Chapitre 19 : Vérité et mensonges
La brise caressa la chaude nuit d’été, tandis que la lune était suspendue au-dessus des cimes luxuriantes.
Xiao Chiye était en excellente forme, aussi le courant d’air lui donna-t-il rapidement chaud. A cet instant, il devint irritable. Il regarda fixement Shen Zechuan tandis que ce dernier descendait les escaliers.
- Alors comme ça, le Temple Zhao Zui peut encore purifier les cœurs et les désirs et changer les tempéraments, dit-il.
Shen Zechuan congédia le serveur et dit :
- Je suis le meilleur quand il s’agit de prendre sur soi.
Xiao Chiye accepta le thé du serveur pour se rincer la bouche. Ensuite, il s’essuya la bouche et dit :
- Essaye au moins de faire un travail décent, si tu veux te racheter. Tu ne sais probablement même pas comment épeler ces trois derniers mots.
- On se prête tous au jeu pour s’amuser, dit Shen Zechuan en s’essuyant les mains et en lui souriant. Pourtant, tu l’as pris au sérieux.
Xiao Chiye ne le regarda pas. Il se contenta de jeter le mouchoir sur le plateau et dit :
- Le spectacle est terminé. Qui pourrait bien y croire ? Quelqu’un devait jouer ce rôle-là, pas vrai ? Moi, Xiao Ce’an, j’étais parfait pour le remplir. Est-ce que tu as apprécié de regarder, toi aussi ?
- La lame est un trésor.
Les yeux de Shen Zechuan s’aventurèrent vers le bas. Xiao Chiye leva la main pour bloquer sa vue et dit :
- Mais pas la personne ?
L’une des lanternes s’éteignit à l’étage. Shen Zechuan soupira et dit :
- Que suis-je censé répondre à cela ? C’est plutôt inapproprié.
- Tu as l’œil.
Xiao Chiye déplaça sa main et le regarda avec cruauté et férocité.
- Peu de gens savent reconnaître une bonne épée.
- L’homme en lui-même est précieux, dit Shen Zechuan pour abonder dans son sens. Alors, naturellement, tout ce qu’il porte est de qualité. Même un chat aveugle peut trébucher sur une souris morte[1]. Je ne faisais que deviner.
- Pourquoi est-ce que quand tu me complimentes, demanda Xiao Chiye, j’ai l’impression d’avoir vu un fantôme ?
- Tu ne reçois pas souvent de compliments, hein ?
Shen Zechuan le réconforta et dit :
- Je n’ai même pas encore exprimé mes éloges les plus sincères.
Les gens autour d’eux s’étaient tous dispersés. Xiao Chiye dit sur un ton mitigé :
- Tu sais endurer.
- Les grands plans sont ruinés par le manque de patience. Il y a encore beaucoup de mes capacités qui restent à découvrir, dit Shen Zechuan en souriant. Ne sois pas si pressé.
- Les grands plans, dit Xiao Chiye. Qudu n’est pas si grande. Pour quoi d’autre peux-tu bien t’escrimer si ardemment ?
- Je disais simplement ça comme ça.
Shen Zechuan s’interrompit et regarda affectueusement Xiao Chiye.
- Et tu l’as vraiment cru. Second Jeune Maître, je n’aurais vraiment pas sur dire que tu étais du genre naïf et candide.
- Je ne suis qu’un jeune maître frivole qui tire au flanc en buvant, en dînant et en attendant de mourir, dit Xiao Chiye. Comment pourrais-je savoir à quel point le monde est perfide ? Il y a même des gens comme toi pour m’embobiner.
- C’est ma faute, dit Shen Zechuan en faisant un pas en avant. J’ai vu à quel point tu étais pitoyable une fois tes serres et tes crocs muselés. Tuer avec ta lame ce soir a dû être extrêmement gratifiant, pour toi.
- Un petit peu, dit Xiao Chiye en levant la jambe pour couper la route à Shen Zechuan. Où vas-tu ? Nous n’avons pas encore fini de parler.
- Je te raccompagne jusqu’à ta résidence, dit Shen Zechuan. Tu m’as aidé à me sortir d’une situation difficile, ce soir. Je suis tellement reconnaissant que je pourrais en verser des larmes. Je ne pourrai jamais te revaloir cette gentillesse.
Xiao Chiye sourit et dit :
- Tu es tellement plein de mensonges. Tu as dû berner un sacré nombre de personnes, hein ?
- Très peu se sont laissé avoir, dit Shen Zechuan en regardant en arrière. Un homme doit toujours raconter quelques mensonges, comme « j’ai beaucoup d’argent », ce genre de choses.
