le pont de chaque cerf-volant se trouvait une cabine privée fermée, entourée d’une terrasse d’observation extérieure. Des commandes de boissons et de nourriture pouvaient être envoyées via cette corde similaire à une toile, et les personnes présentes sur le pont des cerfs-volants pouvaient voir la ville s’embraser de lumière, les murs rouges et zones interdites du palais étalées sous leurs yeux.

Gu Yun conduisit les trois enfants le long du petit chemin qui longeait la Piste aux Cerfs-volants comme s’il l’avait fait un millier de fois. Le garde qui travaillait cette nuit sursauta lorsqu’il reconnut Gu Yun et essaya de faire une révérence avant que Gu Yun ne l’arrête d’un geste de la main.

- J’emmène juste ces enfants jouer, nul besoin de formalités. Avez-vous vu le Général Shen ?

Le préposé au feu accourut vers eux.

- Monseigneur, par ici. Le Général Shen vous attend sur le cerf-volant.

Gu Yun acquiesça calmement en réponse mais, intérieurement, il était impressionné. Il voulait simplement emmener Chang Geng et les autres assister aux festivités – il ne s’était pas attendu à ce que Shen Yi soit aussi infaillible et leur réserve véritablement un vaisseau !

Les yeux de Ge Pangxiao manquèrent de s’exorbiter tandis qu’il fixait les cerfs-volants rouges. Talonnant Gu Yun, il demanda :

- Monseigneur, est-ce qu’on va monter au ciel ?

- Pas la peine de se presser ; tu peux encore attendre quelques décennies pour ça. On part juste en éclaireurs, aujourd’hui.

En les entendant s’échanger des meilleurs vœux aussi saugrenus en ce soir de Réveillon, Chang Geng eut envie de leur colmater la bouche.

L’intérieur de la cabine privée du cerf-volant rouge était aussi chaud qu’une source. Dès que Gu Yun entra à l’intérieur, il se débarrassa de la cape de Chang Geng et la posa sur le dossier d’un fauteuil. Shen Yi avait déjà commandé suffisamment de nourriture pour recouvrir la table, et il y avait même quelques beaux jeunes hommes et femmes prêts à les servir de chaque côté. Les plus audacieux d’entre eux observèrent le Marquis Gu à la dérobée. Scannant les alentours, Gu Yun fut surpris – Shen Yi était pédant de nature ; même les peintures occidentales suffisaient à lui souiller les yeux. Il s’acharnait comme un beau diable pour maintenir son image pudibonde. Alors pourquoi n’avait-il pas congédié cette foule de jolies choses ?

Gu Yun lança un regard interrogateur à Shen Yi. Shen Yi se pencha pour murmurer à son oreille :

- Lorsque le Prince Wei a entendu dire que vous cherchiez à réserver un cerf-volant rouge, il a insisté pour vous donner ce vaisseau.

Après avoir entendu cela, Gu Yun ne dit rien pendant un moment, la mine impassible.

Le préposé au feu était plein de sollicitude, et il vint lui demander :

- Monseigneur, dois-je allumer le feu ?

Gu Yun resta silencieux un instant, puis acquiesça.

- Allez-y – oh, j’oubliais ; faites entrer tous nos frères qui montent la garde sur la terrasse d’observation pour le dîner du Réveillon. Il n’y a aucun étranger, aujourd’hui, alors inutile de faire des manières.

Le préposé au feu accepta son ordre et sortit respectueusement du cerf-volant rouge, sautant sur la plateforme sous-jacente avant de diffuser le message. Plusieurs soldats du Bataillon de Fer Noir entrèrent peu après, offrant un salut expert et courtois.

- Monsieur !

L’aura glaciale émanant du fer noir qu’ils portaient s’infiltra dans la chaleur envoûtante de la pièce, dispersant l’atmosphère voluptueuse qui régnait à l’intérieur. Gu Yun observa les serviteurs, qui avaient eu le bon sens de battre en retraite, du coin de l’œil. Une fille particulièrement belle lui lança un regard séducteur tandis qu’elle s’en allait. Gu Yun lui sourit en retour, regrettant que, avec trois enfants sur les bras, ces divertissements nocturnes soient limités à de tels coups d’œil.

Shen Yi toussota d’un air moralisateur, et Gu Yun détourna les yeux, comme s’il n’y avait aucun problème. Il joua le rôle du citoyen modèle et râla :

- Quel âge a le Prince Wei, déjà ? Et il se comporte toujours de manière aussi inappropriée.

Le sourire de Shen Yi n’atteignait pas ses yeux.

- Haha.