Xiao Chiye retira sa jambe et dit :
- Je ne suis rien, comparé à toi.
- Tu vois, dit doucement Shen Zechuan. Tu es de nouveau poli.
Il était tout simplement impossible de discuter avec cet homme. Car il était impossible de dire lesquels de ses mots étaient la vérité, et lesquels étaient des mensonges. Chaque phrase était comme la surface d’une eau trouble. Même s’il la contournait, il ne pouvait absolument rien en tirer.
Xiao Chiye se retourna et siffla pour demander son cheval.
- C’est à cause de l’incident de ce soir que tu me parles comme si nous étions proches, dit-il. Tout le monde est parti, maintenant. Il est inutile de continuer à faire semblant.
- Que puis-je faire, dans ce cas ?
Shen Zechuan ramassa la lanterne et le regarda avec douceur et docilité.
- Te mordre une deuxième fois ?
Xiao Chiye se rapprocha promptement et dit avec aisance :
- Tu t’es servi de ta chair mortelle pour ensorceler les autres. Qu’essayes-tu de me faire penser en me regardant comme ça ?
Imperturbable, Shen Zechuan lui dit d’une voix douce :
- Je suis né avec une paire d’yeux si expressive.
Xiao Chiye se servit de son fouet pour le tendre en direction de la zone située entre les deux sourcils de Shen Zechuan sans la toucher. Il dit d’un ton moqueur :
- Ces yeux sont vraiment gâchés. Tout ce qu’ils renferment, ce sont des machinations.
- Je suis né pour être un être inférieur.
Shen Zechuan leva les doigts et repoussa lentement le fouet.
- Si je ne fais aucune machination, dit-il, comment suis-je censé m’amuser ?
- Ce que j’ai fait ce soir, c’était pour moi, dit impitoyablement Xiao Chiye. Ne va pas t’imaginer que c’était parce que tu m’intéresses.
- La lune est si belle, ce soir, dit Shen Zechuan. Pourquoi faut-il que tu gâches l’ambiance et m’empêches de l’imaginer ?
Xiao Chiye bondit sur son cheval et le regarda un instant en tenant les rênes. Il dit d’un ton frivole :
- Je crains que tu ne te jettes sur moi en raison de cet acte de gentillesse, et ne me tapes sur les nerfs avec toutes ces larmes et ces gémissements.
- Est-ce que tu as trop bu ? insinua Shen Zechuan. Tu es vraiment incorrigible.
- Qui sait ? dit Xiao Chiye. Ce n’est pas comme si tu n’avais jamais fait ce genre de scènes déraisonnables, auparavant.
La nuit devint silencieuse.
Xiao Chiye détourna les yeux. Il pouvait considérer cela comme une petite victoire. Il éperonna son cheval sur quelques pas, lorsqu’il entendit brusquement l’homme derrière lui dire avec un sourire :
- As-tu trouvé ce que tu cherchais, il y a cinq ans ?
Xiao Chiye regarda brusquement en arrière et freina instantanément son cheval. Il ordonna d’une voix glaciale :
- Rends-moi la bague de pouce.
Shen Zechuan l’observa, mais Xiao Chiye trouva l’expression dans ses yeux mauvaise.
- Tu veux la bague de pouce ? demanda Shen Zechuan. Facile. Aboie deux fois comme un chien, et je te la rendrai.
Le faucon descendit et se posa sur l’épaule de Xiao Chiye. En accord avec son maître, il lança un regard glacial à Shen Zechuan. Ils étaient au cœur de la nuit. Un veilleur[2] anonyme frappa son clapet et souffla brusquement la lanterne dans la main de Shen Zechuan. La rue fut plongée dans les ténèbres.
***
Ce n’est que plusieurs jours plus tard que Li Jianheng osa se montrer devant Xiao Chiye. Il fut surpris de découvrir que la colère de Xiao Chiye n’avait pas encore diminué. Des fragments de glace continuaient à s’éparpiller autour d’eux tandis qu’ils écoutaient la musique, effrayant tellement ces demoiselles délicates à la peau douce qu’aucune n’osa venir les servir.
Li Jianheng tint sa tasse de thé dans ses mains pour se protéger et murmura :
- Etes-vous encore en colère ?
- Nan, dit Xiao Chiye en mâchant bruyamment la glace.
Les cheveux de Li Jianheng se dressèrent sur sa nuque lorsqu’il entendit ces crissements.
- L’automne approche à grands pas, dit-il, alors ne mangez pas de la glace comme ça. C’est plutôt terrifiant.
- Une énorme cave pleine de glace est préparée chaque année. Ce serait du gâchis de la laisser là.
Xiao Chiye leva ses deux jambes et s’inclina en arrière.
- Dans ce cas, je vais vous dire quelque chose de joyeux.
Li Jianheng ne put s’empêcher de se pencher en avant.
- Ce Feng Quan. Savez-vous de qui il s’agit ?
- Qui ?
- Vous souvenez-vous de cette petite demoiselle dont je vous ai parlé ? dit Li Jianheng avec un sourire radieux et un regard fuyant. Feng Quan est son petit frère. Elle a désormais gagné les faveurs de Pan Rugui, alors comment Pan Rugui aurait-il pu ne pas promouvoir Feng Quan ? Ce Feng Quan est un sacré beau parleur. Il a même amadoué Ji Lei jusqu’à ce que Ji Lei soit aux anges et veuille le prendre comme son fils !
- D’après ce que je peux voir…
Xiao Chiye soutint sa tête d’un bras et jeta un coup d’œil à Li Jianheng.
- Vous avez vraiment jeté votre dévolu sur cette petite demoiselle.
- Bien sûr, dit Li Jianheng. Par conséquent, l’incident de ce jour-là a été entièrement manigancé par ce bâtard de Ji Lei. Etant son fils, comment Feng Quan pourrait-il oser défier les ordres de son père ?
- Alors vous êtes en train de me dire que vous voulez que je le laisse s’en sortir ? demanda Xiao Chiye.
Li Jianheng était un homme souple qui ne possédait pas les aspirations attendues chez les descendants du clan impérial. Il s’empressa de glisser de son fauteuil et s’accroupit devant Xiao Chiye pour l’implorer.
- Mon ami, je vous en prie, pour une fois, laissez-le s’en sortir pour le bien de mon idylle. De plus, ne lui avons-nous pas fait manger sa viande jusqu’à ce qu’il vomisse ? C’est l’homme de Pan Rugui, après tout. Il n’est pas bon de ne pas lui laisser un peu de dignité. Il ne s’est passé que quelques jours, depuis l’incident de Xiaofuzi. Sa Majesté nous surveille encore.
Xiao Chiye le fixa brusquement. Il se redressa et demanda :
- Est-ce que vous l’avez touchée ?
Li Jianheng marmonna.
- Vous avez touché la femme de Pan Rugui juste sous son nez ? demanda Xiao Chiye.
- Si c’était un vrai homme, je ne l’aurait pas fait, dit Li Jianheng en se relevant avec réticence. C’est juste un vieil eunuque avec quelques petits tours pour revigorer les choses. Il tabasse une délicate et ravissante beauté à longueur de journées jusqu’à ce qu’elle pleure ! Cette beauté était à moi, à l’origine. Si vous étiez à ma place, vous le feriez, vous aussi, non ?!
Exaspéré par l’échec de Li Jianheng de se montrer à la hauteur, Xiao Chiye dit :
- Non !
Li Jianheng l’implora de nouveau :
- Ce’an, nous sommes amis ! Est-ce vraiment un si gros problème ? Hein ? Contentez-vous de fermer les yeux. Si vous laissez Feng Quan tranquille, je vous donnerai autre chose avec lequel vous amuser !
Xiao Chiye s’adossa de nouveau contre sa chaise et ne dit rien.
Si Pan Rugui entendait parler de cet incident, l’épisode de Xiaofuzi ne serait rien en comparaison. Ce vieux chien réfléchissait assurément à un moyen de les tuer tous les deux. La seule promotion de Feng Quan suffisait à montrer à tout le monde à quel point il adorait cette femme.
Pan Rugui avait déjà soixante-cinq ans. Il n’avait pas de fils biologique, et aucune des jolies femmes qu’il avait eues à ses côtés ces dernières années n’était restée suffisamment longtemps. S’il considérait véritablement cette femme comme son épouse ou sa concubine, alors il pourrait bien oser découper Li Jianheng à mort.
Xiao Chiye écouta les jérémiades incessantes de Li Jianheng et dit :
- Puisque vous avez osé faire une chose pareille, est-ce que ça signifie que vous avez déjà réfléchi à un plan ?
Li Jianheng s’assit sur le tapis et baissa la tête pour examiner son éventail en bambou Moso. Il dit d’une petite voix :
- … Pas vraiment… C’est simplement que j’ai entendu dire que… entendu dire que Pan Rugui a un jour eu un gigolo. Tout ce que j’ai à faire, c’est lui en envoyer un pour qu’il joue avec, pas vrai ?
- Il n’y en a pas beaucoup qui pourraient surpasser votre jeune beauté, n’est-ce pas ? demanda Xiao Chiye.