Heureusement, les trois garçons avaient été attirés par les ailerons enflammés qui s’étaient allumés tout autour du cerf-volant rouge, et ils regardaient à l’extérieur, pressés contre de le rebord de la fenêtre. Ils n’avaient pas remarqué les sous-entendus salaces échangés par les adultes présents dans la pièce. Les ailerons enflammés crépitaient et bourdonnaient, et une vague de chaleur frappa les trois garçons en plein visage, faisant vibrer l’encadrement de la fenêtre. Chang Geng sentit le sol vaciller sous ses pieds et s’agrippa instinctivement au rebord de la fenêtre pour garder l’équilibre tandis que Cao Niangzi poussait un cri. Le cerf-volant rouge trembla légèrement, puis s’éleva dans le ciel.

A sept heures du soir, des feux d’artifice furent lancés du sommet de la Piste aux Cerfs-volants, emplissant l’air qui séparait les vingt cerfs-volants rouges de couleur. Même la soie d’araignée qui les maintenait connectés à la plateforme fut nimbée d’un rouge orangeâtre. La Piste aux Cerfs-volants s’éleva dans les airs, des rouages en fer cliquetant sous sa surface, et une danseuse vêtue de rouge et tenant un pipa[1] se mit à chanter.

Existait-il un spectacle plus resplendissant sur la terre comme au ciel ?

 

***

 

Shen Yi ouvrit une bouteille de vin de raisin et en servit un verre à Gu Yun.

- Il provient du premier tribut annuel après la répression de la rébellion des Régions Occidentales. Un délicieux vin de raisin dans une coupe de jade brillant – un vin conçu pour les champions. Goûtez donc.

Gu Yun fixa un instant cette coupe de jade, l’expression indéchiffrable. Il prit la coupe, avala une gorgée, puis la reposa. Il n’y avait aucun problème avec le vin, mais un arrière-goût amer lui avait assailli la bouche.

- Laisse tomber, je n’arrive pas à m’y habituer. Buvons plutôt du vin de Shaoxing[2]. On dirait que je ne suis pas un champion, mais un singe… Eh, vous tous, asseyez-vous, ne vous occupez pas d’eux, ils ont mangé à la maison, laissez-les jouer.

Tandis qu’il parlait, sa vue commença à se troubler. Il baissa promptement les yeux, se pinçant l’arête du nez. C’était un signe – le médicament qu’il avait pris quelques jours plus tôt n’allait bientôt plus faire effet. Ses bienfaits mettaient moins d’une heure pour disparaître, et sa vision était généralement touchée avant son ouïe. Shen Yi réalisa ce qu’il se passait à la seconde où il aperçut le subtil mouvement de Gu Yun.

- Monsieur ?

- Ce n’est rien.

Gu Yun secoua la tête et prit une coupe de vin avant de porter un toast à la tablée.

- Vous tous ici présents aujourd’hui êtes les meilleurs guerriers de l’empire du Grand Liang – on n’en trouve qu’un comme vous parmi des milliers. Mais sous mon commandement, vous n’avez reçu ni honneurs ni richesses, ni profits ni pouvoir. Vous avez mené une vie pauvre et difficile aux frontières, mais n’avez gagné qu’un maigre salaire. Tout le monde a subi un traitement démoralisant. Je dédie cette première coupe à tous nos frères ici présents.

Il vida la coupe, puis la remplit à nouveau, sans pause ni explication.

- Je dédie cette seconde coupe à nos frères restés dans les Régions Occidentales. Je les y ai emmenés sans la moindre prudence, et j’ai échoué à les ramener chez eux…

- Monsieur, l’interrompit Shen Yi, c’est le Nouvel An. Ça suffit.

Gu Yun lui sourit et laissa tomber le sujet. Il vida sa seconde coupe, puis la remplit à nouveau.

- Cette troisième coupe, dit doucement Gu Yun, je la dédie aux cieux qui nous surplombent et à la terre sous nos pieds – puissent les démons et les divinités faire preuve de bonté envers les âmes de nos camarades.

Chang Geng se tenait près de la fenêtre. A un moment donné, la splendeur de l’extérieur avait perdu sa capacité à retenir son attention. Il se retourna et fixa Gu Yun sans sourciller.

Il avait vu Gu Yun de bonne humeur et plein d’ardeur, il avait vu Gu Yun paresseux et apathique, mais il ne l’avait jamais vu lever son verre d’un air solitaire et le vider d’une seule gorgée. Cette facette de son parrain était pratiquement un étranger, pour lui. En y repensant, Gu Yun n’avait jamais perdu son sang-froid devant lui et avait rarement fait preuve de fatigue ou de mécontentement. Il était toujours taquin, aimable bien qu’agaçant. C’était comme si, à l’exception de cette face-là, aucune autre de ses expressions ne méritait d’être montrée à Chang Geng. Car il n’était rien de plus qu’un enfant impuissant.

Chang Geng songea soudain qu’il devait devenir fort, et ce dès que possible.

A cet instant, Ge Pangxiao se retourna et cria :

- Monseigneur ! Général Shen ! Les étrangers ont amené un troupeau d’animaux qui dansent ! Regardez !

 

 

[1] Instrument de musique à cordes pincées traditionnel chinois, de la famille du luth.

[2] Vin de riz.

 

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