Li Jianheng était sur des charbons ardents et n’osait pas le lui cacher. Il dit :
- Dernièrement, un certain nombre de personnes ont posé des questions sur ce… Shen Lanzhou.
- Des questions ?
- Sur son prix, et s’ils pouvaient se permettre de l’élever.
En voyant le visage inexpressif de Xiao Chiye, Li Jianheng s’empressa d’attraper son fauteuil et dit :
- L’argent n’est pas un problème. Mais je n’ose pas aller le chercher. S’il venait à prendre des mesures désespérées après avoir été acculé… Ce’an, aidez-moi, pour cette fois ! Vous devez simplement l’envoyer à Pan Rugui. Une fois le travail terminé, je lui donnerai de l’argent ! Voire même de l’or !
Xiao Chiye posa ses mains sur ses genoux en silence. Pensant qu’il y avait de l’espoir, Li Jianheng répéta :
- Ne haïssez-vous pas Shen Wei ? Cette fois, quand vous lui aurez réglé son compte, Shen Zechuan n’osera plus jouer les gros bras devant vous, à l’avenir ! Pensez-y. S’il ne meurt pas, il sera capable de reprendre les choses en main. Mais s’il s’avère qu’il se retrouvait impliqué dans une affaire aussi louche, à Qudu, il vivrait une vie pire que la mort ! De plus, l’Impératrice Douairière ne songe-t-elle pas également à…
- Je pensais que vous vous serviez de votre cerveau, lorsque vous parliez, dit Xiao Chiye en étirant lentement ses jambes. Il s’avère qu’il n’y a que de la putain de bouillie, là-dedans.
- Ce’an, Ce’an !
En le voyant partir, Li Jianheng souleva l’ourlet de sa robe et le poursuivit à travers la porte.
Xiao Chiye sortit du bâtiment et monta sur son cheval. Sans même un regard en arrière, il s’en alla.
Même s’ils laissaient Shen Zechuan devenir le plaisir interdit de Pan Rugui, Pan Rugui oserait-il seulement l’accepter ? Cet homme était l’homme que l’Impératrice Douairière continuait à surveiller dans l’intention de le protéger. Si Pan Rugui osait le prendre, il scierait la branche sur laquelle il était assis. Li Jianheng avait perdu l’esprit !
Mais, si Li Jianheng avait vraiment osé faire ça…
Si Li Jianheng avait vraiment osé faire ça…
Comment oserait-il brusquement faire ça ?
***
Shen Zechuan sortit du travail. Il venait juste d’ôter son laissez-passer et de passer la porte lorsqu’il vit l’excellent et magnifique étalon de Xiao Chiye. Il descendit les escaliers et demanda :
- Tu es là pour demander que je te rende ta bague de pouce ?
Xiao Chiye brisa une branche recouverte de feuilles et la plaça entre ses dents. Il le regarda pendant un moment et dit :
- Nous sommes en pleine journée, et tu n’es toujours pas sérieux ? Rends-la moi. Arrête de me raconter des conneries.
- Tu n’étais pas aussi irascible, l’autre soir, dit Shen Zechuan en levant les yeux vers le ciel. Ce serait trop humiliant pour le Gouverneur Général, si tu devais te tenir là et aboyer comme un chien. Ce qui signifie que tu n’es pas ici pour la bague de pouce. Alors quel est le problème ? Crache le morceau.
- N’es-tu pas parfaitement conscient du problème ?
Xiao Chiye s’assit sur un rocher en se servant de ses longues jambes pour soutenir ses coudes et ses bras.
- Le Prince Chu voulait faire passer un sale quart d’heure à Xiaofuzi, et tu as réussi à en avoir vent depuis l’intérieur de ton temple. J’ai oublié tout ça à la seconde où j’ai été préoccupé par autre chose. Mais, maintenant que j’y pense, tu as dû planter un homme à ses côtés, n’est-ce pas ? Si ce n’était pas un informateur, alors c’était l’instigateur qui lui a dit de le faire.
- Si j’étais aussi compétent, dit Shen Zechuan, je n’aurais pas été réduit à élever des éléphants.
- Qui sait s’il s’agit de la vérité ou d’un mensonge ?
Les yeux de Xiao Chiye étaient froids et distants.
- Tu dois me faire un compte-rendu détaillé afin que je puisse décider si je le crois ou non.
[1] Dicton chinois signifiant avoir beaucoup de chance.
[2] Les veilleurs nocturnes patrouillaient dans les rues la nuit avec un clapet en bois ou un gong et un maillet qu’ils faisaient régulièrement retentir pour rappeler l’heure aux retardataires et pour surveiller les risques d’incendie dus aux lanternes.
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